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Résumé (Biographie d’Assou, un haut dignitaire du royaume de Sahé (1704-1733))

Arthur Vido§

Résumé : Cet article retrace la vie et l’œuvre d’Assou, un grand dignitaire du royaume de Sahé. À partir des récits laissés par quelques voyageurs européens des XVIIe et XVIIIe siècles, l’auteur nous décrit un bel homme de grande taille, avec un esprit positif. Généreux et loyal, il est très attentif aux soins de sa famille. Pour le compte du pouvoir royal, il s’occupe des relations extérieures et est dans l’intimité du monarque. Ministre très influent, il a droit aux honneurs publics et est adulé par les négociants français. À la mort du roi Ayisan le 8 octobre 1708, c’est lui qui fait introniser de force le jeune Houffon. Cependant, miné par des divisions internes, le royaume houéda est envahi en 1727 par les soldats du Danxomè. Assou entre alors en résistance et finit par perdre la vie le 15 juin 1733. La mort du roi des Houéda, survenue quelques jours après celle d’Assou est évocatrice de la complicité qui existait entre eux et des liens qui les unissaient. Répondant ainsi aux plaintes enregistrées de nos jours du fait de la perte des valeurs dans la société béninoise, cette étude matérialise par l’écrit la mémoire d’un personnage marqué par la bravoure, le patriotisme, l’effort du progrès collectif et l’esprit d’abnégation.

Mots-clés : Biographie, Assou, dignitaire, royaume de Sahé.

Abstract: The author traces the life and work of a great dignitary of the Kingdom of Sahé named Assou. Thanks to the stories left by some European travelers of the seventeenth and eighteenth centuries, he describes a handsome tall man, with a positive spirit. Generous and loyal, he is very attentive to the care of his family. On behalf of the royal power, he deals with external relations and is in intimacy of the monarch. A very influential minister, he is entitled to public honors and is adulated by French merchants. On the death of King Ayisan on October 8, 1708, it was he who forced the enthronement of young Houffon. However, undermined by internal divisions, the Houeda Kingdom was invaded in 1727 by the soldiers of Danxomè. Assou then enters into resistance and ends up losing his life on June 15, 1733. The death of the king of the Houeda, which occurred a few days after that of Assou is evocative of the complicity that existed between them and links that united them. Responding to the complaints recorded today because of the loss of values ​​and landmarks in Beninese society, this article materializes in writing the memory of a character marked by bravery, patriotism, the effort of collective progress and the spirit of self-sacrifice.

Keywords: Biography, Assou, civil servant, Kingdom of Sahé.

Introduction

L’historiographie béninoise est riche en études portant sur la biographie de certains personnages. Dans son mémoire de Maîtrise intitulé Biographie du roi Agaja, Adolphe Houénou décrit physiquement et moralement ce roi fon de la première moitié du XVIIIe siècle, avant de faire part de ses conquêtes et de ses relations avec les négriers européens. Dans Guézo : la rénovation du Dahomey, Joseph Adrien Djivo a publié la biographie de celui qui dirigea le Danxomè de 1818 à 1858. Quant à l’article écrit par Abiola Félix Iroko et intitulé Autour de l’identité de Toussaint Louverture, il présente et explique les différents prénoms et surnoms donnés à Toussaint Louverture. L’exercice a été fait par le même chercheur sur Gbèhanzin dans Anthroponymie et royauté : le cas de Béhanzin, qui présente les différents anthroponymes dont est issu le nom fort du monarque fon de la fin du XIXe siècle. Un ouvrage a été consacré à une haute personnalité du Bénin : Mathieu Kérékou. C’est à travers le livre Le président Mathieu Kérékou : un homme hors du commun que Félix Iroko a tracé le portrait de cet homme. Il y a été également question de son enfance, de son parcours scolaire, de sa carrière militaire et de son apparition sur la scène politique à partir du 26 octobre 1972.

Si ces publications ont l’avantage de sortir des sentiers battus, elles ne traitent cependant que de personnalités bien connues, ignorant de fait que la renommée de ces dernières n’est pas due qu’à leurs seules actions et compétences. En réalité, il y a toujours des personnes dans l’ombre qui aident d’autres à être des hommes de prestige. Cette étude se propose donc de faire connaître Assou, un de ces personnages qui a été un haut dignitaire houéda de la première moitié du XVIIIe siècle.

1704 équivaut ici à l’année au cours de laquelle apparaissent les premières informations sur Assou. Quant à l’an 1733, il correspond à la fin de sa vie sur terre. Son décès est survenu à la suite de plusieurs combats de résistance qu’il dirigea aux côtés de Houffon.

Notre travail s’est effectué sur la base des comptes rendus de voyage des négriers européens des XVIIe et XVIIIe siècles. Ces documents constituent, malgré leurs limites et insuffisances, de véritables mines d’informations à exploiter dans le cadre de l’histoire précoloniale des sociétés africaines. Dans l’ensemble, il s’agit de sources de première main dont les auteurs, venus sur nos côtes pour le commerce négrier, sont des témoins oculaires doublés de leur qualité d’excellents narrateurs. Il est question ici d’analyser le regard porté par les auteurs européens sur la vie et l’œuvre d’Assou.

La collecte et l’analyse des informations nous permettent d’aborder le sujet suivant trois parties. La première présente le personnage sous ses aspects physique et moral avant de parler de sa famille. La deuxième aborde les différents rôles joués par Assou à Sahé avant et durant la conquête du royaume par Agaja, en 1727. La troisième partie fait état des luttes menées par Assou en vue de reprendre Sahé des mains de l’envahisseur fon.

1. Le personnage

L’étude biographique d’Assou passe par une bonne connaissance de ses traits physique et moral. Sur ces points, des récits laissés par quelques voyageurs européens des XVIIe et XVIIIe siècles nous livrent d’importantes informations. Nous nous en sommes servi pour tracer son portrait et parler de sa famille.

1.1. Aspects physique et moral

Plusieurs négriers européens ont visité Sahé. Par exemple, l’Anglais Thomas Philips accosta à la rade de Gléhué le 20 mai 1694 et le Hollandais Guillaume Bosman, en 1697. Ils ont laissé des notes de leurs séjours. Cependant, leurs rapports ne font aucune mention d’Assou. Suivant nos recherches, la première mention faite d’Assou nous vient du corsaire français Jean Doublet de Honfleur. Ce lieutenant de Frégate sous le roi Louis XIV fit sa première visite des côtes de Gléhué le 27 septembre 1704.

La description d’Assou commence par la signification de son nom. Que signifie donc Assou ? Le silence des traditions orales houéda sur la quasi-totalité de l’histoire de leur royaume ne nous permet pas de connaître le sens ni les circonstances ayant été à la base de ce nom. La certitude est que dans nos traditions africaines, le nom donné à un nouveau-né n’est pas fortuit. Il résulte, soit des circonstances de sa naissance, soit de sa période de venue au monde, ou encore du rang qu’il occupe parmi les enfants. Dans ce cas-ci, nous ignorons tout des évènements liés au choix du nom. L’autre axe de réflexion consiste à supposer qu’Assou ne soit pas son nom de naissance mais un nom de fonction comme Aplogan ou Gogan. Que signifierait alors Assou ? À partir de quel roi la fonction aurait-elle été créée ? Le seul élément d’appréciation que nous avons est que les premières informations sur Assou commencent à partir de 1704, au cours du règne d’Ayisan (1704-1708). Est-ce ce dernier qui aurait créé cette fonction ? Aussi, en considérant que le nom soit une création des négriers, notamment français, que signifierait-il alors dans la langue française ? Il nous paraît vraisemblable que ce nom soit typiquement africain car nous savons qu’en fongbé, Assou désigne le mari, l’époux et ce dernier signifie Ossou en houédagbé. On peut aussi considérer qu’Assou soit une déformation française d’Ossou. Mais en considérant Assou au lieu d’Ossou, comment peut-on justifier le port d’un nom fon par un Houéda surtout qu’à cette époque, Sahé n’était pas encore conquis par Agaja ? L’hypothèse la plus vraisemblable est que son nom soit Ossou ou Ossue qui est d’origine houéda et par lequel Guillaume Snelgrave le désigne (136). Ainsi, le vrai nom de notre sujet serait Ossou et Assou ne serait qu’une déformation. En définitive, nous ne savons pratiquement rien de la signification de l’anthroponyme de ce personnage. Cela ne saurait nous empêcher de tracer son portrait.

Il faut tout d’abord rappeler que la présence d’Assou à Sahé est bien antérieure à 1704 parce qu’étant probablement né et ayant grandi dans ce milieu. Nous ignorons tout de son année de naissance et de son adolescence. Les renseignements que nous avons de lui commencent à partir de son entrée au palais, lorsqu’il fut nommé ministre ou haut dignitaire. Jean Doublet qui l’appelle Asson, le présente comme un homme « très bien de taille et d’esprit ». Il précise même que Assou est « un des plus beaux noirs que l’on puisse voir ayant de beaux traits, un nez bien fait, point les lèvres grosses, grands yeux et un beau front, d’une taille de cinq pieds 8 pouces et bien proportionné de corps et très poli et gracieux » (Bréard 254 et 258). Assou est alors une personne agréable à regarder. La description faite de lui par Jean Doublet révèle qu’il a une taille de cinq pieds huit pouces. Ces données permettent de déterminer la taille approximative d’Assou. En effet, « pied » et « pouce » sont des anciennes mesures de longueur. Un pied équivaut à 12 pouces alors qu’un pouce vaut 27 millimètres. Si Assou a 5 pieds 8 pouces, il aurait en tout 5 fois 12 pouces plus 8 pouces, ce qui fait 68 pouces. En considérant qu’un pouce vaut 27 millimètres, Assou mesurerait alors 1836 millimètres, soit 1,836 mètre. La taille d’Assou serait approximativement égale à 1,84 mètre.

Au cours de l’audience accordée à Jean Doublet par le roi Ayisan, Assou était présent et se chargeait des affaires qui liaient le palais aux Français. La sincérité et la loyauté dont faisait preuve Assou dans la gestion des affaires du pays ont amené le voyageur français à dire qu’il était un homme généreux. Ces propos sont partagés par un voyageur anonyme français du début du XVIIIe siècle qui décrit Assou comme le « le plus droit et le meilleur » des Africains (28). Aux dires des auteurs-témoins, Assou était une personne de bonne moralité que Jean Doublet appelle affectueusement « Notre capitaine Asson (Assou) » (Bréard 258).

Sur le plan vestimentaire, Assou, en tant que ministre à la cour, a une manière de s’habiller qui diffère de celle d’un simple citoyen. Celle-ci est constituée de la peau de bœuf dont la tête et les pattes avant sont enlevées, celles de derrière se joignent et servent à passer autour du cou. Ainsi, la peau de l’animal côtoie le sol (Anonyme 28). Assou porte cet insigne aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du palais. En étant beaucoup plus précis sur le sujet, Jean Doublet nous renseigne que les ministres ou dignitaires s’habillent très bien car : « ils portent une peau de veau dont les extrémités en sont ôtées, et la pend avec un cordon de cuir du bout où était la queue pendue à leur col, le poil, en dehors traînant de l’épaule gauche aux genoux » (Bréard 257). C’est la marque de leur supériorité et de leur grandeur si bien que : « lorsqu’ils passent par les chemins, les peuples se croupissent sur leurs talons et joignent leurs mains qu’ils frappent l’une contre l’autre très doucement en baissant la tête et se relèvent lorsque ce ministre (ces ministres) les a dépassés » (Bréard 257). 

C’est grâce à cette marque qu’on identifie l’homme dont certains membres de sa famille ont vécu, tout comme lui, à Sahé.

Portrait n° 1 : Le haut dignitaire Assou

Source : Portrait réalisé par Cyr Raoul Sehou-Houindo (2018).

1.2. Sa famille

            L’étude de la généalogie d’Assou commencera par ses géniteurs car les informations sur ses ascendants directs existent. Ces dernières portent uniquement sur son père. En effet, le Chevalier des Marchais nous informe qu’Assou offrit des sacrifices d’hommes et d’enfants afin d’obtenir la guérison de son père (Labat 274). Nous ne connaissons ni le nom du père ni sa fonction dans le royaume.

Son frère est le deuxième membre de sa famille dont nous parlerons. Les observations le concernant ont été faites par Jean Doublet de Honfleur. Le corsaire nous indique que le frère d’Assou est le grand sacrificateur du royaume : « Son frère n’est pas si bien fait ni poli quoique grand marabout » (Bréard 258-259). À Sahé, c’est le grand sacrificateur qui s’occupe de tout ce qui est religieux. Quel est son nom ? Des Marchais nous renseigne qu’il s’appelle Beti. C’est donc Beti, le frère d’Assou qui s’occupe des sacrifices faits aux divinités du royaume et c’est lui qui les invoque, sous la demande du roi, pour la prospérité du pays. Aussi, cette fonction, à Sahé, fait partie de celle ministérielle. Beti était, tout comme son frère, un ministre de la cour. Cela dénote de la place et de l’importance de la famille d’Assou au sein du royaume houéda.

La famille d’un homme n’est pas confinée dans les bornes de ses géniteurs et de ses frères. Ainsi, que sait-on par exemple de la vie matrimoniale d’Assou ? Combien de femmes avait-il eu ? Nul ne le saura avec exactitude. Cependant, la certitude est qu’il était un polygame car : « La coutume du pays autorise la polygamie à l’excès. Il est assez ordinaire aux Grands (capitaines ou ministres) d’y avoir plusieurs centaines de femmes et de concubines » (Snelgrave 3). De cette observation, il est clair que la polygamie était la norme à Sahé. Assou, en tant que ministre, était sans doute, un polygame. Le fruit d’une union polygamique ou monogamique est la mise au monde d’enfants. Et parlant d’enfants, Assou devrait en avoir eu un certain nombre. Cependant, les informations dont nous disposons ne parlent que d’un seul appelé Favory (Gayibor 906).

2. Le dignitaire et sa place dans le royaume

Assou a exercé plusieurs fonctions à la cour de Sahé. Il était toujours au service des rois dont il militait pour l’intronisation et luttait pour la protection du royaume. Il en a tiré profit en bénéficiant d’un statut prisé à l’époque. Cette partie du travail s’intéressera aux différentes tâches qu’il a exercées auprès des souverains avant la conquête de leur royaume.

2.1. Ses fonctions

À l’époque où Jean Doublet visitait Gléhué, Assou était déjà au Conseil de gouvernement du roi Ayisan. Il est donc possible de faire remonter sa présence dans les arcanes du pouvoir avant cette date. L’historien nigérian Isaac Akinjogbin nous indique qu’Assou avait été le leader du clan des ministres ayant soutenu l’intronisation d’Ayisan, qui était le fils cadet au détriment de son frère aîné (40). Pour y arriver, notre personnage avait reçu l’aide du ministre Aplogan et des négriers européens installés à Gléhué (Sogbossi 26). S’il est donc évident qu’il a soutenu et milité pour l’accession d’Ayisan au pouvoir, c’est dire qu’il a probablement appartenu au Conseil de gouvernement de son père et prédécesseur. Ainsi, Assou a été ministre sous au moins trois monarques houéda : Agbangla, Ayisan et Houffon. Il est donc clair que ses fonctions au sein du royaume remontent à une période antérieure à la venue du corsaire en 1704, même si nous ne saurions la dater ni préciser les fonctions qu’il a exercées. Nous ne savons pas avec exactitude les rôles joués par Assou du temps du roi Agbangla, mais il nous paraît évident qu’ils ne soient pas différents de ceux joués sous son successeur. Jean Doublet nous présente le personnage étudié comme le ministre de la marine (Bréard 254). Comme déjà mentionné plus haut, il se chargeait de recevoir et d’introduire les négriers européens au palais pour une audience avec le roi. À la suite de la visite du corsaire, le roi le convia à un dîner pour le lendemain. Là encore, intervint Assou qui le fit entrer au palais pour le repas. Cela dénote de la présence effective et de la fréquence d’Assou à la cour. C’est dire qu’il est très proche du souverain et l’assiste. Sa place régulière aux côtés du roi Ayisan ne souffre d’aucune contestation et elle est confirmée par un autre fait, qui prouve également toute l’importance de ce dignitaire dans le royaume. En effet, au cours du dîner, Assou était à table avec le roi et ses invités. Or Bosman nous dit qu’hormis les reines, aucune personne ne doit voir le roi manger (383). Seules ses épouses ont ce privilège. Pourtant, le corsaire fit remarquer qu’Assou avait partagé le repas avec eux. C’est un grand statut dont a bénéficié Assou sous Ayisan. Nonobstant, cette place ne le soustrayait pas du respect qu’il devait au souverain car il s’adressait à lui en étant toujours à genoux.

Assou s’exprimait agréablement en français sans être sorti du pays. Cette langue apprise aux côtés des négriers européens lui permettait de servir d’interprète à la cour royale (Bréard 254). En outre, il était chargé de prélever, pour le compte du roi, des coutumes et droits auprès des Français désireux de mener à bien leurs activités commerciales dans le royaume (Anonyme 28). Négociant avec probité pour les marchands européens auprès de son roi, Assou était considéré par des Marchais comme le protecteur de la nation française (Labat 71-72).

L’importance du personnage se retrouve également à travers la résidence qu’il possédait. Des Marchais nous renseigne que les habitations de la capitale n’avaient généralement qu’un seul niveau (Labat 232). Elles étaient construites en terre battue et couvertes de paille. Tous les sujets du roi avaient de telles résidences. Mais en dehors du roi, seul Assou avait une maison à deux niveaux et un canon devant celle-ci pour la protéger. C’était un privilège dont il bénéficiait en raison de son importance et son implication dans le développement des affaires du royaume. Son implication dans l’intronisation de Houffon pourrait aussi justifier ce privilège à lui accordé.

À la mort d’Ayisan le 8 octobre 1708, Houffon était encore un mineur et ne pouvait donc pas accéder au trône, conformément aux lois coutumières (Anonyme 33). En fait, ces lois prévoyaient qu’en cas de non désignation du prince héritier par le roi avant son décès, l’intérim devait être assuré par le Gogan jusqu’à ce que le Conseil du gouvernement n’élise le nouveau souverain. Elles ne statuaient pas sur l’accession d’un mineur au trône. Les ministres n’étaient pas unanimes quant à la solution à adopter. Assou et Aplogan militèrent pour l’intronisation du jeune Houffon. Deux clans apparurent donc et s’opposèrent. Pour faire passer son vœu, chaque clan usait de ses forces. Ainsi, le Gogan réunit 12 à 13 mille soldats derrière lui alors qu’Assou fut aidé par environ huit mille soldats et des marins européens. C’est fort de cela qu’Assou et ses partisans parvinrent à faire de Houffon le roi de Sahé (Akinjogbin 39-41). Tout cela confirme son rôle non moins négligeable et sa place dans le Conseil du gouvernement.

Ces oppositions et divergences d’intérêts au sein du pouvoir, conjuguées à d’autres évènements ne manquèrent pas d’ébranler le royaume qui fut conquis par Agaja en 1727.

2.2. La prise de Sahé en 1727

Les luttes intestines désorganisèrent le royaume de Sahé et le rendirent vulnérable. En effet, Snelgrave nous raconte que le jeune âge de Houffon lors de sa prise du pouvoir, fait qu’il ignorait tout des affaires du pays (4-6). Celles-ci étaient donc gérées par ses ministres durant plusieurs années. Chacun d’eux se comportait comme un « petit roi » et ne s’intéressait qu’à ses propres affaires, laissant ainsi de côté le bien-être du royaume. Cela entraîna la division au sein du Conseil et du peuple, puis permit la conquête du royaume. Dans le même ordre d’idées, Valère Sogbossi parle de l’attitude d’Aplogan, ministre et administrateur de la province de Gomè (28). Ce dernier a soumis son territoire à Agaja en 1726. Mais, il faut noter que les Houéda ont défendu leurs terres avant d’abdiquer. En effet, le sieur Ringard, capitaine du navire le Mars de Nantes, qui accosta à Gléhué le 3 mars 1727, assista à la résistance houéda dirigée par Assou. Selon le voyageur, Assou et deux autres dignitaires continuaient de lutter malgré la désertion d’un grand nombre de soldats devant l’ennemi (Law 321-328). Assou continua de défendre la capitale avant de fuir à son tour à cause de la supériorité militaire de l’adversaire. Ainsi, Agaja s’empara de la capitale, étape primordiale pour la prise de Gléhué. Quel fut le comportement des Houéda à la suite de la conquête de leur royaume ?

3. Assou et la résistance post conquête

La conquête fon a causé la destruction de la capitale du royaume houéda et la mort d’un grand nombre de personnes. Néanmoins, certains ont réussi à s’enfuir avec le jeune roi. D’après les recherches (Gayibor 898 ; Pliya 527 ; Soglo 71-73), Houffon ne dut la vie sauve qu’à une fuite précipitée vers l’ouest, traversant le lac Ahémé, accompagné d’un groupe important. Parvenus sur l’îlot boisé de Mitogbodji, les fugitifs installèrent les reliques de leurs ancêtres et les précieux objets de leurs cultes. L’endroit devint alors un véritable sanctuaire au milieu du lac. Mais son exiguïté et le souci de pureté autour des temples religieux conduisirent à la fondation de nouvelles localités comme Agatogbo, Akodéha, Houéyogbé, etc. Assou fut aux côtés de son roi en exil. En août 1729, Guillaume Snelgrave, de retour sur les côtes africaines, apprit que le roi déchu et Assou étaient dans les environs de Grand-Popo (131-132). D’après le voyageur anglais, les Houéda en fuite prirent des dispositions sécuritaires pouvant leur permettre d’être à l’abri de toute attaque. Le lac Ahémé derrière lequel ils s’étaient réfugiés les mettait hors de danger et leur permettait de mettre en place des stratégies pour reprendre leur royaume.

Lorsqu’Agaja conquit Sahé, non seulement il y installa une garnison mais pensa aussi pouvoir avoir un accès facile à Gléhué. Ce ne fut pas le cas car cette ville était protégée par les forts européens (Sogbossi 30). Cette situation permit au capitaine Assou et à plusieurs Houéda de mener la résistance. Ils reçurent l’aide des Sahouè avec qui ils formèrent une coalition (Gayibor 97). Après l’échec des différentes tentatives de réoccupation de Sahé menées par Assou, Houffon fit appel à l’alafin d’Oyo. Ne voyant pas d’un bon œil les conquêtes d’Agaja dans la région, celui-ci envoya ses troupes contre le Danxomè à partir de mars 1728. Face à un ennemi devant lequel il ne pouvait résister, Agaja se retirait régulièrement dans des cachettes sûres aménagées dans la brousse. À partir de 1729, les cavaliers yoruba firent de Kana leur quartier général d’où ils lançaient des attaques en direction des cachettes du roi fon (Gayibor 899-901). Affaibli, Agaja ne put donc plus contrôler ses possessions et affronter efficacement la résistance menée par les Houéda. Assou et ses partisans profitèrent pour faire des incursions régulières sur la ville de Gléhué. Voici le témoignage de Guillaume Snelgrave à ce sujet :

Peu à peu l’armée (fon) se trouva diminuée considérablement, ce qui encouragea le capitaine Ossue à quitter les îles, et à venir s’établir, avec beaucoup de ses gens, tout proche du fort français, qui est à environ quatre miles de Sabée (Sahé) : croyant que la grosse artillerie de la place serait bien capable de les protéger contre les insultes de ceux de Dahomè, au cas qu’ils osassent tenter quelque chose contre eux. (Snelgrave 135)

Mais, dès que le roi Agaja fut informé du retour des Houéda, il dépêcha une armée contre eux. Face à la menace fon, Assou et sa suite paniquèrent et décidèrent de se réfugier dans l’enceinte du fort. Un jour après, les troupes d’Agaja arrivèrent à Gléhué et assiégèrent aussitôt le fort. Malheureusement pour les réfugiés houéda, le toit de chaume qui couvrait les bâtiments du fort prit feu. L’incendie causa d’importants dégâts humains et matériels. Assou eut le temps de prendre la fuite et trouva asile chez les Anglais :

Cet accident alarma les Blancs, qui sachant qu’il y avait une grande quantité de poudre dans leur magasin, et ne voyant aucun moyen d’éteindre ni d’arrêter le feu, prirent le parti de s’enfuir au fort anglais (…) Mais les Noirs, qui ne connaissaient pas si bien dans quel danger ils étaient, souffrirent beaucoup quand le magasin vint à sauter : il y en eut plus de mille de tués, et une grande quantité de blessés, par ce malheur imprévu. Cependant, à la faveur de la fumée, et dans la confusion, le capitaine Ossue, et plusieurs de ses gens, gagnèrent le fort anglais. (Snelgrave 137)  

Assou et les autres survivants furent ainsi accueillis par le directeur du fort anglais d’alors, Testefole, qui les fit évader la nuit suivante. Pour s’être immiscé dans les affaires politiques locales, ce directeur fut enlevé par les soldats fon et mourut de façon tragique (Cornevin 259). D’autres affrontements ne manquèrent pas d’arriver. Suivant les écrits de Snelgrave, Assou était toujours à la tête de la résistance : 

Les autres à la tête desquels était le capitaine Ossue avec les troupes de Popo, voulaient hazarder (hasarder) une bataille. Pendant cette contestation, l’armée de Dahomè avançait toujours fièrement, mais le capitaine Ossue et le Général Popoe marchèrent à eux, avec une contestation aussi fière et aussi brave : ils attaquèrent même avec tant de vivacité leur aile droite, qu’ils le firent plier et ils les chassèrent devant eux, pendant quelques temps. (Snelgrave 149)   

Mais en 1730, un traité de paix fut signé entre Agaja et l’Alafin d’Oyo (Gayibor 905). Ce qui freina les ambitions de la coalition. Les raids d’Oyo sur le Danxomè furent interrompus. Le roi fon s’activa alors à protéger ses possessions houéda. En 1731, Houffon voulut négocier avec Agaja afin de réoccuper son territoire mais il se ravisa sur les conseils de Mynheer Hendrick Hertog, alors directeur du comptoir hollandais de Jèkin, qui lui promit son soutien. Plusieurs autres tentatives de réoccupation du royaume, conduites par Assou furent menées, mais échouèrent. Ces combats de résistance ont cependant ralenti le commerce négrier à Gléhué à cause de l’instabilité qui y régnait. L’intention d’Agaja de mener directement la traite avec les négriers blancs ne se concrétisa pas de sitôt. Il dut attendre l’affaiblissement de la résistance menée par Assou. Les négriers ont aussi subi les affres de cette résistance. En effet, d’après Joâo Basilio, directeur du fort portugais de Gléhué de 1728 à 1743, les troupes d’Assou, aidées par Hertog, ont pillé et tué deux négriers portugais qui allèrent vers le lieu de refuge de Houffon. Un autre qui alla accoster à la rade de Gléhué, fut également massacré (Verger 41).

C’est dans ce contexte d’affrontements armés qu’Assou décède le 15 juin 1733 (Gayibor 906-907). D’après une lettre datant du 29 novembre 1733 laissée par M. Levet qui assurait la direction du fort Saint-Louis de Grégory, le personnage étudié perdit la vie une vingtaine de jours après être tombé malade (Verger 166). Les documents consultés ne donnent pas d’informations relatives à sa maladie. Quant à Houffon, il mourut deux jours ou six semaines après Assou. La mort du roi des Houéda, survenue quelques jours après celle d’Assou est évocatrice de la complicité qui existait entre eux et des liens qui les unissaient.

Conclusion

Cette étude a permis de mettre en lumière le personnage Assou. Beau et mesurant environ 1,84 mètre de taille, il s’était toujours conduit en gentleman envers les négriers européens, qui ne tarissaient point d’éloges à son égard. Son engagement aux côtés des chefs locaux    a permis à son royaume d’être compté parmi les entités politiques de renom au début du XVIIIe siècle. Il a été ministre de la marine, interprète et défenseur de la cause des Français. Ces différentes fonctions lui ont permis d’avoir un statut enviable dans la société. La conquête du milieu houéda, à partir de 1727, n’émoussa pas ses ardeurs de toujours servir son jeune souverain Houffon. Pendant la guerre, il n’abandonna pas son roi. Il mena la lutte jusqu’à l’épuisement de sa force physique avant d’abdiquer. Suite à la prise de Sahé, il a suivi Houffon dans sa fuite et l’a aidé à mener la résistance dans le but de reconquérir son trône. Son engagement aux côtés de son roi est la preuve de son courage et surtout de sa grande loyauté.

Bien souvent, les personnalités les plus connues ne le sont que grâce à l’action de leur entourage constitué de gens peu ou mal connus. Une étude sur ces hommes et femmes de l’ombre constitue un terrain fertile en données utilisables sur lequel les historiens doivent s’aventurer.

Travaux cités

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Comment citer cet article :

MLA : Vido, Arthur. « Biographie d’Assou, un haut dignitaire du royaume de Sahé (1704-1733). »  Uirtus 1.2. (décembre 2021): 487-501.


§ Université d’Abomey-Calavi (Bénin), [email protected]

Abstract (Le corps des agents de maintien de l’ordre au Togo :création, réorganisations, rôles (1884-1946))

The objective of this article is to show how the emergence and
the formation of this socio-professional category accentuated the colonial
domination in Togo from 1884 to 1946. Indeed, it appears that to mark
their presence and to keep in obedience the colonized populations of
which one could fear an uprising, the colonial powers created a security
force on the spot that could allow them to dominate and exercise their
authority over the African populations. In Togo, the situation was not
different either. Although initially their role was almost limited to the
internal and external protection of the colony, law enforcement and
security agents eventually established themselves as an indispensable
force.
Keywords: dark force, war, troops, authority, security

Full Text                     

Abstract (Les musulmans et le pouvoir politique en Côte d’Ivoire : entre collaboration et instrumentalisation (1990-2011))

The multi-party system in 1990 was marked by lively socio-
political rivalries in Côte d’Ivoire, with the important role of Muslim

guides. Thus, it is established the personal commitment of certain imams
in the creation and implementation of the Rally of Republicans (RDR).
These guides present themselves as symbols of an emerging civil society
through religious discourse. Generally, they become mediators at a time
when the multi-party system causes crises. This article shows their role in
easing social tensions. However, for personal interests, they are also
instrumentalized.
Keywords: muslims, power, politics, Côte d’Ivoire, collaboration,
instrumentalisation

Résumé (Criminalité à moto dans les villes d ‘Abidjan et de Bouaké)

Komenan Raphael Ya,§

N’da Joseph Dakon

&

Kafé Guy Christian Kroubo

Résumé : La violence urbaine perpétrée par des individus à moto est un phénomène nouveau en Côte d’Ivoire. Et pourtant, les ivoiriens, jusqu’à la rébellion armée de 2002, privilégiaient les déplacements en voiture et quelques rares fois sur des motos en vertu des présupposés de l’époque, qui voyaient l’usage des engins à deux roues comme synonyme de pauvreté. Petit-à-petit, l’usage de la moto comme moyen de déplacement va insidieusement se disséminer dans le comportement des populations. Hormis les accidents de la circulation auxquels ces nouveaux voltigeurs seront exposés à longueur de journée, l’usage de la moto va favoriser une nouvelle forme de criminalités. Ces délinquants munis d’armes blanches et quelques fois d’armes à feu, agressent les populations avec une violence inouïe pour s’approprier leurs biens et se fondent dans la nature sur leurs engins à deux roues. Les objectifs de cette étude sont de montrer l’existence effective du phénomène de vol à moto et l’urgence de le traiter afin d’éviter qu’il s’enracine dans la société ivoirienne comme ce fut le cas des « enfants en conflits avec la loi ». Pour atteindre ces objectifs, les outils de collecte de données relevant des approches quantitatives et qualitatives notamment, la recherche documentaire, l’entretien et le questionnaire ont été convoqués et les résultats montrent bien que le phénomène des voleurs à moto est une réalité qui créée l’émoi chez les populations.

Mots-clés : Violence urbaine, Moto, Délinquants, Criminalité, le Sentiment d’insécurité.

Abstract: Urban violence perpetrated by individuals on motorcycles is a new phenomenon in Côte d’Ivoire. And yet, Ivorians, until the armed rebellion of 2002, favored travel by car and sometimes on motorcycles under the presuppositions of the time, which saw the use of two-wheeled vehicles as synonymous with poverty. Little by little, the use of motorcycles as a means of transportation will creep insidiously into the behavior of populations. Aside from the traffic accidents to which these new acrobats will be exposed all day long, the use of motorcycles will encourage a new form of crime. These delinquents, armed with knives and sometimes with firearms, attack populations with incredible violence to appropriate their property and base themselves in nature on their two-wheeled machines.

The objectives of this study are to show the effective existence of the motorcycle theft phenomenon and the urgency of treating it in order to prevent it from taking root in Ivorian society, as was the case with « children in conflict with the law « . To achieve these objectives, data collection tools relating to quantitative and qualitative approaches in particular, documentary research, an interview and a questionnaire were called in and the results clearly show that the phenomenon of motorcycle thieves is a reality that creates turmoil among the populations.

Keywords: Urban violence, Motorcycle, Delinquents, Crime-Sense of insecurity.

Introduction

La violence urbaine perpétrée par des individus sur des engins à deux roues est un phénomène nouveau en Côte d’Ivoire. En effet, l’usage de la moto comme moyen de déplacement est très récent. Les Ivoiriens privilégiant les déplacements en voiture et quelques rares fois à moto en vertu des présupposés de l’époque, imprégnés de morale victorienne qui assimile (De Montclos, 2004) l’usage de la moto à la pauvreté.

C’est avec la rébellion armée des années 2002 que l’usage de la moto comme moyen de déplacement est rentré insidieusement dans les habitudes des Ivoiriens. Parti de Bouaké, ville du centre du pays qui a abrité le quartier général, l’usage de la moto a gagné, petit-à-petit, tout le pays. Jadis utilisé quelques fois en milieu rural, la moto est aujourd’hui, un des moyens de déplacements privilégiés par la population ivoirienne. Elle est présente sur toutes les routes ivoiriennes et les grandes agglomérations comme Abidjan, la capitale économique. Daloa, San-Pedro et Korhogo ne sont pas en reste. Toutes les couches socio-économiques y ont adhéré notamment, les jeunes.

Hormis les accidents de la circulation auxquels ces motocyclistes sont exposés à longueur de journée dans la ville d’Abidjan, il y a un autre phénomène qui commence à prendre de l’ampleur. Il s’agit des braquages à moto qui deviennent de plus en plus fréquents. En effet, l’émergence de ce phénomène s’opère sous les couleurs, très particuliers, de l’insécurité (Pottier et Robert, 1997) et favorise cette nouvelle forme de criminalité. Ces délinquants munis d’armes blanches et quelque fois d’armes à feu, agressent les populations avec une violence inouïe pour s’approprier leurs biens, créant ainsi l’émoi chez les Abidjanais (Crizoa, 2019).

Après leur forfait, ils s’évanouissent dans la nature. En effet, à l’aide de leur moto, ces criminels se faufilent entre les véhicules bloqués dans les embouteillages, déambulant entre les ruelles des quartiers inaccessibles en voiture. Ils empruntent également des voies non-bitumées ou encore des pistes caillouteuses pour échapper aux forces de l’ordre qui ne disposent pas toujours de moyens adaptés pour cette forme de criminalité urbaine. S’il n’existe pas de statistiques fiables en la matière, le sentiment d’insécurité lui est une réalité, une émotion personnelle qu’il faut considérer (Rouleau, 1997).

On le voit, la pratique n’est pas propre à la seule ville d’Abidjan. Mais, c’est elle qui semble enregistrer le plus grand nombre de cas en la matière, ainsi que le laissent croire les nombreuses plaintes quotidiennes à ce propos. Aucun quartier n’y échappe, des communes les plus huppées de Cocody aux bourgades d’Abobo, tous sont impuissants devant ce phénomène de vol à moto.

Cette étude qui se présente comme une contribution au débat public sur le vol à moto en Côte d’Ivoire, singulièrement, à Abidjan et Bouaké, a pour objectif de comprendre le phénomène afin d’ouvrir des pistes de réflexions pour lutter efficacement contre ses impondérants sur les populations. C’est pourquoi, elle cherche à répondre aux interrogations suivantes :

  • Qui sont ces criminels ?
  • Quel est leur mode opératoire ?
  • Pourquoi les forces de sécurité ne réussissent-elles pas à cerner leurs actions ?

Cette étude s’inscrit dans deux grilles d’analyse théorique. La théorie du choix rationnel (Cusson, 2004) et la théorie des opportunités criminelles (Rengert, 1994 ; Ouimet, 2000). Dans le premier modèle, le sujet n’est pas un être passif, mais plutôt un acteur agissant. Le délinquant apparait comme un acteur qui prend des décisions, élabore des stratégies, poursuit des fins, choisit des moyens disponibles. La rationalité permet d’expliquer pourquoi la criminalité à moto dans les villes d’Abidjan et Bouaké s’est beaucoup développée.

Dans la deuxième théorie, la criminalité est déterminée par la convergence entre des délinquants motivés, des cibles intéressantes et l’absence de gardiens efficaces (Rengert, 1994 ; Roche et al., 2000). Notre analyse va prendre en compte les différents aspects de la réalisation de la criminalité à moto, les opportunités et circonstances.

Pour sa bonne compréhension, la démarche débutera par la méthodologie utilisée avant de présenter et de discuter les résultats obtenus.

1. Méthodologie

La méthodologie de cette étude est structurée en trois parties, à savoir, le terrain d’étude, la population d’étude, la méthode de collecte et de traitement des données.

1.1. Terrain d’étude

Le choix du terrain d’étude a été fait à partir d’un suivi de la presse nationale sur le reportage des vols à la tire et les braquages avec des criminels identifiés comme étant à moto. Il s’agit des villes d’Abidjan et de Bouaké.

Figure1 : Localisation des zones d’étude

Respectivement capitale économique du pays et chef-lieu de la région du Gbêkê ou encore capitale du Centre, Abidjan et Bouaké constituent les deux plus grandes villes de la Côte d’Ivoire.   Tandis que la ville d’Abidjan se situe au sud au bord du Golfe de Guinée, Bouaké est situé au centre, dans la vallée du Bandama, sur la voie ferrée Abidjan-Niger, à 350km environ au nord d’Abidjan et à 100 kilomètres au nord-est de Yamoussoukro, la Capitale politique.

La ville d’Abidjan forme avec les Sous-Préfectures d’Anyama, de Brofodoumé, de Bingerville et de Songon, le District Autonome d’Abidjan tandis que les départements de Bouaké de Botro, Sakassou et Béoumi forment la région du Gbêkê.  

Si la ville d’Abidjan représente, à elle seule, 20% de la population de la Côte d’Ivoire avec plus de 4 395 243 d’habitants et environ 60% du produit intérieur brut (PIB), la ville de Bouaké couvre une superficie de 2700 hectares avec une population d’environ 681 000 habitants. Sur le plan économique, Bouaké joue un rôle indéniable dans la constitution du PIB du pays dans la mesure où elle abrite 10% des industries (AMOATTA, 2017) et reste, malgré les meurtrissures de la rébellion armée dont elle fut le bastion, la troisième économie du pays après Abidjan et San-Pedro avec une contribution au PIB de l’ordre de 3 %.

Ainsi, les villes d’Abidjan et de Bouaké restent des plus grandes agglomérations du pays avec un potentiel socio-économique et démographique important. Cependant, la criminalité à moto, telle que décrite par la presse en ligne et les réseaux sociaux, tente de s’inscrire définitivement dans l’agenda des faits sociaux (POTTIER et ROBERT, 2017).

1.2. Méthode de collecte des données

Pour atteindre l’objectif de l’étude, l’échantillon d’enquête a été constituée sur la base des couches socio-professionnelles susceptibles d’aider à la compréhension du phénomène. Ainsi, 78 individus répartis dans le tableau policiers 1, ont accepté de participer à cette étude.

Tableau : Echantillon de la population d’étude

Source : Enquête menée sur le terrain et dans la presse du 1er mars au 19 mai 2021.

L’enquête s’est déroulée en deux phases. La première s’est tenue dans la ville de Bouaké du 1er au 6 mars 2021 et la seconde à Abidjan du 23 mars au 19 mai 2021.  L’approche a été mixte à savoir qualitative et quantitative et mobilisé les outils de collecte de données relevant de ces deux approches à savoir, l’entretien, le questionnaire et la recherche documentaire.

L’entretien et l’administration du questionnaire ont été effectués grâce à un guide d’entretien et un questionnaire avec des questions fermées et des questions ouvertes. Cette approche mixte a permis de réaliser des statistiques et de disposer des informations qualitatives pour la compréhension du phénomène. Quant à la recherche documentaire, elle s’est effectuée par une observation de la presse nationale en ligne et par la consultation des réseaux sociaux et des pages officielles des Organismes gouvernementaux en charge de la sécurisation des biens et des personnes notamment, celle de la Direction Générale de la Police Nationale de Côte d’Ivoire (DGPN), et celle de la Gendarmerie Nationale de Côte d’Ivoire.

L’échantillonnage volontaire a été privilégié afin de s’assurer que les enquêtés répondaient aux critères de participation à savoir, avoir une connaissance du phénomène des vols à la tire et braquage à moto.

1.3. Méthode de traitement des données

Le traitement des données a fait appel à la méthode d’analyse quantitative et qualitative. 

En effet, les fiches d’enquête et les guides d’entretien comportaient un volet permettant l’identification de certains enquêtés, à savoir, les victimes et les auteurs de ces actes criminels. Cette identification a permis d’exploiter les statuts des deux composantes pour établir des statistiques grâce au logiciel Excel. Il s’agit du sexe, de l’âge, de la nationalité, du niveau d’instruction et de la situation socio-professionnelle.

Le questionnaire quant à lui comportait également un volet qualitatif de même que le guide d’entretien. Les réponses à ces interrogations ont aidé à comprendre les modes et les techniques élaborés par ces criminels pour échapper aux forces de l’ordre et à la furie des populations qui sont prêtes à en découdre avec eux.

La combinaison de ces deux méthodes a été facilitée par le logiciel MAXQDA qui offre des avantages d’analyse de données non structurées notamment des entretiens, des discussions de groupes et des fichiers sonores. Les résultats ainsi obtenus ont été présentés et discutés.

2. Résultats

Il s’agira de présenter les caractéristiques des délinquants à moto, de voir leur mode opératoire avant de faire montrer l’ampleur que ce type de criminalité prend en Côte d’Ivoire.

2.1. Caractéristiques des délinquants à moto

Les délinquants à moto appréhendés ou abattus sont tous de sexe masculin. Ils sont en majorité âgés de 25 à 35 ans (48.57%) dont 48% à Abidjan et 50% à Bouaké.  Ils sont suivis par ceux âgés de 15 à 25 ans qui représentent 28.57% dont 28% à Abidjan et 30% à Bouaké.

Ces criminels les plus âgés (plus de 35 ans) représentent 22.86% dont 24% à Abidjan et 20% à Bouaké. 

Source : Enquête menée sur le terrain et dans la presse du 1er mars au 19 mai 2021.

60% de ces criminels sont des étrangers provenant de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). 31.43% d’entre eux sont des Maliens avec 30.43% à Abidjan et 31.43% à Bouaké. Ceux-ci sont suivis des Burkinabés qui représentent 25.71% dont 17.39% à Abidjan et 41.67% à Bouaké. 2.86% d’entre eux proviennent d’autres nationalités et ont tous été appréhendés ou abattus à Abidjan.

Cependant, les Ivoiriens constituent une forte représentation avec 40% de ces criminels dont 47.83% à Abidjan et 25% à Bouaké.

Source : Enquête menée sur le terrain et dans la presse du 1er mars au 19 mai 2021.

Qu’ils soient à Abidjan ou à Bouaké, ces criminels utilisent le même mode opératoire pour atteindre leurs objectifs.

2.2. Mode opératoire

Il faut distinguer le mode opératoire des grands bandits de celui du vol à l’arraché.

2.2.1. Mode opératoire des grands bandits à moto

Les grands bandits à moto opèrent à deux sur la même moto. Il peut s’agir d’un gang constitué d’une moto ou de deux et/ou trois motos différentes. Ils ont pour cible, des personnes entrant ou sortant des établissements financiers, banques ou commerces pour y effectuer des opérations financières. Une fois la cible identifiée, ils accostent cette dernière et sous la menace de leurs armes à feu, les dépossèdent de leur argent et disparaissent dans la nature à bord de leur moto. Ils ne tardent pas à ouvrir le feu sur leurs victimes quand celle-ci tentent de résister. Ainsi, par exemple, le vendredi 27 mars 2020, des bandits à bord d’une moto, ont ouvert le feu sur deux employés de la société SABIMEX dans la commune de Marcory. Ces employés se rendaient dans un établissement financier à bord de leur véhicule pour y faire un versement. Les malfrats à moto ont ouvert le feu sur eux, les blessant grièvement avant d’emporter la somme de 40 millions de FCFA appartenant à la ladite entreprise (Kioshiko, 2020)

Ces braqueurs à moto opèrent souvent avec la complicité de personnes qui connaissent les victimes. Les malfrats alors guetteront la cible et attendront le moment opportun pour agir. Dans ce schéma,en effet, à la suite d’un braquage qui a eu lieu le jeudi 24 juin 2021 dans une entreprise de cosmétique à la zone industrielle de Yopougon ; braquage au cours duquel 8 millions ont été emportés par 02 individus à moto, un employé de l’entreprise a été interpelé et a reconnu avoir été l’initiateur de ce braquage.

Certains de ces bandits spécialisés dans le braquage à moto sont recrutés depuis l’étranger (Kouassi, 2020), pour commettre ces actes criminels sur le territoire ivoirien. C’est ainsi que les membres d’un gang affirment devant les éléments de la police nationale après avoir été appréhendés qu’ils sont « venus en Côte d’Ivoire à la demande de OUEDRAOGO A. pour perpétrer des vols à mains armées à moto. » Ils ont affirmé avoir conduit plusieurs opérations et emporté notamment, 20 millions de FCFA au préjudice d’un opérateur économique dans la commune du Plateau qui revenait du siège d’un établissement financier de la place dans le quartier des affaires ; 40 millions au préjudice d’une entreprise située dans la Commune de Marcory ; 06 millions au préjudice d’un ressortissant Indien et des sommes d’argent arrachées à leurs propriétaires, notamment au terminus 81/82 à Angré et au Vallon dans la Commune de Cocody et au grand marché de la Commune d’Adjamé » (DGPN, 2020).

2.2.2. Mode opératoire du vol à l’arraché à moto

Le mode opératoire du vol à l’arraché diffère de celui des grands bandits à travers l’identification de la cible et de l’objet convoité.

En effet, le vol à l’arraché à moto est opéré généralement par deux ou trois individus sur une ou deux motos. Ils sillonnent les différents quartiers de la ville à la recherche d’une éventuelle victime. Toujours à l’affût, ils observent les passants et prennent pour cible celui ou celle qui a le profil « victimologique » le plus élevé. Soit elle a « le nez fourré » dans son téléphone portable, soit une jeune dame seule qui s’apprête à descendre d’un taxi en commun ou encore qui est accompagnée jusqu’à un certain niveau de son parcours, soit encore un individu qui circule seul à moto ou à pied. Ainsi, ils s’approchent de la personne ciblée par l’arrière ou de face et, par l’effet de surprise, arrachent violemment l’objet convoité avant de démarrer à vive allure leur moto. « Parfois même, étant dans votre véhicule ou dans un taxi en communication avec les vitres du véhicule baissées, ils s’approchent de vous et profitent d’un moment d’inattention pour arracher de force le sac ou le téléphone à portée de main. Vous n’allez jamais les voir venir », s’exclame Monsieur Koutouhan, opérateur économique à Abidjan. 

Dans d’autres cas, les agresseurs, toujours à moto, descendent au niveau de la victime, feignant de déposer l’un des leurs. Très vite, ils encerclent la victime et la menacent avec des armes blanches, principalement, des couteaux. En cas de refus d’obtempérer de la part de la victime, les malfrats n’hésitent pas à la poignarder. Sitôt, l’objet convoité obtenu, ils décampent des lieux avec leur moto.

Ces quidams qui sont pour la plupart des jeunes garçons, n’hésitent pas à ouvrir le feu, ou à taillader à la machette, toutes victimes ou passants qui osent s’opposer à leurs actes. Ils traumatisent ainsi les populations et aucune commune n’y échappe. A la Riviera Palmeraie, un quartier huppé d’Abidjan dans la célèbre commune de Cocody, « plus d’une dizaine de fois, nous avons assisté à des pleurs et des lamentations surtout des dames et jeunes filles. Le sac à main ou le téléphone portable de celle-ci ont été arrachés par des individus à moto sous le regard des passants qui n’ont pu les défendre de peur d’être eux-mêmes, pris pour cible par ces malfrats motorisés » (Grace, 2021) et armés.

Que ce soit la journée ou la nuit ces bandits motorisés ne ratent aucune occasion de faire une victime. Le temps pour vous de vous en rendre compte, ils ont disparu. Si la victime résiste, alors, elle est agressée à l’aide de machettes, de couteaux, de gourdins et quelques fois d’armes à feu.

A Abidjan, les lieux de prédilection sont les ruelles des quartiers ou sous quartiers ou la circulation est moins intense. Ce qui est totalement diffèrent de la ville de Bouaké ou ces malfrats ont une préférence pour les grands axes de la ville. Comme le disait une enquêté, « Il est devenu difficile d’utiliser son téléphone portable aujourd’hui dans les rues de Bouaké, de peur de se le faire arracher », Koné F, étudiante en licence 3 de droit à l’Université Alassane Ouattara.

2.2.3. Mode opératoire des braquages de motos à moto 

Le mode opératoire des braqueurs de motos à moto est aussi diversifié que leur stratégie d’opération. Il commence par repérer la cible qui est généralement les livreurs de marchandises à moto et les motards circulants dans des zones males éclairées à Abidjan et Bouaké. Après avoir identifié la cible, elle est pourchassée par une ou deux motos des braqueurs. Une fois au niveau de la victime, la moto de ce dernier est violemment percutée à l’arrière par un des braqueurs. Une fois la victime au sol, si sa moto se renverse, ou si celle-ci s’arrête pour constater l’accident, elle est très vite accostée par le gang qui la menace ou l’assène de coups de machettes et récupère, sa moto pour disparaitre dans la nature.

Selon le témoignage de Serge, livreur de divers articles à moto et étudiant en master 2 de science économique et de gestion à l’Université Felix Houphouët-Boigny, il a été victime d’un braquage par des individus à moto dans la nuit du mercredi 23 au jeudi 24 septembre 2020, aux environs de 21 heures sur la voie de la Corniche dans la commune de Cocody à Abidjan :

Quelques minutes après avoir emprunté la Corniche, j’ai aperçu à travers mes rétroviseurs que deux motocyclistes me suivaient. Pour les semer, je me suis mis à accélérer. Quant au détour d’un virage, venait en face de moi, à vive allure, un autre motocycliste. Arrivé à non-niveau, celui-ci m’a bousculé avec son pied et je suis tombé. A cet instant, l’un des occupants des deux motos qui me suivaient est descendu pour s’emparer de ma moto. Ils sont partis tous les trois, ensemble avec ma moto. Je venais ainsi de réaliser que ceux qui me suivaient étaient deux sur leur moto, et étaient aussi les complices de mon agresseur.

Ce témoignage a été confirmé par une vidéo qui a circulé et qui continue de circuler sur le réseau social officiel de la DGPN dénommé « Police Secours » le samedi 21 août 2021. Cette vidéo montre un livreur à moto se faire braquer par deux individus à moto, en plein après-midi dans la commune de Cocody. L’opération de braquage a duré de 17 heures 20 minutes 49 secondes à 17 heures 21 minutes et 15 secondes soit 26 secondes. Il a donc suffi de 26 secondes pour opérer et disparaitre avec la moto du livreur. Ce qui montre la rapidité avec laquelle ces braqueurs opèrent.  

Les différents modes opératoires peuvent être combinés pour fait naitre chez les populations, un sentiment d’insécurité et semer la terreur et la psychose dans les cités ivoiriennes notamment celles d’Abidjan et de Bouaké.  La moto devient ainsi le moyen de déplacement privilégié par les délinquants pour écumer les magasins, les domiciles et les autres lieux de fréquentation. Ce qui montre l’ampleur du phénomène tel que relevé dans la discussion des résultats.

3. Discussion des résultats

Réalisée sur un échantillon de 78 individus comprenant des conducteurs de motos incriminés, des victimes et des agents de justice, cette étude a montré que la criminalité à moto est une réalité dans les villes d’Abidjan et de Bouaké. En effet, il ne se passe une journée sans que des usagers ne déposent une plainte dans un commissariat ou une brigade de gendarmerie. Les réponses des enquêtés et davantage, celles des mototaxis ont révélé que les vols à l’arraché et les braquages de motos à motos qui constituent l’essentiel de cette activité criminelle sont en pleine expansion. Ces individus véreux opèrent très vite et disparaissent dans la nature en un rien de temps. Ils attaquent par surprise ou de façon frontale, sous la menace d’armes à feu, armes blanches et autres objets contondants, matent leurs victimes et les dépouillent de biens matériel et financier. Leurs cibles, des personnes entrant ou sortant des établissements financiers, banques ou commerces ou des individus commettant l’imprudence de tenir leur sac ou appareils à portée de main. Ils s’en prennent aussi à des paysans venant de vendre leur récolte. Ces braqueurs à moto dont certains sont recrutés depuis l’étranger, opèrent souvent avec la complicité de personnes qui connaissent les victimes. Parfois à deux ou trois individus sur une ou deux motos, ils sillonnent les différents quartiers de la ville à la recherche d’une éventuelle victime.

A ce niveau de l’analyse la théorie du choix rationnel (Cusson, 2004) et la théorie des opportunités criminelles (Rengert, 1994 ; Ouimet, 2000) sont vérifiées. En effet, les criminels à moto apparaissent comme des acteurs qui prennent des décisions, élaborent des stratégies, poursuivent des fins, choisissent des moyens disponibles pour opérer. Mieux ils agissent dans des circonstances qui rendent possibles leurs actes délictueux, s’attaquant à des cibles intéressantes et faiblement protégées. Ces résultats attestent ceux obtenus par Dehbi (2017), qui décrit le vol à l’arraché comme un « art » qui exige une grande dextérité et un don pour détourner l’attention de la victime. C’est aussi l’avis du criminologue Cusson (2006) qui envisage la possibilité que l’activité délinquante résulte d’un « choix rationnel » des individus, sans nier pour autant l’influence des facteurs psycho-sociologiques (personnalité associable, vie festive en bandes). Ce qui confirme l’objectif de cette étude qui est de comprendre le phénomène de vol à motos et de décrire les stratégies des délinquants. Par ailleurs, l’ampleur de ces phénomènes urbains dans les villes d’Abidjan et de Bouaké met à rude épreuve les systèmes étatiques de sécurité. Il altère le capital social, fait obstacle à la mobilité sociale, érode peu à peu la confiance des populations envers les forces de défense et de sécurité notamment, la police et la gendarmerie et dresse un mur entre les populations tétanisées et l’ordre établi (Serafin et Deely, 2010). La peur et l’angoisse produits par la persistance d’un tel phénomène font naître chez les populations un sentiment d’insécurité généralisé. Les enquêtés ont rapporté des cas isolés des lynchages et autres pratiques illicites nées de la justice populaire.

En termes d’intervention, il faut le plus rapidement possible circonscrire ce phénomène afin d’éviter qu’il fasse école, de plus en plus, auprès de jeunes criminels. En effet, le crime organisé peut être mieux combattu si la lutte ne se concentre pas sur les activités de la criminalité organisée à un moment donné, mais sur sa structure et ses modalités d’action (ONUDC, 2012). C’est pourquoi, ces facteurs de risque doivent être neutralisés tôt pour donner plus de chances pour la maîtrise de ce phénomène. Cet engagement devrait être basé sur des stratégies multisectorielles et incorporées dans des projets de développement propres à chaque localité à travers les structures décentralisées notamment, les Conseils régionaux et les Mairies.

Au regard des résultats de cette étude qui a manqué d’évoquer les facteurs explicatifs des vols à motos pour s’étendre sur les tactiques criminelles et les stratégies des délinquants, ils conscientisent sur le besoin de sécurité des populations.

Conclusion

L’observation du phénomène de vol à moto à travers la ville d’Abidjan et celle de Bouaké affichent quelques caractéristiques communes révélées par les données empiriques. Ces données montrent dans un premier temps que ces groupes criminels commettent des infractions contre la propriété et sont principalement actifs dans le domaine des délits « ordinaires » contre la propriété. Dans un deuxièmement temps, ces criminels sont en majorité des étrangers originaires des pays de la CEDEAO. Ces données pourraient naturellement constituer des débats très sensibles et susciter des études contradictoires. Cependant, le fait est que les résultats de cette étude s’apparentent à ceux du Réseau Européen de Prévention de la Criminalité (REPC) qui montre que les voleurs à la tire en Europe sont pour la plupart originaires de l’Europe de l’Est, appelle que le phénomène soit regardé avec dextérité.

Bien entendu, tous les braquages, vols à l’arraché, vols de motos à motos et autres activités criminelles commises à l’aide d’engins à deux roues ne peuvent pas être attribuées aux seuls étrangers, ni indexer seulement les gangs de jeunes. Il est, généralement, commis par des nationaux qui se cachent derrière des comportements attribués au non-nationaux.

C’est pourquoi, l’objectif devrait être de sensibiliser le grand public et lui enseigner comment éviter d’être la victime de ce type de vol. Il conviendrait également d’encourager la population à la coopération avec les institutions étatiques en charge de la sécurisation des biens et des personnes dans le cadre de la police de proximité, cette politique inclusive de sécurité, efficace contre cette forme de criminalité.

Travaux cités

Amoatta, Koffi Guy, « L’industrie de Bouaké à l’ère de la nouvelle économie », In, Mediterranean Telecommunications Journal Vol. 7, N° 1, (2017), ISSN : 2458-6765

Crizoa, Hermann. « Délinquance juvénile à Abidjan aujourd’hui : une analyse causale du phénomène des « microbes » », In Sciences & Actions Sociales 2 (N° 12), (2019) : p. 161 à 172

Cusson Maurice. « Le crime, un choix rationnel ? » In Sciences humaines, Hors-série, n° 47, pratiques, 2004.

De Montclos, Marc-Antoine Pérouse. « Violence urbaine et criminalité en Afrique subsaharienne : un état des lieux », in Dans Déviance et Société, Vol. 28, (2004), pages 81 à 95

Dehbi C, Prévention du vol à la tire dans l’UE – politiques et pratiques, Boîte à outils du REPC, N° 11, EUCPN, 2017.

Direction Générale de la Police Nationale, « Lutte contre l’insécurité : La police criminelle démantèle un gang de braqueurs à moto », In fratmat.info, (2020),  https://www.fratmat.info/article/204694/

Grace, « Insécurité à Abidjan : les voleurs à moto continuent de sévir », In Opera News, 2021.

 Kioshiko, Kohan. « Côte d’Ivoire : fin de cavale pour un dangereux gang de braqueurs », In Cotedivoire.news, (2020), https://www.cotedivoire.news/faits-divers/50724/

Kostner Markus. « Violences urbaines : un problème d’ampleur épidémique », In La Banque mondiale, (2016), https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2016/09/06/urban-violence-a-challenge-of-epidemic-proportions

Kouassi, K. Richard. « De redoutables braqueurs à moto arrêtés : Voici leur mode opératoire », In afrique-sur7, (2020), https://www.afrique-sur7.ci/440489-redoutables-braqueurs

Nadré, Daniel. « Côte d’Ivoire : la BRI met en déroute un gang de braqueurs à moto », In directinfos, (2021),  http://directinfos-abidjan.ci/2021/05/08/cote-divoire-la-bri-met-en-deroute

OCDE, « Compilation d’affaires avec commentaires et enseignements », tirés In Recueil d’affaires de criminalité organisée, 2012.

Ouimet, Marc. Les enjeux théoriques et méthodologiques en écologie criminelle, Montréal : PUM. 2000.

Pottier Marie-Lys, Robert Philippe. « On ne se sent plus en sécurité ». Délinquance et insécurité. Une enquête sur deux décennies. In: Revue française de science politique, 47ᵉ année, n°6, 1997. p. 707-740.

Rengert, George F.  « Drogue et crime : l’impact du commerce de drogues sur le tissu urbain ».  Criminologie, 27(1), (1994) : 69-79. Montréal : PUM.

Roché Sebastian, Sandrine Astor. Enquête sur la délinquance auto-déclarée des jeunes, Rapport final. Grenoble : CERAT. 2000

Rouleau, Renée. « L’insécurité urbaine : Un mal qui paralyse les femmes », In Téoros, Revue de recherche en tourisme, Open Edition, 16-3, 1997.

Serafin, A. et Deely S. « Violence urbaine » In, Rapport sur les catastrophes dans le monde, Chapitre 4, Fédération Internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, 2010.

Syddick, Aboubacar Al. « Bouaké : Deux braqueurs à moto emportent 14 millions Fcfa », In abidjan.net, (2018), https://news.abidjan.net/articles/635841/bouake-deux-braqueurs-a-moto

Comment citer cet article :

MLA : Ya, Komenan Raphael, N’da Joseph Dakon, Kafé Guy Christian Kroubo. «Criminalité à moto dans les villes d’Abidjan et de Bouaké. » Uirtus 1.2 (décembre 2021): 1-15.


§ Université Felix Houphouët-Boigny de Cocody / [email protected]

Abstract (Variation diastratique en kabiyè, langue gur du Togo)

Linguistic homogeneity is a rare phenomenon that can be
observed among speakers of a single language. The societal practice of a
language such as Kabiye leaves room for linguistic heterogeneity
characterised by a rather dynamic lexical variation between certain
categories of speakers. So, what are the factors underlying such lexical
variation? Taken as a whole of language contact phenomena but described
from a lexicological perspective, this article takes as its substrate the
diversity of neological and stylistic processes in all the categories observed.
It considers diastratic variation as one aspect of lexical variation and the
very basis of linguistic dynamics. Several variables both internal and
external to languages and speakers are involved in this variation. The data
underlying the present study were collected in the prefecture of Kozah
from the different socio-professional categories of the population.
Keywords: Diastratic Variation, Lexical Creation, Kabiyè.

Full Text              

Le prince Fama dans Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : Des honneurs à l’horreur

Introduction             

Les ouvrages d’Ahmadou Kourouma, en de nombreux cas, créent un effet de mobilisation des regards et des sens. Ses héros sont asservis à une espèce de captation visuelle et sensitive sous laquelle ils incarnent, soit une image élogieuse, soit une figure abracadabrante, voire malsaine selon qu’ils sont présentés sous un angle positif ou négatif. L’analyste s’efforce ainsi de saisir l’aspect ou l’affect significatif de ces personnages, dont les apparitions ne font pas mystère d’une idéologie militante. Dans Les soleils des indépendances, en effet, le monde des indépendances apparaît comme la fin d’un univers authentique où les honneurs et la solennité des insignes semblent avoir fait place à l’horreur.

L’honneur présente ici une polysémie confligène. Néanmoins, le Dictionnaire de Furetière et le Dictionnaire de l’Académie française s’accordent sur le fait qu’il désigne toute reconnaissance sociale d’une attitude vertueuse[1]. Cette reconnaissance peut prendre la forme volatile de l’estime publique et de la réputation, ou bien celle de l’octroi d’honneurs, c’est-à-dire de l’attribution de charges d’autorité et de pouvoir, entraînant l’attribution de privilèges matériels et de droits accrus de préséance.  

Selon Le Grand Robert de la langue française, l’horreur est une « impression violente causée par la vue ou la pensée d’une chose qui fait peur ou qui répugne (souvent accompagnée par un frémissement, un frison, un mouvement de recul). (https ://www.lerobert.com)  

La présente contribution part du constat que les notions d’honneur et d’horreur affichent leur présence dans les textes romanesques africains à l’exemple de Les soleils des indépendances. Dès lors, des questions essentielles orientent et structurent la réflexion : L’honneur est-il un principe qui gouverne la vie du personnage-héros dans l’univers textuel romanesque ? Ce principe doit-il s’appréhender par son amarrage à la déviance ? L’honneur ne peut-il être pensé autrement que dans son rapport à l’horreur ? Si le rapport est établi, quels sont alors les mécanismes choisis dans le roman qui servent à créer l’effet d’horreur ?

Adossée à la sémiotique narrative et à la sociocritique, l’étude explorera quelques traits majeurs de l’honneur et l’horreur. Elle établira que le schème de l’honneur s’intègre dans la diégèse comme un principe qui régit la vie du personnage-héros. Ellemontrera deplus comment Fama prospère sur l’autel d’un devoir d’honneur que le romancier aliène dans la tragicisation de l’horrible.

  1. L’honneur : un principe qui gouverne le personnage-héros

L’honneur mobilise dans Les Soleils des indépendances les meilleurs suffrages du lecteur.S’il s’applique à des personnages satellites dans Les Soleils des indépendances, il reste un principe moral primordial pour Fama. Les relations du personnage-héros avec son époque « l’ère des Indépendances (les soleils des Indépendances, disent les Malinkés) » (Kourouma 7-8) tiennent des accointances solides avec la morale.Fama, qui ne comprend ni n’accepte son époque, ne se porte garant d’aucune analyse politique et historique, économique et sociologique. Il injurie, condamne ou s’enthousiasme. Il appréhende l’histoire en moraliste, selon les critères moraux qui procèdent des valeurs traditionnelles du peuple malinké.

  1. Fama et les honneurs : entre conservatismes et jactance

Barthes écrivait : « Le propre du récit n’est pas l’action, mais le personnage comme nom propre » (13), du moins peut-on reconnaître à la fois cette donnée de fait qu’il n’y a pas de roman sans nom propre, et, empiriquement, un fonctionnement de lecture, le rôle décisif des noms dans ce que Jouve a appelé « L’Effet-personnage ». Fama (ce nom signifie « roi », « chef ») a un besoin vital de considération et d’admiration. Quelques jours avant sa mort, il crie ce besoin aux hommes : « Regardez Doumbouya, le prince du Horodougou ! Admirez-moi…! ». (Kourouma 199). Il ne s’agit pas d’un défaut personnel d’orgueil : ce sentiment estle propre du chef, du héros, de se voir honoré, célébré. L’intrigue montrele héros saisi avec délectation les postures ou les scénarii de valorisation : « […] ; il avait le palabre, le droit et un parterre d’auditeurs […] » (Kourouma 13) et il apprécie avec volupté les salutations de ses vassaux : « Fama trônait, se rengorgeait, se bombait. Regardait-il les salueurs ? A peine ! » (Kourouma 113).

Les sentiments d’estime et de considération portés à Fama correspondentà un principe, celui de la dignité de la personne humaine et principalementde l’appartenance sociale. « Quelles que soient sa naissance et sa vacation, nul n’échappe au sentiment de la valeur de son propre être social ; nul n’échappe non plus au souci de la préserver […] aucune société traditionnelle ne saurait se concevoir sans des liens d’honneur entre ses membres. Le souci d’honneur partagé est consubstantiel à tout lien social viable et durable ». (Drevillon et Venturino,  www.pur-editions.fr ).

Or, dans la diégèse, celui-ci est remis en question par un métadiscourspeu élogieux : « Un prince presque mendiant, c’est grotesque » (Kourouma 11), « sous les soleils des Indépendances, les Malinkés honnissaient et même giflaient leur prince » (Kourouma 15) ou encore « Cette vie-là n’était-elle pas un soleil éteint et assombri dans le haut de sa course ? »  (Kourouma 29). En effet, la déconsidération, le mépris, l’humiliation, le déshonneur, la bassesse… bafouent l’honneur ou la respectabilité de Fama. Ce dernier fait des pieds et des mains pour protéger son intégrité, le respect qu’il a envers lui-même, « sa sphère idéale » des menaces extérieures. Or Fama ne peutgarantir l’inviolabilité de son honneursans s’en référer à l’altérité : « […] en bon Malinké, que pouvait-il chercher encore ? Il […] se déplaça […] se pavana de sorte que partout on le vit ». (Kourouma 13). L’inscripteur recourt aux verbes de mouvement « se déplacer », « se pavaner », à l’adverbe « partout » et au verbe de perception « voir », précédé de la locution conjonctive « de sorte que ». Ils mettent enévidence le désir d’élévation de Fama, surtout si l’on s’en tient à la sémantique qui entoure les mots guillemetés. Belorgey en déduit que« L’honneur est alors inséparable de l’espace public » (197) ; il correspond à la « face », à « La mise en scène de soi » (Goffman), « c’est nous faire croire tels que nous sommes [en vue d’être reconnus] ». (Billacois 79).

Par cette attache aux règles de l’être ensemble, Fama revendique l’attention ou la dévotiondes Malinkés et des non Malinkés. C’est pourquoi, selon Green, « l’honneur est étroitement lié à l’existence sociale ». (39) . L’opinion positive du groupe est une pièce importante du puzzle. Les honneurs de Fama, un authentique prince Doumbouya, équivalent alors à l’honneur ressenti, exigé et témoigné. Dilmaç souligne que « L’honneur apparaît alors comme un principe tourné vers le soi : il constitue un ensemble de valeurs, mais aussi une moralité choisie par les personnes en vue de donner un sens à leurs actions, mais surtout de protéger leur intégrité » (346). Fama, en effet, jubilait« quand […] les griots et les griottes chantaient la pérennité et la puissance des Doumbouya » (Kourouma 19). Animé de ces sentiments, Fama est en harmonie avec son personnage de chef, « car le héros se nourrit de poèmes et de musique qui l’exaltent, sinon il s’adoucit et se suicide ». (Kourouma acte I).

Pour mériter ces honneurs, Fama veille habituellement à la noblesse de son maintien. « Avec […] des gestes royaux et des saluts majestueux » (Kourouma 106), même s’il est parfois dérisoire, « dommage que le boubou ait été poussiéreux et froissé ! » (Idem). 

La narration donne de constater un autre fait : Fama ne perd jamais le sens aigu de la dignité de sa famille. À plusieurs reprises, on le voit marquer ce qui convient ou non à un Doumbouya : « un Doumbouya, un vrai, ne donne pas le dos au danger, se vanta-t-il » ; (Kourouma 164). C’est pourquoi, il est hors de lui quand « le petit douanier gros, rond, ventru, tout fagoté, de la poitrine aux orteils, avec son ceinturon et ses molletières », (Kourouma 104), ne lui témoigne pas la considération attendue :

Le dernier village de la Côte des Ebènes arriva, et après, le poste des douanes, séparant de la République socialiste de Nikinai. Là, Fama piqua le genre de colère qui bouche la gorge d’un serpent d’injures et de baves, et lui communique le frémissement des feuilles. Un bâtard, un vrai, déhonté de rejeton de la forêt et d’une maman qui n’a surement connu la moindre bande de tissu, ni de dignité du mariage, osa, debout sur ses deux testicules, sortir de sa bouche que Fama étranger ne pouvait pas traverser sans carte d’identité ! Avez-vous bien entendu ? Fama étranger sut cette terre de Horodougou ! (Kourouma 103-104).

Il se calme aussitôt quand on sait « distinguer l’or du cuivre » (Kourouma 104) et reconnaître en lui « le descendant des Doumbouya » (Idem). La reconnaissance vaut alors à Fama « les honneurs et les excuses convenables » (Idem).

Les honneurs de Fama peuvent se résumer selon Biard 2009 sous le vocable « d’honneur civique ». Il comprend toutes les civilités, mais aussi les éléments juridiques (tel le respect de l’Autre, celui de la dignité du personnage-héros). Loin d’être déraisonnable ou excessif, cet honneur pourrait alors être envisagé comme « promouvant la vertu » (Billacois 79). Cet honneur dit « civique », porté par les individus dits « Honorables » (Kourouma 100) dont Fama est le prototype, aurait son antithèse caractérisée par un autre type d’honneur, plutôt fondé sur la déviance.

  1. L’honneur du prince ou le paradoxe de la déviance

Sous la plume d’Ahmadou Kourouma, le monde des indépendances apparaît comme la fin d’un univers authentique. Il est une dégradation de l’univers traditionnel. Pour exemple, Fama, le prince d’hier, connu sous l’appellation de l’honorable, ne se retrouve plus ; non seulement, elles le dépossèdent, mais les indépendances suppriment les chefferies traditionnelles et réduisentles princes en « bande d’hyènes » (Kourouma 9), de mendiants en quête de pâture. « Fama Doumbouya, père Doumbouya, mère Doumbouya, dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou, totem panthère, était un vautour […] Ah ! les soleils des Indépendances ! » (Kourouma 9). Fama est réduit à sillonner les foules anonymes, de funérailles en funérailles, à la recherche de sa substance. « Il marchait au pas redoublé d’un diarrhéique » (Kourouma 9), bousculé par des badauds, « des badauds plantés comme dans la case de papa ». (Kourouma 9). Il transpire, menace, injurie, couvert d’un vacarme incroyable de « klaxons, pétarades des moteurs, battements des pneus, cris et appels des passants et des conducteurs ».  (Kourouma 10). L’honneur dit « civilisé » est rangé aux calandres grecques, la norme civique est désavouée : celle-ci prendrait forme dans la retenue des comportements. L’honneur désigné, en revanche, est « barbare », vil. Il renverrait à un comportement qualifié de déviant, un pur paradoxe. D’où ce parallèle entre la description qui en est faite et cette célèbre réplique chère à Kourouma : « lui, Fama né dans l’or, le manger, l’honneur et les femmes ! Eduqué pour préférer l’or à l’or, pour choisir le manger parmi d’autres, et coucher sa favorite parmi cent épouses ! Qu’était-il devenu ? Un charognard … ». (Kourouma 10). Ce terme de « charognard » engendre, par analogie, un registre lexical des attributs de Fama. Devenu pauvre, il vit des largesses des amis des défunts dont on célèbre les funérailles. La représentation ci-contre donnée à titre illustratif est appuyée par un commentaire métanarratif.

    
   

hyène    →  cimetière         

Fama                                                    charognescharognard Fama       vautourarrière des cases

L’hyène vit aux alentours des cimetières, les vautours planent à l’arrière des cases. Ici et là, sont des lieux de décomposition, des dépôts de « détritus ». Hyène, vautour et charognard connotent Fama, de même que cimetière, arrière des cases et charognes connotent à la fois des lieux de célébration de funérailles ou de naissance, lieux de prédilection de Fama. Les attributs ressortissent à la fois aux registres zoologique et minéral. Fama est donc condamné à la marginalité, il est un « bâtard » pour la société contemporaine. Personne n’estime lui devoir le respect. Le voilà arrivant en retard à une cérémonie funéraire : Fama essuie les sarcasmes d’un griot qui associe les Doumbouya, totem panthère, aux Keita, totem hippopotame. Proportionnellement à la réaction du griot, symbole du peuple malinké, Boadi apporte des explications édifiantes :

Cette déchéance, cette sorte de unfornunate end oude badly end entacheprofondément le tracé de l’itinéraire du héros romanesque […]. Il perd ses artifices glorieux. Sa fouge et ses limitations l’auto-détruisent, car il n’a pas cette science des grands hommes qui génère la mystique de la surhumanité. Entre le peuple et lui, il y a toujours cette coupure qui intervient brutalement, cette cassure intervenant à un moment crucial et produisant l’incommunicabilité qui accélère l’échec, crée le revers, alimente les déboires (87-88).

 « Ces diverses atteintes à l’intégrité physique (et même comportemental) font partie du grand courant moderne de caricaturisation des personnages, […] de leurs rêves impuissants, inarticulés ». (Vaïs 197). La trajectoire de ces personnages-héros, notamment Fama, montre en définitive une démarcation totale avec « le schème épique de l’héroïté » (Boadi 87) parce que l’honneur qui gouverne la vie du personnage est constamment sapé, souillé. L’honneur qui se met en place par la négativité va inexorablement à la catastrophe.

  • « L’honorable » Fama Doumbouya : au bout de la course, le folklore de l’horreur

Ohaegbu affirme cruellement : « Fama est fait pour être un raté » (260). Le héros de Les Soleils des Indépendances semble, en effet, par ses maladresses et ses inconséquences se complaire à faciliter la tâche d’un destin qui le persécute. Il se montre lucide, mais n’agit pas de manière conséquente. La seule volonté qu’il marque est celle de franchir la frontière et de mourir. Mais, la mort de Fama laisse un sentiment d’horreur.

  • La représentation de l’horreur : monomanie et hollywoodisme

          La narration proleptique de l’horreur campe avec éloquence et gravité la menace qui plane surlavie de Fama :« Fama s’avança vers le côté gauche du pont. Le parapet n’était pas haut et sous le pont, en cet endroit, c’était la berge. Les gros caïmans sacrés flottaient dans l’eau et étaient prêts à s’attaquer au dernier descendant des Doumbouya » (Kourouma 200).     

Selon Mellier, l’horreur met en scène des « figures de l’altérité surnaturelles, monstrueuses, excessives » (147) se trouvant à la source du phénomène. L’Autre se révèle être une menace physique et psychologique, comme en témoignent l’extrait susmentionné qui, toutefois, ne comporte pas la dimension surnaturelle dont fait mention Mellier. Dans ce récit préfigurant l’horreur, les agresseurs ne sont pas le produit de l’imagination de la victime : ils existent bel et bien. L’horreur se traduit alors par un inconscient paranoïaque, puisque Ahmadou Kourouma se mue en faiseurd’horreur et « développe une fiction où l’Autre n’apparaît que dans le cadre d’un antagonisme explicite » (147). Par conséquent, les menaces sont actualisées par la confrontation à une entité malfaisante réelle : « les gros caïmans sacrés ».

La narration use de la figuration par l’utilisation d’une poétique du descriptif. Le récit donne à voir, il ne suggère pas. Ici, surgit le folklorique, le spectaculaire ou le spectatoriel. Les représentations descriptives semblent se réaliser par photographie, comme le fait remarquer Mellier : « Cette visualisation par le texte doit suffire à donner [au lecteur] l’impression de [la] présence » (37) effective de la menace, dont les propriétés sont intensifiées dans l’esprit du lecteur. « C’est dans la terreur que produit la « monstration » (terme qui joue de l’action de montrer l’événement spectaculaire du monstre) que l’univers du personnage s’effondre et que le lecteur s’abandonne au plaisir du pathétique » (31). À partir de là, il est alors possible de comprendre l’art de l’horreur comme un dispositifde dévoilement : « Fama s’avança vers le côté gauche du pont. Le parapet n’était pas haut et sous le pont, en cet endroit, c’était la berge. Les gros caïmans sacrés flottaient dans l’eau ou se réchauffaient sur les bancs de sable […] » (Kourouma 200). 

Le dévoilement s’observe à travers certaines phrases caractéristiques : « Fama s’avança vers le côté gauche du pont » (1), « le parapet n’était pas haut » (2), « les gros caïmans flottaient dans l’eau ou se réchauffaient sur les bancs de sable » (3) et l’expression « en cet endroit » (4). Dans l’élément (1), le sens premier du verbe « s’avancer » est : « se porter en avant », son sens au second degré est : « se hasarder » qui, à son tour, signifie  » se rendre dans un endroit où l’on peut courir un danger ». « Le côté gauche du pont » (1) mentionné au détriment de « côté droit » indique que l’endroit précisé présenterait des risques. D’où l’évocation de l’élément (4) « en cet endroit ». Dans l’élément (2), un mot attire l’attention de l’analyste : « parapet ». Ce mot a pour contenusémantique : « mur à hauteur d’appui destiné à empêcher les chutes ». La négation montre qu’il n’est pas dans sa position la plus élevée, la probabilité de survenue du dommage, c’est-à-dire la mort, est donc énorme. L’élément (3) matérialisé par les termes clés, tels que « caïmans », « flottaient » et « se réchauffaient » sont aussi couverts de signification. Le caïman est un monstre antédiluvien, mangeur d’hommes ; flottaient, du verbe flotter, a pour sens dénoté « rester à la surface de ». Il s’oppose à l’expression « rester en profondeur ». Le verbe se réchauffaient a pour infinitif se réchauffer : il signifie « redonner de la chaleur à son corps ». Il convient d’entendre par le mot chaleur « vigueur » en vue de passer à un acte. Le champ lexical des mots ou expressions clés pris, sémiotiquement et sémantiquement, se recoupent et se complètent dans la description. Ils désignent la mort.

Force est d’admettre que le mystère n’a pas sa place dans une séquence de dévoilement. En effet, la tâche de Kourouma apparaît tout autre. En modifiant l’état d’attente du lecteur, l’écrivain s’assure que ce dernier n’appréhende plus le dénouement de la scène comme un événement inconnu, mais qu’il l’anticipe plutôt, imaginant l’horreur dont il sera témoin. Des procédés rhétoriques s’adjoignent en outre aux stratégies textuelles dans la description de l’horreur.

  • Raconter Fama : une rhétorique de l’horreur

La mort de Fama est volontaire. Il se jette toutefoisdans le fleuve en étant assuré que les caïmans « n’oseront s’attaquer au dernier représentant des Doumbouya » (Kourouma 200). Malheureusement, il eûtplus de mal que de peur : « Fama escalada le parapet et se laissa tomber sur un banc de sable. Il se releva, l’eau n’arrivait pas à la hauteur du genou. Il voulut faire un pas, mais aperçut un caïman sacré fonçant sur lui comme une flèche. Des berges on entendit un cri [horrible] » (Kourouma 200).

          Kourouma recourt notamment à la comparaison.

  • un caïman sacré est ce qui est comparé : le comparé,
  • une flèche le mot qui fait image : le comparant,
  • comme : l’outil de comparaison,
  • le point commun n’est pas exprimé, il est à déduire du comparant : montrer une direction, le long de la ligne, pour attaquer mortellement.

Grâce aux indices de dévoilement, l’auteur avait peu à peu préparé le lecteur à une scèned’horreur et de dégoût. En effet, les passages descriptifs insistent sur la visibilité des éléments représentés, amplifiant du coup la répugnance de la scène : « Un coup de fusil éclata : d’un mirador de la république des Ebènes une sentinelle avait tiré. Le crocodile atteint grogna d’une manière horrible à faire éclater la terre, à déchirer le ciel ; et d’un tourbillon d’eau et de sang il s’élança dans le bief où il continua à se débattre et à grogner ». Cette explosion de sang et cette excitation criminelle de reptiles géants saisis dans une scène de gourmandise macabre constitue un pic scénarique où horreur et fantastique informent une tragicisation.

Le dévoilement des choses a requis principalement l’emploi des termes excessifs : éclata, grogna d’une manière horrible, déchirer le ciel, tourbillon d’eau et de sang…. Ces amplifications traduisent le paroxysme de l’horreur et lelecteur devient le témoin impuissant d’une scène horrifiante. Le narrateur ne se prive pas de la décrire : « Fama inconscient gisait dans le sang sous le pont. Le crocodile râlait et se débattait dans l’eau tumultueuse […]. Fama gisait toujours sous le pont. Le caïman se débattait dans un tourbillon de sang et d’eau » (Kourouma 201). Ces phrases comportent des groupes de mots redondants inscrits dans une formalisation récurrente, anaphorique à la limite:  Fama gisait, sous le pont, le caïman se débattait, sang, non sans omettre la charge sémantique de l’adverbe toujours. Ces considérations s’adossent à ce que Mellier appelle « le fantastique de la représentation »[2] rattaché ici à l’horreur, où apparaît une esthétique de l’extériorisation et de l’excès. 

Pourtant la fusillade était arrêtée. Les gardes frontaliers de la république de Nikinai, drapeaux blancs dans les mains, vinrent relever Fama qui avait été atteint sous la partie du pont relevant de leur juridiction. Ils le transportèrent dans leur poste ; leur brigadier l’examina : il était grièvement atteint à mort par le saurien. […] . Une douleur massive, dure, clouait sa jambe, tout son corps était devenu un caillou, il ne se sentait vivre que dans la gorge où il devait pousser pour inspirer, dans le nez qui soufflait du brûlant, dans les oreilles abasourdies et dans les yeux vifs. Fama avait fini, était fini. On en avertit le chef du convoi sanitaire. (Kourouma 202-203-204).

Le narrateur informe du décès du prince Fama. Mais la brutalité de sa mort, causée par le saurien (caïman), est atténuée par l’usage du verbe finir. L’euphémisme emploie des termes adoucis pour désigner une réalité cruelle : « Un malinké était mort » (Kourouma 205). « Tout le Horodougou était inconsolable, parce que la dynastie Doumbouya finissait, les chiens qui les premiers avaient prédit que la journée serait maléfique hurlaient aux morts, toutes gorges déployées sans se préoccuper des cailloux que les gardes leur lançaient. Les fauves répondaient des forêts par des rugissements, les caïmans par des grognements, les femmes pleuraient » (Kourouma 202).   

L’horreur dans Les soleils des indépendances se perçoit à travers la représentation des actions. Il ne suggère pas l’indicible. Il mise donc davantage sur le visible et le tangible. Par une description détaillée des événements, ici assimilable à une sorte d’hyperréalisme, l’auteur décrit Fama comme un point de mire, une bête de foire qu’il se donne le plaisir douloureux d’exposer à l’écran, précisément un écran de cinéma. Pour saisir mieux l’impact de cette mise en image grand-format chez Kourouma, le lecteur tiendra compte a priori des observations de Boadi : « La description n’est plus simple énonciation, mais devient langage, c’est-à-dire un code, un montage systémique. L’expressionnisme abstrait des mots laisse place à une discursivité théâtralisée, à une sorte de mise en cinéma, de spectacularisation du discours romanesque ». (83-84). Il renchérit :

Cette forme de mise en spectacle réfère plus encore à l’hypotypose en tant qu’elle fait vivre la scène par l’humour grinçant, le grotesque, le farféluesque, l’ironie déchéante, le comique noir, etc. L’assimilation à l’hypotypose procède en effet de l’énumération des détails concrets et frappants que l’on moule dans un folklore d’animation de mots vivaces et scénarisables qui donnent à voir l’objet décrit. (84).        

À la frontière séparant la Côte des Ebènes et la République socialiste de Nikinai, Fama subit l’affront de n’être pas reconnu comme prince du Horodougou. La monomanie de l’honneur a viré à un aveuglement sacrificiel dont la symbolique induit l’universalité sociale de l’horreur.  

  • Une tragédie universelle

La valeur symbolique de Les soleils des indépendances s’ouvre à desdimensions plus larges. L’œuvre de Kourouma infère une tragédie.     

  • Fama et la tragédie de la fin

Les personnages ont un destin dramatique ou sont directement responsables du dénouement tragique : dans Les soleils des indépendances, les initiativesdu protagoniste sont la cause indirecte, à première vue, de sa mort. Mais la compréhension au second degré de cette mort est facilitée par une verve prophétique faite de longue date :

Fama partait dans le Horodougou pour y mourir le plus tôt possible. Il était prédit depuis des siècles avant les soleils des Indépendances, que c’était près des tombes des aïeux que Fama devait mourir ; et c’était peut-être cette destinée qui expliquait pourquoi Fama avait survécu aux tortures des caves de la Présidence, à la vie du camp sans nom ; c’était encore cette destinée qui expliquait cette surprenante libération qui le relançait dans un monde auquel il avait cru avoir dit adieu. (Kourouma 193)

Fama sait qu’il est perdu, mais il va jusqu’au bout de son destin qui est de disparaître de ce monde qui le refuse. Ce monde dont il ne veut plus est sur lequel il ferme les yeux en quittant la capitale « Fama referma les yeux et sommeilla ». (Idem 194). Le jusqu’auboutisme de Fama opère dans l’œuvre comme un leitmotiv et une négation des valeurs bourgeoises dominantes sous l’ère des Indépendances.Dans la prison de Mayako, en priant profondément et très souvent, il s’était résigné, il avait fini par accepter sa fin, peu importe les circonstances. La mort est donc une solution pour être délivré de son angoisse existentielle. « Il était prêt pour le rendez-vous avec les mânes, prêt pour le jugement d’Allah. La mort était devenue son seul compagnon ; Fama avait déjà la mort dans son corps et la vie n’était pour lui qu’un mal ». (193).  

En clair, Fama se conduit, selon cette trajectoire, en véritable héros tragique. Sa fin, misérable et glorieuse à la fois, fait de lui un héros vaincu. Ce scénario qui campe un héros de la défaite n’est pas exclu de l’écriture romanesque africaine contemporaine. Le personnage-héros selon Boadi est « en déphasage total avec la lecture de l’héroïque rituelle » (87) telle que l’expose Martel pour qui « Le héros vient de la multitude, lui donne l’exemple du courage […]. En contrepartie, le héros reçoit de la multitude une puissance fantastique » (11) qui lui ouvre royalement « les vannes de l’épiphanie glorieuse ». (Boadi 87).

Dans le roman africain contemporain, le scenario des fins tristes ou tragiques, la récurrence des histoires qui finissent en pointillé ou qui finissent mal, édifient à contre-courant des trajectoires héroïques anti-épiphaniques : ici le Mal l’emporte sur le Bien.  Cette déchéance noircit considérablement la trajectoire des héros romanesques et constitue ainsi un choc pour le lectorat africain frustré par la contre-publicité de l’héroïque. Réécrire le héros sous une perspective de décanonisation semble ne pas aller dans le sens souhaité par Bourneuf et Ouellet : « Le roman peut surprendre, voire tromper l’attente du lecteur, mais il faut surtout que l’histoire se termine bien pour satisfaire et sauver la morale […] ». (47-48). Le romancier devrait écrire une bonne histoire qui tiendrait son lecteur en haleine, qui lui ferait connaître, à la fin, les plaisirs et les vertiges de l’immersion fictionnelle. L’épilogue inverse est plutôt servi au lecteur dans Les soleils des indépendances.

Fama s’est battu pour la justice et le respect de l’autre parce que l’avènement des temps nouveaux devait lui permettre de retrouver sa puissance de chef ou sinon d’accéder d’une manière quelconque au pouvoir. Il n’obtient rien de tout cela. Son histoire remet au goût du jour les difficultés d’ordre matériel, psychologique, et même religieux qui rendent sensible l’inadaptation du personnage aux réalités de l’époque nouvelle.

  • L’hypostasie de Fama vue comme inadaptation à un monde des contingences et de     l’improbable

Fama est un héros qui se heurte à un monde incompréhensible. Il ne se reconnaît pas dans la nouvelle Afrique. Ce sentiment est facteur de désarroi tragique : « Tant qu’il y aura le sentiment d’aliénation, l’écrivain rappellera le vieux temps, le temps mythique pour ainsi dire où l’homme se sentait dans un monde cohérent dépourvu d’antagonismes. » (sic) (Ohaegbu 116).

Face aux nouvelles réalités, Fama est un homme en fuite. Mais, telle une fatalité, le nouveau visage de l’Afrique hante sa conscience et son parcours narratif en souffre le martyr.Fama incarne l’image d’un personnage déconnecté du nouvel ordre politique,symboliquement en retard par rapport aux événements. « Aux funérailles du septième jour de feu Koné Ibrahima, Fama allait en retard. Il se dépêchait encore, marchait au pas redoublé d’un diarrhéique. Il était à l’autre bout du pont reliant la ville blanche au quartier nègre à l’heure de la deuxième prière; la cérémonie avait débuté ». (Kourouma). L’odyssée de Fama est un non-sens, une dystopie eschatologique :

À partir de là, s’amorce son odyssée à travers un monde qu’il ne comprend pas jusqu’à cette frontière imposée par la barrière qui se dresse absurdement devant lui, le prince du Horodougou, et dont il ne peut pas davantage comprendre la signification :

Un bâtard, un vrai, un déhonté de rejeton de la forêt et d’une maman qui n’a sûrement connu ni la moindre bande de tissu, ni la dignité du mariage osa, sortir de sa bouche que Fama étranger ne pouvait pas traverser sans carte d’identité ! Avez-vous bien entendu ? Fama étranger sur cette terre de Horodougou ! [Le monde est-il renversé?] (Kourouma 103-104).    

En dernier lieu, le tragique de l’inadaptation est collectif, celui de toute une population. Dans Les soleils des indépendances, Fama est la figure hypostasiée du mal de vivre et de l’impossible alchimie du changement, les difficultés de vivre les mutations de l’ère des indépendances. La tragédie subie par le prince Fama rappelle les contradictions sociales d’une époque que l’on retrouve au travers des vécus des populations de la Côte des Ebènes dont les représentants romanesques pourraient être, entre autres : Okonkwo, Mélédouman, etc.

À travers le destin d’Okonkwo, un notable de son clan, Chinua Achebe évoque le choc culturel qu’a représenté pour les autochtones l’arrivée des Britanniques. Presque coupés de l’extérieur, les habitants de la forêt équatoriale pouvaient imaginer un monde à leur image, fait de multiples dieux, de culte des ancêtres, de rites et de tabous. L’irruption des Européens et de leur religion, le christianisme, bouleverse toutes les croyances traditionnelles, d’où le titre du roman Le monde s’effondre.       

Mélédouman, dans La Carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi, est un prince agni requis à se présenter au bureau du commandant de cercle, Kakatika, pour attester de son identité en raison d’un doute sur le document produit. Faute d’avoir pu, séance tenante, administrer la preuve de son identité, le prince est molesté et jeté en prison, fers aux poings. L’arrestation puis l’emprisonnement de ce prince qui incarne une autorité et un pouvoir évidents dans son milieu culturel, suscite l’émoi et la consternation de son peuple, car celui-ci voue une véritable vénération à la royauté. Finalement, le prince Mélédouman a été innocenté. Mais, au-delà du microcosme africain, le malaise s’étale au macrocosme, c’est-à-dire l’univers extérieur au petit monde, voire toutes les sociétés traditionnelles mises en présence des contraintes modernes et contemporaines et qui vivent un sort similaire.  

Conclusion

Ahmadou Kourouma assigne en définitive à l’héroïsme problématique de Fama un tracé narratif dont le crédit idéologique procède des boulimies matérielles, des tensions psychologiques et des radicalismes religieux d’une société africaine réfractaire aux innovations socio-politiques de l’après-indépendance. Dans Les Soleils des indépendances l’émotion du lecteur est assujettie à la tragédie des personnages « désarticulés », au fondamentalisme culturel des Anciens et à la désillusion collective. Kourouma réinvente principalement l’opposition entre la tradition et le modernisme en désavouant les monolithismes et les clichés du jeu des acteurs. Le récit porte, en particulier, ses enjeux et ses priorités sur les dividendes politiques (les nouveaux pouvoirs), sociologiques (les nouvelles classes sociales) et philosophiques (les nouvelles valeurs).

Le sens de l’honneur est désormais une vue de l’esprit et la dignité n’est plus d’école. Fama quitte sa posture élogieuse et aliène son existence dans une errance macabre. Le héros perd ses insignes d’essence et opte plutôt pour un nihilisme moral et une fronde irrévérencieuse. La figure héroïque dont Fama est l’incarnation prend sa force dans une scénographie de l’horreur où les descriptions sont vives, amplifiées et portées à un haut niveau de cruauté.  

Des stratégies textuelles et narratives et des procédés rhétoriques sont au service de la représentation. Ils ont été forgés par l’écrivain comme les instruments adéquats pour s’exprimer de manière sincère et sentie. De même, l’art visuel et réaliste des descriptions, l’expressivité du discours sont subordonnés à la volonté de décrire exactement et de témoigner d’une tragédie universelle : « Fama est un authentique héros tragique dans la mesure où toute une société riche de traditions meurt avec lui […] ». (Kourouma 185). Ainsi le roman de Kourouma rejoint « l’universelle condition humaine » d’André Malraux.[3]     

Travaux cités

Aloysius Umunnakwe, Ohaegbu. « Autour de l’évocation du passé dans la littérature africaine », Présence francophone, 23, (automne 1981) : 110-120. 

———- « Les Soleils des Indépendances ou le drame de l’homme écrasé par le destin », dans Présence africaine Nouvelle série, 90 (1974) : 253-260.

Ano Boadi, Désiré. « Roman africain postcolonial et nouvelles formes d’héroïté : entre hyperréalisme caricaturesque et contrecoups de l’anti-épique ». Revue de Littérature & d’Esthétique Négro-Africaines. 2. 16 (2016) : 76-90.

Barthes, Roland. L’analyse structurale du récit. Paris : Seuil, « Points », 1981. 

Belorgey, Jean-Michel. « Grandeurs et servitudes de la transgression », in Gautheron M. (dir), L’honneur. Image de soi ou don de soi : un idéal équivoque. Paris, Autrement (1991) : 190-199.

Biard, Michel. « Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958 », Annales historiques de la Révolution Française, 2009 [En ligne], 357 juillet-septembre, mis en ligne le 09 décembre 2009, URL:http://journals.openedition.org/ahrf/10665; DOI :https//doi.org/10.4000/ahrf.10665, consulté le 15 janvier 2021.

Billacois, François. « Flambée baroque et braises classiques ». Gautheron M (dir), L’honneur. Image de soi ou don de soi : un idéal équivoque. Paris, Autrement (1991) : 69-81.

Bourneuf, Roland et Ouellet, Réal. L’univers du roman. Paris : PUF, 1972.

Drevillon, Hervé et Venturino, Diego. « Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne ». Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr, consulté le 3 février 2021.

Goffman, Erving. La mise en scène de la vie quotidienne. Paris : Les Editions de Minuit, Tomes 1 et 2, 1973. 

Green, André. « L’honneur et le narcissisme », in Gautheron M (dir), L’honneur. Image de soi ou don de soi : un idéal équivoque. Paris, Autrement (1991) : 37-52.

Jouve, Vincent. L’Effet-Personnage dans le roman. Paris : Presses Universitaires de France, Collection « Écriture », 1992.

Kourouma, Ahmadou. Le diseur de vérité, acte I. 1999

Kourouma, Ahmadou. Les soleils des indépendances. Paris : Seuil, 1970.

Littré, Emile. Dictionnaire de la langue française. Paris : Hachette, t. 2040-2043, 1874.

Martel, Rémy. La foule. Paris : Larousse, 1972.

Mellier, Denis. La littérature fantastique. Paris : Éd. du Seuil, 2000.

Mellier, Denis. L’écriture de l’excès : fiction fantastique et poétique de la terreur. Paris : H. Champion, 1999. 

Nicolas, Jean-Claude. Comprendre Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma. Paris : Seuil, 1985.

Roberge, Martine. L ‘art de faire peur : des récits légendaires aux films d’horreur. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2004.

Vaïs, Michel. L’écrivain scénique. Paris : PUQ, 1978.

Comment citer cet article :

MLA : Danho, Yayo Vincent. «Le prince Fama dans Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : Des honneurs à l’horreur.» Uirtus 1.1 (août 2021): 34-50.


[1] Pour Furetière, le terme honneur signifie, entre autres, « témoignage d’estime ou de soumission qu’on rend à quelqu’un par ses paroles, ou par ses actions » ; « se dit en général de l’estime qui est due à la vertu & au mérite » ; « s’applique plus particulièrement à deux sortes de vertus, à la vaillance pour les hommes, & à la chasteté pour les femmes » ; « se dit aussi de la chose qui honore, qui donne de la gloire », etc. (Furetière A., Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes, La Haye-Rotterdam, 1690, article Honneur). Dans le Dictionnaire de l’Académie française : l’honneur est : « action, démonstration extérieure par laquelle on fait connaître la vénération, le respect, l’estime qu’on a pour la dignité, ou pour le mérite de quelqu’un » ; honneur « signifie encore, Vertu, probité » ; « se prend aussi pour la gloire qui suit la vertu, pour l’estime du monde, & pour la réputation » ; « se prend aussi pour Dignité, Charge ; mais en ce sens il n’a d’usage qu’au pluriel » (Le dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1694, article Honneur).

[2]– Dans son ouvrage La littérature fantastique, Denis Mellier reprend cette catégorisation en remplaçant le fantastique de la représentation par le fantastique de la présence. Bien que l’analyse de ces catégories reste sensiblement la même, Mellier renomme quelques éléments étudiés en regard de chacune de ces tendances : la stratégie ou programme textuel dans le fantastique de la représentation devient l’enjeu dans le fantastique de la présence et l’écriture dans le premier type de fantastique a dorénavant pour nom la poétique dans le second.

[3]La Condition humaine est un roman d’André Malraux. Dans ce roman, Malraux définit ses personnages comme des types de héros en qui s’unissent la culture, la lucidité et l’aptitude à l’action. Mais ne sont-ils pas également plongés en permanence dans la boue de la condition humaine, alternance de grandeur et de déchéance ? Kyo se suicide dans l’espoir d’une fusion fraternelle. Mais cet espoir est illusoire. Tout le tragique de la condition humaine est là. L’angoisse eschatologique se double dans l’impossible dépassement de soi, de l’appréhension face à sa propre conscience. La vie est absurde, et l’homme incapable de savoir qui il est. N’y a-t-il pas corrélation entre les faits décrits et l’histoire de Fama ? (Nous soulignons).

Le prince Fama dans Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : Des honneurs à l’horreur

Yayo Vincent Danho§

Résumé : La présente réflexion interroge Les Soleils des indépendances sous l’angle de l’honneur et de l’horreur. Articulée autour du prince Fama, la scénographie de l’honneur constitue d’essence un principe qui gouverne la vie du héros. L’honneur dont il porte d’autorité les atours et le prestige débouche sur des errances, des incohérences et du déviationnisme viral du nouveau monde, incarné par les indépendances et ses apparats d’escortes. La déliquescence individuelle et collective ruine en effet les vanités et les vacuités de l’honneur pour donner voix à une spectacularisation de l’horreur. La description fonde en effet sa pertinence et sa force sur une rhétorique textuelle et narrative à laquelle il associe une intelligence esthétique qui informe une sorte de mise en image grand-format. L’expressionnisme concret des mots ne peut absoudre en définitive la tragédie du héros.

Mots-clés : Fama, prince, honneur, déviance, horreur, tragédie  

 

Abstract : The present reflection examines Les Soleils des indépendances from the perspective of honour and horror. Centred around Prince Fama, the scenography of honour is essentially a principle that governs the life of the hero. The honour which he authoritatively wears in his finery and prestige leads to the wanderings, inconsistencies and viral deviation of the new world, embodied by the independence and its escorting trappings. Individual and collective decay ruins the vanities and vacuums of honour to give voice to a spectacularisation of horror. The description bases its relevance and strength on a textual and narrative rhetoric to which it associates an aesthetic intelligence that informs a kind of large-format image setting. The concrete expressionism of words cannot ultimately absolve the tragedy of the hero.

Keywords: Fama, Prince, Honour, Deviance, Horror, Tragedy

 

 

 

Introduction             

Les ouvrages d’Ahmadou Kourouma, en de nombreux cas, créent un effet de mobilisation des regards et des sens. Ses héros sont asservis à une espèce de captation visuelle et sensitive sous laquelle ils incarnent, soit une image élogieuse, soit une figure abracadabrante, voire malsaine selon qu’ils sont présentés sous un angle positif ou négatif. L’analyste s’efforce ainsi de saisir l’aspect ou l’affect significatif de ces personnages, dont les apparitions ne font pas mystère d’une idéologie militante. Dans Les soleils des indépendances, en effet, le monde des indépendances apparaît comme la fin d’un univers authentique où les honneurs et la solennité des insignes semblent avoir fait place à l’horreur.

L’honneur présente ici une polysémie confligène. Néanmoins, le Dictionnaire de Furetière et le Dictionnaire de l’Académie française s’accordent sur le fait qu’il désigne toute reconnaissance sociale d’une attitude vertueuse[1]. Cette reconnaissance peut prendre la forme volatile de l’estime publique et de la réputation, ou bien celle de l’octroi d’honneurs, c’est-à-dire de l’attribution de charges d’autorité et de pouvoir, entraînant l’attribution de privilèges matériels et de droits accrus de préséance.  

Selon Le Grand Robert de la langue française, l’horreur est une « impression violente causée par la vue ou la pensée d’une chose qui fait peur ou qui répugne (souvent accompagnée par un frémissement, un frison, un mouvement de recul). (https ://www.lerobert.com)  

La présente contribution part du constat que les notions d’honneur et d’horreur affichent leur présence dans les textes romanesques africains à l’exemple de Les soleils des indépendances. Dès lors, des questions essentielles orientent et structurent la réflexion : L’honneur est-il un principe qui gouverne la vie du personnage-héros dans l’univers textuel romanesque ? Ce principe doit-il s’appréhender par son amarrage à la déviance ? L’honneur ne peut-il être pensé autrement que dans son rapport à l’horreur ? Si le rapport est établi, quels sont alors les mécanismes choisis dans le roman qui servent à créer l’effet d’horreur ?

Adossée à la sémiotique narrative et à la sociocritique, l’étude explorera quelques traits majeurs de l’honneur et l’horreur. Elle établira que le schème de l’honneur s’intègre dans la diégèse comme un principe qui régit la vie du personnage-héros. Elle montrera de plus comment Fama prospère sur l’autel d’un devoir d’honneur que le romancier aliène dans la tragicisation de l’horrible.

 

  1. L’honneur : un principe qui gouverne le personnage-héros

L’honneur mobilise dans Les Soleils des indépendances les meilleurs suffrages du lecteur. S’il s’applique à des personnages satellites dans Les Soleils des indépendances, il reste un principe moral primordial pour Fama. Les relations du personnage-héros avec son époque « l’ère des Indépendances (les soleils des Indépendances, disent les Malinkés) » (Kourouma 7-8) tiennent des accointances solides avec la morale. Fama, qui ne comprend ni n’accepte son époque, ne se porte garant d’aucune analyse politique et historique, économique et sociologique. Il injurie, condamne ou s’enthousiasme. Il appréhende l’histoire en moraliste, selon les critères moraux qui procèdent des valeurs traditionnelles du peuple malinké.

 

  • Fama et les honneurs : entre conservatismes et jactance

Barthes écrivait : « Le propre du récit n’est pas l’action, mais le personnage comme nom propre » (13), du moins peut-on reconnaître à la fois cette donnée de fait qu’il n’y a pas de roman sans nom propre, et, empiriquement, un fonctionnement de lecture, le rôle décisif des noms dans ce que Jouve a appelé « L’Effet-personnage ». Fama (ce nom signifie « roi », « chef ») a un besoin vital de considération et d’admiration. Quelques jours avant sa mort, il crie ce besoin aux hommes : « Regardez Doumbouya, le prince du Horodougou ! Admirez-moi…! ». (Kourouma 199). Il ne s’agit pas d’un défaut personnel d’orgueil : ce sentiment est le propre du chef, du héros, de se voir honoré, célébré. L’intrigue montre le héros saisi avec délectation les postures ou les scénarii de valorisation : « […] ; il avait le palabre, le droit et un parterre d’auditeurs […] » (Kourouma 13) et il apprécie avec volupté les salutations de ses vassaux : « Fama trônait, se rengorgeait, se bombait. Regardait-il les salueurs ? A peine ! » (Kourouma 113).

Les sentiments d’estime et de considération portés à Fama correspondent à un principe, celui de la dignité de la personne humaine et principalement de l’appartenance sociale. « Quelles que soient sa naissance et sa vacation, nul n’échappe au sentiment de la valeur de son propre être social ; nul n’échappe non plus au souci de la préserver […] aucune société traditionnelle ne saurait se concevoir sans des liens d’honneur entre ses membres. Le souci d’honneur partagé est consubstantiel à tout lien social viable et durable ». (Drevillon et Venturino,  www.pur-editions.fr ).

Or, dans la diégèse, celui-ci est remis en question par un métadiscours peu élogieux : « Un prince presque mendiant, c’est grotesque » (Kourouma 11), « sous les soleils des Indépendances, les Malinkés honnissaient et même giflaient leur prince » (Kourouma 15) ou encore « Cette vie-là n’était-elle pas un soleil éteint et assombri dans le haut de sa course ? »  (Kourouma 29). En effet, la déconsidération, le mépris, l’humiliation, le déshonneur, la bassesse… bafouent l’honneur ou la respectabilité de Fama. Ce dernier fait des pieds et des mains pour protéger son intégrité, le respect qu’il a envers lui-même, « sa sphère idéale » des menaces extérieures. Or Fama ne peut garantir l’inviolabilité de son honneur sans s’en référer à l’altérité : « […] en bon Malinké, que pouvait-il chercher encore ? Il […] se déplaça […] se pavana de sorte que partout on le vit ». (Kourouma 13). L’inscripteur recourt aux verbes de mouvement « se déplacer », « se pavaner », à l’adverbe « partout » et au verbe de perception « voir », précédé de la locution conjonctive « de sorte que ». Ils mettent en évidence le désir d’élévation de Fama, surtout si l’on s’en tient à la sémantique qui entoure les mots guillemetés. Belorgey en déduit que « L’honneur est alors inséparable de l’espace public » (197) ; il correspond à la « face », à « La mise en scène de soi » (Goffman), « c’est nous faire croire tels que nous sommes [en vue d’être reconnus] ». (Billacois 79).

Par cette attache aux règles de l’être ensemble, Fama revendique l’attention ou la dévotion des Malinkés et des non Malinkés. C’est pourquoi, selon Green, « l’honneur est étroitement lié à l’existence sociale ». (39) . L’opinion positive du groupe est une pièce importante du puzzle. Les honneurs de Fama, un authentique prince Doumbouya, équivalent alors à l’honneur ressenti, exigé et témoigné. Dilmaç souligne que « L’honneur apparaît alors comme un principe tourné vers le soi : il constitue un ensemble de valeurs, mais aussi une moralité choisie par les personnes en vue de donner un sens à leurs actions, mais surtout de protéger leur intégrité » (346). Fama, en effet, jubilait « quand […] les griots et les griottes chantaient la pérennité et la puissance des Doumbouya » (Kourouma 19). Animé de ces sentiments, Fama est en harmonie avec son personnage de chef, « car le héros se nourrit de poèmes et de musique qui l’exaltent, sinon il s’adoucit et se suicide ». (Kourouma acte I).

Pour mériter ces honneurs, Fama veille habituellement à la noblesse de son maintien. « Avec […] des gestes royaux et des saluts majestueux » (Kourouma 106), même s’il est parfois dérisoire, « dommage que le boubou ait été poussiéreux et froissé ! » (Idem). 

La narration donne de constater un autre fait : Fama ne perd jamais le sens aigu de la dignité de sa famille. À plusieurs reprises, on le voit marquer ce qui convient ou non à un Doumbouya : « un Doumbouya, un vrai, ne donne pas le dos au danger, se vanta-t-il » ; (Kourouma 164). C’est pourquoi, il est hors de lui quand « le petit douanier gros, rond, ventru, tout fagoté, de la poitrine aux orteils, avec son ceinturon et ses molletières », (Kourouma 104), ne lui témoigne pas la considération attendue :

Le dernier village de la Côte des Ebènes arriva, et après, le poste des douanes, séparant de la République socialiste de Nikinai. Là, Fama piqua le genre de colère qui bouche la gorge d’un serpent d’injures et de baves, et lui communique le frémissement des feuilles. Un bâtard, un vrai, déhonté de rejeton de la forêt et d’une maman qui n’a surement connu la moindre bande de tissu, ni de dignité du mariage, osa, debout sur ses deux testicules, sortir de sa bouche que Fama étranger ne pouvait pas traverser sans carte d’identité ! Avez-vous bien entendu ? Fama étranger sut cette terre de Horodougou ! (Kourouma 103-104).

Il se calme aussitôt quand on sait « distinguer l’or du cuivre » (Kourouma 104) et reconnaître en lui « le descendant des Doumbouya » (Idem). La reconnaissance vaut alors à Fama « les honneurs et les excuses convenables » (Idem).

Les honneurs de Fama peuvent se résumer selon Biard 2009 sous le vocable « d’honneur civique ». Il comprend toutes les civilités, mais aussi les éléments juridiques (tel le respect de l’Autre, celui de la dignité du personnage-héros). Loin d’être déraisonnable ou excessif, cet honneur pourrait alors être envisagé comme « promouvant la vertu » (Billacois 79). Cet honneur dit « civique », porté par les individus dits « Honorables » (Kourouma 100) dont Fama est le prototype, aurait son antithèse caractérisée par un autre type d’honneur, plutôt fondé sur la déviance.

 

  • L’honneur du prince ou le paradoxe de la déviance

Sous la plume d’Ahmadou Kourouma, le monde des indépendances apparaît comme la fin d’un univers authentique. Il est une dégradation de l’univers traditionnel. Pour exemple, Fama, le prince d’hier, connu sous l’appellation de l’honorable, ne se retrouve plus ; non seulement, elles le dépossèdent, mais les indépendances suppriment les chefferies traditionnelles et réduisent les princes en « bande d’hyènes » (Kourouma 9), de mendiants en quête de pâture. « Fama Doumbouya, père Doumbouya, mère Doumbouya, dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou, totem panthère, était un vautour […] Ah ! les soleils des Indépendances ! » (Kourouma 9). Fama est réduit à sillonner les foules anonymes, de funérailles en funérailles, à la recherche de sa substance. « Il marchait au pas redoublé d’un diarrhéique » (Kourouma 9), bousculé par des badauds, « des badauds plantés comme dans la case de papa ». (Kourouma 9). Il transpire, menace, injurie, couvert d’un vacarme incroyable de « klaxons, pétarades des moteurs, battements des pneus, cris et appels des passants et des conducteurs ».  (Kourouma 10). L’honneur dit « civilisé » est rangé aux calandres grecques, la norme civique est désavouée : celle-ci prendrait forme dans la retenue des comportements. L’honneur désigné, en revanche, est « barbare », vil. Il renverrait à un comportement qualifié de déviant, un pur paradoxe. D’où ce parallèle entre la description qui en est faite et cette célèbre réplique chère à Kourouma : « lui, Fama né dans l’or, le manger, l’honneur et les femmes ! Eduqué pour préférer l’or à l’or, pour choisir le manger parmi d’autres, et coucher sa favorite parmi cent épouses ! Qu’était-il devenu ? Un charognard … ». (Kourouma 10). Ce terme de « charognard » engendre, par analogie, un registre lexical des attributs de Fama. Devenu pauvre, il vit des largesses des amis des défunts dont on célèbre les funérailles. La représentation ci-contre donnée à titre illustratif est appuyée par un commentaire métanarratif.

 

  

 

 

 

                 hyène    →  cimetière         

Fama                                                    charognescharognard Fama       vautourarrière des cases

 

L’hyène vit aux alentours des cimetières, les vautours planent à l’arrière des cases. Ici et là, sont des lieux de décomposition, des dépôts de « détritus ». Hyène, vautour et charognard connotent Fama, de même que cimetière, arrière des cases et charognes connotent à la fois des lieux de célébration de funérailles ou de naissance, lieux de prédilection de Fama. Les attributs ressortissent à la fois aux registres zoologique et minéral. Fama est donc condamné à la marginalité, il est un « bâtard » pour la société contemporaine. Personne n’estime lui devoir le respect. Le voilà arrivant en retard à une cérémonie funéraire : Fama essuie les sarcasmes d’un griot qui associe les Doumbouya, totem panthère, aux Keita, totem hippopotame. Proportionnellement à la réaction du griot, symbole du peuple malinké, Boadi apporte des explications édifiantes :

Cette déchéance, cette sorte de unfornunate end ou de badly end entache profondément le tracé de l’itinéraire du héros romanesque […]. Il perd ses artifices glorieux. Sa fouge et ses limitations l’auto-détruisent, car il n’a pas cette science des grands hommes qui génère la mystique de la surhumanité. Entre le peuple et lui, il y a toujours cette coupure qui intervient brutalement, cette cassure intervenant à un moment crucial et produisant l’incommunicabilité qui accélère l’échec, crée le revers, alimente les déboires (87-88).

 « Ces diverses atteintes à l’intégrité physique (et même comportemental) font partie du grand courant moderne de caricaturisation des personnages, […] de leurs rêves impuissants, inarticulés ». (Vaïs 197). La trajectoire de ces personnages-héros, notamment Fama, montre en définitive une démarcation totale avec « le schème épique de l’héroïté » (Boadi 87) parce que l’honneur qui gouverne la vie du personnage est constamment sapé, souillé. L’honneur qui se met en place par la négativité va inexorablement à la catastrophe.

  

  1. « L’honorable » Fama Doumbouya : au bout de la course, le folklore de l’horreur

Ohaegbu affirme cruellement : « Fama est fait pour être un raté » (260). Le héros de Les Soleils des Indépendances semble, en effet, par ses maladresses et ses inconséquences se complaire à faciliter la tâche d’un destin qui le persécute. Il se montre lucide, mais n’agit pas de manière conséquente. La seule volonté qu’il marque est celle de franchir la frontière et de mourir. Mais, la mort de Fama laisse un sentiment d’horreur.

 

  • La représentation de l’horreur : monomanie et hollywoodisme

          La narration proleptique de l’horreur campe avec éloquence et gravité la menace qui plane sur la vie de Fama : « Fama s’avança vers le côté gauche du pont. Le parapet n’était pas haut et sous le pont, en cet endroit, c’était la berge. Les gros caïmans sacrés flottaient dans l’eau et étaient prêts à s’attaquer au dernier descendant des Doumbouya » (Kourouma 200).     

Selon Mellier, l’horreur met en scène des « figures de l’altérité surnaturelles, monstrueuses, excessives » (147) se trouvant à la source du phénomène. L’Autre se révèle être une menace physique et psychologique, comme en témoignent l’extrait susmentionné qui, toutefois, ne comporte pas la dimension surnaturelle dont fait mention Mellier. Dans ce récit préfigurant l’horreur, les agresseurs ne sont pas le produit de l’imagination de la victime : ils existent bel et bien. L’horreur se traduit alors par un inconscient paranoïaque, puisque Ahmadou Kourouma se mue en faiseur d’horreur et « développe une fiction où l’Autre n’apparaît que dans le cadre d’un antagonisme explicite » (147). Par conséquent, les menaces sont actualisées par la confrontation à une entité malfaisante réelle : « les gros caïmans sacrés ».

La narration use de la figuration par l’utilisation d’une poétique du descriptif. Le récit donne à voir, il ne suggère pas. Ici, surgit le folklorique, le spectaculaire ou le spectatoriel. Les représentations descriptives semblent se réaliser par photographie, comme le fait remarquer Mellier : « Cette visualisation par le texte doit suffire à donner [au lecteur] l’impression de [la] présence » (37) effective de la menace, dont les propriétés sont intensifiées dans l’esprit du lecteur. « C’est dans la terreur que produit la « monstration » (terme qui joue de l’action de montrer l’événement spectaculaire du monstre) que l’univers du personnage s’effondre et que le lecteur s’abandonne au plaisir du pathétique » (31). À partir de là, il est alors possible de comprendre l’art de l’horreur comme un dispositif de dévoilement : « Fama s’avança vers le côté gauche du pont. Le parapet n’était pas haut et sous le pont, en cet endroit, c’était la berge. Les gros caïmans sacrés flottaient dans l’eau ou se réchauffaient sur les bancs de sable […] » (Kourouma 200). 

Le dévoilement s’observe à travers certaines phrases caractéristiques : « Fama s’avança vers le côté gauche du pont » (1), « le parapet n’était pas haut » (2), « les gros caïmans flottaient dans l’eau ou se réchauffaient sur les bancs de sable » (3) et l’expression « en cet endroit » (4). Dans l’élément (1), le sens premier du verbe « s’avancer » est : « se porter en avant », son sens au second degré est : « se hasarder » qui, à son tour, signifie  » se rendre dans un endroit où l’on peut courir un danger ». « Le côté gauche du pont » (1) mentionné au détriment de « côté droit » indique que l’endroit précisé présenterait des risques. D’où l’évocation de l’élément (4) « en cet endroit ». Dans l’élément (2), un mot attire l’attention de l’analyste : « parapet ». Ce mot a pour contenu sémantique : « mur à hauteur d’appui destiné à empêcher les chutes ». La négation montre qu’il n’est pas dans sa position la plus élevée, la probabilité de survenue du dommage, c’est-à-dire la mort, est donc énorme. L’élément (3) matérialisé par les termes clés, tels que « caïmans », « flottaient » et « se réchauffaient » sont aussi couverts de signification. Le caïman est un monstre antédiluvien, mangeur d’hommes ; flottaient, du verbe flotter, a pour sens dénoté « rester à la surface de ». Il s’oppose à l’expression « rester en profondeur ». Le verbe se réchauffaient a pour infinitif se réchauffer : il signifie « redonner de la chaleur à son corps ». Il convient d’entendre par le mot chaleur « vigueur » en vue de passer à un acte. Le champ lexical des mots ou expressions clés pris, sémiotiquement et sémantiquement, se recoupent et se complètent dans la description. Ils désignent la mort.

Force est d’admettre que le mystère n’a pas sa place dans une séquence de dévoilement. En effet, la tâche de Kourouma apparaît tout autre. En modifiant l’état d’attente du lecteur, l’écrivain s’assure que ce dernier n’appréhende plus le dénouement de la scène comme un événement inconnu, mais qu’il l’anticipe plutôt, imaginant l’horreur dont il sera témoin. Des procédés rhétoriques s’adjoignent en outre aux stratégies textuelles dans la description de l’horreur.

 

  • Raconter Fama : une rhétorique de l’horreur

La mort de Fama est volontaire. Il se jette toutefois dans le fleuve en étant assuré que les caïmans « n’oseront s’attaquer au dernier représentant des Doumbouya » (Kourouma 200). Malheureusement, il eût plus de mal que de peur : « Fama escalada le parapet et se laissa tomber sur un banc de sable. Il se releva, l’eau n’arrivait pas à la hauteur du genou. Il voulut faire un pas, mais aperçut un caïman sacré fonçant sur lui comme une flèche. Des berges on entendit un cri [horrible] » (Kourouma 200).

          Kourouma recourt notamment à la comparaison.

  • un caïman sacré est ce qui est comparé : le comparé,
  • une flèche le mot qui fait image : le comparant,
  • comme : l’outil de comparaison,
  • le point commun n’est pas exprimé, il est à déduire du comparant : montrer une direction, le long de la ligne, pour attaquer mortellement.

Grâce aux indices de dévoilement, l’auteur avait peu à peu préparé le lecteur à une scène d’horreur et de dégoût. En effet, les passages descriptifs insistent sur la visibilité des éléments représentés, amplifiant du coup la répugnance de la scène : « Un coup de fusil éclata : d’un mirador de la république des Ebènes une sentinelle avait tiré. Le crocodile atteint grogna d’une manière horrible à faire éclater la terre, à déchirer le ciel ; et d’un tourbillon d’eau et de sang il s’élança dans le bief où il continua à se débattre et à grogner ». Cette explosion de sang et cette excitation criminelle de reptiles géants saisis dans une scène de gourmandise macabre constitue un pic scénarique où horreur et fantastique informent une tragicisation.

Le dévoilement des choses a requis principalement l’emploi des termes excessifs : éclata, grogna d’une manière horrible, déchirer le ciel, tourbillon d’eau et de sang…. Ces amplifications traduisent le paroxysme de l’horreur et le lecteur devient le témoin impuissant d’une scène horrifiante. Le narrateur ne se prive pas de la décrire : « Fama inconscient gisait dans le sang sous le pont. Le crocodile râlait et se débattait dans l’eau tumultueuse […]. Fama gisait toujours sous le pont. Le caïman se débattait dans un tourbillon de sang et d’eau » (Kourouma 201). Ces phrases comportent des groupes de mots redondants inscrits dans une formalisation récurrente, anaphorique à la limite Fama gisait, sous le pont, le caïman se débattait, sang, non sans omettre la charge sémantique de l’adverbe toujours. Ces considérations s’adossent à ce que Mellier appelle « le fantastique de la représentation »[2] rattaché ici à l’horreur, où apparaît une esthétique de l’extériorisation et de l’excès. 

Pourtant la fusillade était arrêtée. Les gardes frontaliers de la république de Nikinai, drapeaux blancs dans les mains, vinrent relever Fama qui avait été atteint sous la partie du pont relevant de leur juridiction. Ils le transportèrent dans leur poste ; leur brigadier l’examina : il était grièvement atteint à mort par le saurien. […] . Une douleur massive, dure, clouait sa jambe, tout son corps était devenu un caillou, il ne se sentait vivre que dans la gorge où il devait pousser pour inspirer, dans le nez qui soufflait du brûlant, dans les oreilles abasourdies et dans les yeux vifs. Fama avait fini, était fini. On en avertit le chef du convoi sanitaire. (Kourouma 202-203-204).

Le narrateur informe du décès du prince Fama. Mais la brutalité de sa mort, causée par le saurien (caïman), est atténuée par l’usage du verbe finir. L’euphémisme emploie des termes adoucis pour désigner une réalité cruelle : « Un malinké était mort » (Kourouma 205). « Tout le Horodougou était inconsolable, parce que la dynastie Doumbouya finissait, les chiens qui les premiers avaient prédit que la journée serait maléfique hurlaient aux morts, toutes gorges déployées sans se préoccuper des cailloux que les gardes leur lançaient. Les fauves répondaient des forêts par des rugissements, les caïmans par des grognements, les femmes pleuraient » (Kourouma 202).   

L’horreur dans Les soleils des indépendances se perçoit à travers la représentation des actions. Il ne suggère pas l’indicible. Il mise donc davantage sur le visible et le tangible. Par une description détaillée des événements, ici assimilable à une sorte d’hyperréalisme, l’auteur décrit Fama comme un point de mire, une bête de foire qu’il se donne le plaisir douloureux d’exposer à l’écran, précisément un écran de cinéma. Pour saisir mieux l’impact de cette mise en image grand-format chez Kourouma, le lecteur tiendra compte a priori des observations de Boadi : « La description n’est plus simple énonciation, mais devient langage, c’est-à-dire un code, un montage systémique. L’expressionnisme abstrait des mots laisse place à une discursivité théâtralisée, à une sorte de mise en cinéma, de spectacularisation du discours romanesque ». (83-84). Il renchérit :

Cette forme de mise en spectacle réfère plus encore à l’hypotypose en tant qu’elle fait vivre la scène par l’humour grinçant, le grotesque, le farféluesque, l’ironie déchéante, le comique noir, etc. L’assimilation à l’hypotypose procède en effet de l’énumération des détails concrets et frappants que l’on moule dans un folklore d’animation de mots vivaces et scénarisables qui donnent à voir l’objet décrit. (84).       

À la frontière séparant la Côte des Ebènes et la République socialiste de Nikinai, Fama subit l’affront de n’être pas reconnu comme prince du Horodougou. La monomanie de l’honneur a viré à un aveuglement sacrificiel dont la symbolique induit l’universalité sociale de l’horreur.  

  1. Une tragédie universelle

La valeur symbolique de Les soleils des indépendances s’ouvre à des dimensions plus larges. L’œuvre de Kourouma infère une tragédie.     

 

  • Fama et la tragédie de la fin

Les personnages ont un destin dramatique ou sont directement responsables du dénouement tragique : dans Les soleils des indépendances, les initiatives du protagoniste sont la cause indirecte, à première vue, de sa mort. Mais la compréhension au second degré de cette mort est facilitée par une verve prophétique faite de longue date :

Fama partait dans le Horodougou pour y mourir le plus tôt possible. Il était prédit depuis des siècles avant les soleils des Indépendances, que c’était près des tombes des aïeux que Fama devait mourir ; et c’était peut-être cette destinée qui expliquait pourquoi Fama avait survécu aux tortures des caves de la Présidence, à la vie du camp sans nom ; c’était encore cette destinée qui expliquait cette surprenante libération qui le relançait dans un monde auquel il avait cru avoir dit adieu. (Kourouma 193)

Fama sait qu’il est perdu, mais il va jusqu’au bout de son destin qui est de disparaître de ce monde qui le refuse. Ce monde dont il ne veut plus est sur lequel il ferme les yeux en quittant la capitale « Fama referma les yeux et sommeilla ». (Idem 194). Le jusqu’auboutisme de Fama opère dans l’œuvre comme un leitmotiv et une négation des valeurs bourgeoises dominantes sous l’ère des Indépendances. Dans la prison de Mayako, en priant profondément et très souvent, il s’était résigné, il avait fini par accepter sa fin, peu importe les circonstances. La mort est donc une solution pour être délivré de son angoisse existentielle. « Il était prêt pour le rendez-vous avec les mânes, prêt pour le jugement d’Allah. La mort était devenue son seul compagnon ; Fama avait déjà la mort dans son corps et la vie n’était pour lui qu’un mal ». (193).   

En clair, Fama se conduit, selon cette trajectoire, en véritable héros tragique. Sa fin, misérable et glorieuse à la fois, fait de lui un héros vaincu. Ce scénario qui campe un héros de la défaite n’est pas exclu de l’écriture romanesque africaine contemporaine. Le personnage-héros selon Boadi est « en déphasage total avec la lecture de l’héroïque rituelle » (87) telle que l’expose Martel pour qui « Le héros vient de la multitude, lui donne l’exemple du courage […]. En contrepartie, le héros reçoit de la multitude une puissance fantastique » (11) qui lui ouvre royalement « les vannes de l’épiphanie glorieuse ». (Boadi 87).

Dans le roman africain contemporain, le scenario des fins tristes ou tragiques, la récurrence des histoires qui finissent en pointillé ou qui finissent mal, édifient à contre-courant des trajectoires héroïques anti-épiphaniques : ici le Mal l’emporte sur le Bien.  Cette déchéance noircit considérablement la trajectoire des héros romanesques et constitue ainsi un choc pour le lectorat africain frustré par la contre-publicité de l’héroïque. Réécrire le héros sous une perspective de décanonisation semble ne pas aller dans le sens souhaité par Bourneuf et Ouellet : « Le roman peut surprendre, voire tromper l’attente du lecteur, mais il faut surtout que l’histoire se termine bien pour satisfaire et sauver la morale […] ». (47-48). Le romancier devrait écrire une bonne histoire qui tiendrait son lecteur en haleine, qui lui ferait connaître, à la fin, les plaisirs et les vertiges de l’immersion fictionnelle. L’épilogue inverse est plutôt servi au lecteur dans Les soleils des indépendances.

Fama s’est battu pour la justice et le respect de l’autre parce que l’avènement des temps nouveaux devait lui permettre de retrouver sa puissance de chef ou sinon d’accéder d’une manière quelconque au pouvoir. Il n’obtient rien de tout cela. Son histoire remet au goût du jour les difficultés d’ordre matériel, psychologique, et même religieux qui rendent sensible l’inadaptation du personnage aux réalités de l’époque nouvelle.

 

  • L’hypostasie de Fama vue comme inadaptation à un monde des contingences et de l’improbable

Fama est un héros qui se heurte à un monde incompréhensible. Il ne se reconnaît pas dans la nouvelle Afrique. Ce sentiment est facteur de désarroi tragique : « Tant qu’il y aura le sentiment d’aliénation, l’écrivain rappellera le vieux temps, le temps mythique pour ainsi dire où l’homme se sentait dans un monde cohérent dépourvu d’antagonismes. » (sic) (Ohaegbu 116).

Face aux nouvelles réalités, Fama est un homme en fuite. Mais, telle une fatalité, le nouveau visage de l’Afrique hante sa conscience et son parcours narratif en souffre le martyr. Fama incarne l’image d’un personnage déconnecté du nouvel ordre politique, symboliquement en retard par rapport aux événements. « Aux funérailles du septième jour de feu Koné Ibrahima, Fama allait en retard. Il se dépêchait encore, marchait au pas redoublé d’un diarrhéique. Il était à l’autre bout du pont reliant la ville blanche au quartier nègre à l’heure de la deuxième prière; la cérémonie avait débuté ». (Kourouma). L’odyssée de Fama est un non-sens, une dystopie eschatologique :

À partir de là, s’amorce son odyssée à travers un monde qu’il ne comprend pas jusqu’à cette frontière imposée par la barrière qui se dresse absurdement devant lui, le prince du Horodougou, et dont il ne peut pas davantage comprendre la signification :

Un bâtard, un vrai, un déhonté de rejeton de la forêt et d’une maman qui n’a sûrement connu ni la moindre bande de tissu, ni la dignité du mariage osa, sortir de sa bouche que Fama étranger ne pouvait pas traverser sans carte d’identité ! Avez-vous bien entendu ? Fama étranger sur cette terre de Horodougou ! [Le monde est-il renversé?] (Kourouma 103-104).    

En dernier lieu, le tragique de l’inadaptation est collectif, celui de toute une population. Dans Les soleils des indépendances, Fama est la figure hypostasiée du mal de vivre et de l’impossible alchimie du changement, les difficultés de vivre les mutations de l’ère des indépendances. La tragédie subie par le prince Fama rappelle les contradictions sociales d’une époque que l’on retrouve au travers des vécus des populations de la Côte des Ebènes dont les représentants romanesques pourraient être, entre autres : Okonkwo, Mélédouman, etc.

À travers le destin d’Okonkwo, un notable de son clan, Chinua Achebe évoque le choc culturel qu’a représenté pour les autochtones l’arrivée des Britanniques. Presque coupés de l’extérieur, les habitants de la forêt équatoriale pouvaient imaginer un monde à leur image, fait de multiples dieux, de culte des ancêtres, de rites et de tabous. L’irruption des Européens et de leur religion, le christianisme, bouleverse toutes les croyances traditionnelles, d’où le titre du roman Le monde s’effondre.       

Mélédouman, dans La Carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi, est un prince agni requis à se présenter au bureau du commandant de cercle, Kakatika, pour attester de son identité en raison d’un doute sur le document produit. Faute d’avoir pu, séance tenante, administrer la preuve de son identité, le prince est molesté et jeté en prison, fers aux poings. L’arrestation puis l’emprisonnement de ce prince qui incarne une autorité et un pouvoir évidents dans son milieu culturel, suscite l’émoi et la consternation de son peuple, car celui-ci voue une véritable vénération à la royauté. Finalement, le prince Mélédouman a été innocenté. Mais, au-delà du microcosme africain, le malaise s’étale au macrocosme, c’est-à-dire l’univers extérieur au petit monde, voire toutes les sociétés traditionnelles mises en présence des contraintes modernes et contemporaines et qui vivent un sort similaire.  

        

Conclusion

Ahmadou Kourouma assigne en définitive à l’héroïsme problématique de Fama un tracé narratif dont le crédit idéologique procède des boulimies matérielles, des tensions psychologiques et des radicalismes religieux d’une société africaine réfractaire aux innovations socio-politiques de l’après-indépendance. Dans Les Soleils des indépendances l’émotion du lecteur est assujettie à la tragédie des personnages « désarticulés », au fondamentalisme culturel des Anciens et à la désillusion collective. Kourouma réinvente principalement l’opposition entre la tradition et le modernisme en désavouant les monolithismes et les clichés du jeu des acteurs. Le récit porte, en particulier, ses enjeux et ses priorités sur les dividendes politiques (les nouveaux pouvoirs), sociologiques (les nouvelles classes sociales) et philosophiques (les nouvelles valeurs).

Le sens de l’honneur est désormais une vue de l’esprit et la dignité n’est plus d’école. Fama quitte sa posture élogieuse et aliène son existence dans une errance macabre. Le héros perd ses insignes d’essence et opte plutôt pour un nihilisme moral et une fronde irrévérencieuse. La figure héroïque dont Fama est l’incarnation prend sa force dans une scénographie de l’horreur où les descriptions sont vives, amplifiées et portées à un haut niveau de cruauté.  

Des stratégies textuelles et narratives et des procédés rhétoriques sont au service de la représentation. Ils ont été forgés par l’écrivain comme les instruments adéquats pour s’exprimer de manière sincère et sentie. De même, l’art visuel et réaliste des descriptions, l’expressivité du discours sont subordonnés à la volonté de décrire exactement et de témoigner d’une tragédie universelle : « Fama est un authentique héros tragique dans la mesure où toute une société riche de traditions meurt avec lui […] ». (Kourouma 185). Ainsi le roman de Kourouma rejoint « l’universelle condition humaine » d’André Malraux.[3]     

 

Travaux cités

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Mellier, Denis. L’écriture de l’excès : fiction fantastique et poétique de la terreur. Paris : H. Champion, 1999. 

Nicolas, Jean-Claude. Comprendre Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma. Paris : Seuil, 1985.

Roberge, Martine. L ‘art de faire peur : des récits légendaires aux films d’horreur. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2004.

Vaïs, Michel. L’écrivain scénique. Paris : PUQ, 1978.

 

 

 

Comment citer cet article :

MLA : Danho, Yayo Vincent. «Le prince Fama dans Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : Des honneurs à l’horreur.» Uirtus 1.1 (août 2021): 34-50.

 

 

 

[1] Pour Furetière, le terme honneur signifie, entre autres, « témoignage d’estime ou de soumission qu’on rend à quelqu’un par ses paroles, ou par ses actions » ; « se dit en général de l’estime qui est due à la vertu & au mérite » ; « s’applique plus particulièrement à deux sortes de vertus, à la vaillance pour les hommes, & à la chasteté pour les femmes » ; « se dit aussi de la chose qui honore, qui donne de la gloire », etc. (Furetière A., Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes, La Haye-Rotterdam, 1690, article Honneur). Dans le Dictionnaire de l’Académie française : l’honneur est : « action, démonstration extérieure par laquelle on fait connaître la vénération, le respect, l’estime qu’on a pour la dignité, ou pour le mérite de quelqu’un » ; honneur « signifie encore, Vertu, probité » ; « se prend aussi pour la gloire qui suit la vertu, pour l’estime du monde, & pour la réputation » ; « se prend aussi pour Dignité, Charge ; mais en ce sens il n’a d’usage qu’au pluriel » (Le dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1694, article Honneur).

[2]– Dans son ouvrage La littérature fantastique, Denis Mellier reprend cette catégorisation en remplaçant le fantastique de la représentation par le fantastique de la présence. Bien que l’analyse de ces catégories reste sensiblement la même, Mellier renomme quelques éléments étudiés en regard de chacune de ces tendances : la stratégie ou programme textuel dans le fantastique de la représentation devient l’enjeu dans le fantastique de la présence et l’écriture dans le premier type de fantastique a dorénavant pour nom la poétique dans le second.

[3]La Condition humaine est un roman d’André Malraux. Dans ce roman, Malraux définit ses personnages comme des types de héros en qui s’unissent la culture, la lucidité et l’aptitude à l’action. Mais ne sont-ils pas également plongés en permanence dans la boue de la condition humaine, alternance de grandeur et de déchéance ? Kyo se suicide dans l’espoir d’une fusion fraternelle. Mais cet espoir est illusoire. Tout le tragique de la condition humaine est là. L’angoisse eschatologique se double dans l’impossible dépassement de soi, de l’appréhension face à sa propre conscience. La vie est absurde, et l’homme incapable de savoir qui il est. N’y a-t-il pas corrélation entre les faits décrits et l’histoire de Fama ? (Nous soulignons).

Le prince Fama dans Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : Des honneurs à l’horreur

Abstract : The present reflection examines Les Soleils des indépendances from the perspective of honour and horror. Centred around Prince Fama, the scenography of honour is essentially a principle that governs the life of the hero. The honour which he authoritatively wears in his finery and prestige leads to the wanderings, inconsistencies and viral deviation of the new world, embodied by the independence and its escorting trappings. Individual and collective decay ruins the vanities and vacuums of honour to give voice to a spectacularisation of horror. The description bases its relevance and strength on a textual and narrative rhetoric to which it associates an aesthetic intelligence that informs a kind of large-format image setting. The concrete expressionism of words cannot ultimately absolve the tragedy of the hero.

Keywords: Fama, Prince, Honour, Deviance, Horror, Tragedy

Full Text                      

Le prince Fama dans Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : Des honneurs à l’horreur

Introduction

Par « noms de règne », nous entendons l’ensemble des désignateurs que s’attribuent les personnages des présidents, des chefs d’État ou des souverains au cours de leur exercice du pouvoir (N’Da 151-171). Dans l’œuvre littéraire de Sony Labou Tansi, La Vie et demie est le texte qui traite avec verve de la thématique des « noms de règne ». Dans les monarchies occidentales comme dans bon nombre de chefferies africaines, tout successeur au trône prend un nom de règne. Ces « noms de règne » sont souvent la traduction des projets de société, des programmes d’action ou des ambitions des nouveaux gouvernants. Mais la Katamanalasie, dans La Vie et demie, n’est ni une monarchie ni une chefferie. Selon la constitution qui la régit, elle a le statut de république. Il s’agit d’une « république communautaire » (VD 60) ainsi que la définit la loi fondamentale, et « son président fondateur (…), président à vie… » (VD 60). Or dans une république, la pratique de s’attribuer un « nom de règne » n’a pas sa raison d’être : le président élu conserve son patronyme, ou alors continue à faire valoir le pseudonyme qu’il s’était choisi et sous lequel il s’était fait connaître avant son accession au pouvoir. Dans l’histoire de l’Afrique contemporaine, le cas du premier président kenyan Jomo Kenyatta (le javelot flamboyant) est exemplaire. Autrement dit, l’accession à la magistrature suprême ne justifie aucunement le changement de nom. Aussi du fait que les guides dans La Vie et demie, en viennent, à chaque prise de pouvoir, à s’attribuer des noms de règne, indique clairement qu’il y a changement de système de gouvernement. Dès lors, la « république communautaire » de la Katamalanasie est assimilable à une royauté. En effet, bien qu’elle soit officiellement déclarée république, il n’en demeure pas moins qu’elle fonctionne comme une monarchie : les guides sont des présidents à vie et maîtres absolus des sanctions coercitives, et les trois pouvoirs que distingue le Droit public occidental, à savoir le législatif, le judiciaire et l’exécutif, sont concentrés entre leurs mains.

L’objet de cette étude est de montrer, exemples à l’appui, que les « noms de règne » dans La Vie et demie et L’État honteux ne sont pas gratuits ; ils ne sont pas non plus le fait d’attribution fantaisiste à visée ludique. Ils sont plutôt consubstantiels à l’exercice du pouvoir. Ils ne sont pas arbitraires, mais motivés au sens où l’entendent les poéticiens.

Pour mieux cerner cette problématique, nous recourons à la poétique comme à la fois théorie et approche méthodologique. L’option de la poétique se justifie du fait que le nom propre est une des propriétés intrinsèques du personnage fictionnel, sinon la plus importante. Bachir Adjil écrit sans détour que le nom d’un personnage romanesque « contribue pour beaucoup à son parcours sémiotique, et quelquefois il est même plus important que l’action du récit » (72). En somme, B. Adjil emboite le pas à Roland Barthes qui, dès la fin des années cinquante, met en exergue l’idée selon laquelle de toutes les caractéristiques qu’un auteur attribue à ses personnages, le nom se présente comme l’élément le plus significatif. De cette idée, Barthes conclut que « le propre du récit n’est pas l’action, mais le personnage comme Nom propre » (Barthes 197).

La présente contribution se propose d’analyser une catégorie de noms propres, – « les noms de règne », – dans La Vie et demie et L’État honteux. Aussi va-t-elle s’articuler autour de trois principaux axes :

  1. Présentation des deux romans du corpus ;
  2. Origines et morphologie des « noms de règne » ;
  3. Portée sémantique des « noms de règne ».

Si cette étude s’est limitée à l’analyse de La Vie et demie et de L’État honteux, c’est que ces romans sont les seuls dans la production narrative de Sony Labou Tansi, qui accordent une attention toute particulière aux « noms de règne ». Pour plus de clarté et de précision dans nos analyses, il nous paraît opportun d’en présenter les arguments.

  1. Présentation de La Vie et demie et de L’État honteux

Le premier roman de Sony Labou Tansi à être publié est La Vie et demie. L’histoire qu’il racontese déroule dans un pays imaginaire, la Katalamanasie, qui a pour capitale Yourma. Au lendemain de l’indépendance de ce pays, un « voleur de bétail » du nom d’Obramoussando Mbi s’empare du pouvoir et se fait appeler « Guide Providentiel ». Il va régner en maître absolu sur ce pays et y instaurer un régime politique tyrannique. Seul Martial, un personnage à la fois charismatique et mystique, lui oppose une résistance des plus farouches. Le « Guide Providentiel » décide alors de le réduire de ses propres mains en pâté. Malgré l’usage qu’il fait du couteau, du revolver, du sabre, du poison, il ne réussit pas à l’anéantir. « Je ne veux pas mourir cette mort », ne cesse de répéter Martial. Et le Guide Providentiel de s’écrier : « Alors, quelle mort veux-tu mourir, Martial ? » Martial continuera de vivre sous une forme spectrale et de tourmenter le « Guide Providentiel » et ses successeurs, et ce, durant plusieurs générations.

Chaïdana, à peine âgée de quinze ans, poursuit la lutte de son père, mais d’une manière que ce dernier désapprouve : elle se prostitue aux dignitaires du régime du « Guide Providentiel », tuant les uns après les autres, ministres et officiers qu’elle invite dans sa chambre n° 38 de l’hôtel « La vie et demie ». Elle s’emploie à falsifier les pièces d’identité qu’elle porte sur elle et échappe ainsi à la vigilance des sbires du « Guide Providentiel ».

Chaïdana met au monde des triplés, deux garçons et une fille, qui sont la conséquence de la « gifle intérieure » (viol) qu’elle reçoit de son père. Les deux garçons, Martial et Amendadio Layisho, meurent l’un à sa naissance, et l’autre des suites d’un empoisonnement. Seule la fille, Chaïdana Layisho, reste en vie. Grâce à sa beauté incomparable, elle ne tarde pas à séduire des hauts dignitaires de la Katalamanasie. De son union avec Jean-Oscar-Cœur-de-Père sera issu un fils du nom de Kamachou Patatra. Celui-ci succèdera à son père et prendra comme nom de règne Jean-Cœur-de-Pierre. Il donne naissance à deux mille enfants qu’il prénomme tous « Jean ». Trente d’entre eux rejoignent leur grand-mère Chaïdana Layisho surnommée Chaïdana-aux-gros-cheveux. Ils vont consacrer toutes leurs énergies à développer leur pays. Cette descendance, que le narrateur désigne par le terme « chaïdanisés », livrera une guerre sans merci aux maîtres de la Katalamanasie et finira par les éliminer.

Le deuxième roman de Sony Labou Tansi s’intitule L’État honteux. A l’instar de la Vie et demie qui conte par le menu l’histoire d’une dynastie mégalomane et ubuesque, L’État honteux reproduit le discours du pouvoir, incarné par l’abominable colonel Martillimi Lopez. Ce personnage a comme principale caractéristique son énorme « hernie ». Sa toute-puissance, sa folie de grandeur et la tyrannie qu’il exerce sans désemparer sur son peuple, sont par conséquent symbolisées par elle. Dès sa prise de pouvoir, Martillimi Lopez décide, contre toute attente et en dépit des règles en vigueur dans les relations internationales, de retracer les frontières de son pays : « La patrie sera carrée », déclare-t-il. Des tentatives répétées de coups d’Etat créent un climat de peur dans le pays. Lopez est tenté d’abdiquer mais ses conseillers l’en dissuadent. Exaspérés par le comportement de Martillimi Lopez et les décisions souvent irrationnelles qu’il est amené à prendre, les ministres, imités en cela par les officiers de l’armée et les hauts fonctionnaires, lui présentent chacun leurs démissions, car, confessent-ils, « ce pays nous devons le laisser aux enfants des enfants de nos enfants mais pas dans cet état honteux… ». Le dictateur sanguinaire reprend le dessus et remanie son gouvernement. Mais vivant toujours dans un climat de peur et de violence, il décide de connaître son avenir et fait venir le voyant Merline. Celui-ci lui fait avaler une pièce de monnaie qui l’étouffe. Lopez tombe dans un coma profond qui dure plusieurs semaines. Pendant ce temps, le colonel Jescani le déclare mort, fixe la date de son enterrement et s’empare du pouvoir. La « Maman Nationale », la mère de Martillimi Lopez, et une des femmes du dictateur sont enlevées et tuées. Mais Lopez n’est pas mort. Revenu à lui, il reprend le pouvoir.

Lors d’un voyage de Martillimi Lopez à Paris, le colonel portugais Vauban, son homme de main, s’empare à son tour du pouvoir. Il ne l’exercera pas pour longtemps, car, dès son retour au pays, Lopez le met en fuite et rétablit l’ordre. Fatigué de tout, Martillimi Lopez, après un festin offert aux diplomates et aux dignitaires de son régime, annonce sa démission.

Telle est la présentation succincte des deux romans de notre corpus. Le premier, La Vie et demie, s’illustre par un foisonnement exceptionnel des « noms de règne », témoignant de la créativité onomastique de l’écrivain congolais. Le second, L’État honteux, offre peu de cas de changement de nom au sommet de l’Etat. N’empêche que l’Etat lui-même, le pouvoir qu’il incarne ainsi que le corps de Martillimi Lopez y sont représentés par la hernie. Le terme hernie finit par désigner, au-delà de la pathologie, le personnage de Martillimi Lopez lui-même. Reste à étudier les origines et la morphologie de ces « noms de règne ».

  • Origines et morphologie des « noms de règne »

La première observation que l’on puisse exprimer dans cette étude concerne exclusivement La Vie et demie. Dans ce roman n’apparaissent à aucun moment les désignations des présidents, chefs d’État, souverains et autres empereurs, etc. En revanche tous les personnages exerçant le pouvoir suprême sont désignés par les termes de « guide » et « d’Excellence ». Mais le titre de guide que portent tous les souverains de la Katamalanasie provient, dans le roman, de celui qui, le premier, se l’attribue : le « Guide Providentiel ». Il s’agit du voleur de bétail Cypriano Ramoussa devenu Obramoussando Mbi, puis Marc-François Matéla-Péné Loanga, puis Yambo, puis, enfin, le Guide Providentiel une fois qu’il prend le pouvoir. Le narrateur rend bien compte de cette double aventure onomastique et politique lorsqu’il déclare :

Il [Le Guide Providentiel] pensait à Obramoussando Mbi, comment il avait quitté cette identité pour celle de Loanga ; Loanga devient Yambo. Il pensait comment Yambo devint le premier secrétaire du Parti pour l’égalité et la paix ou PPEP, comment le PPEP devint le PPUD (Parti pour l’unité et la démocratie) puis le PPUDT (Parti pour l’unité, la démocratie et le travail) et lui, son président fondateur donc, suivant le fin piège constitutionnel, président à vie de la république communautariste de la Katamalanasie. Yambo devint alors le Guide Providentiel Marc-François Matéla-Péné…  (VD 59-60).

Bien qu’il porte aussi d’autres noms et d’autres titres notamment Cézama 1er, celui sous lequel il va exercer ses prérogatives de chef d’État n’est autre que celui de Guide Providentiel avec des majuscules aux initiales comme pour souligner la nature extraordinaire, voire surhumaine de son pouvoir.

Pour plus de clarté, nous schématisons, dans le tableau ci-après, le cheminement social et politique ainsi que l’aventure anthroponymique du Guide Providentiel :

Nom à l’état civil 1er changement de nom 2e changement de nom 3e changement de nom Nom(s) de règne
Cypriano Ramoussa (caractéristique : voleur de bétail, etc.) Obramoussando Mbi (caractéristique : voleur de bétail, etc.) Loanga (Caractéristique : idem) Yambo (caractéristique : Premier secrétaire du Parti) – Le Guide Providentiel Marc-François Matéla-Péné – Cézama 1er

Cypriano Ramoussa s’illustre donc dans le vol du bétail. Il a maille à partir avec la justice. Le changement d’identité lui permet, dans un premier temps, de vivre dans la clandestinité ; il échappe ainsi aux rigueurs de la loi. Le changement d’identité lui permet, dans un second temps, d’accéder à la sphère du pouvoir politique : il devient, en effet, sous un nom nouveau Premier secrétaire du Parti. En accédant à la magistrature suprême, Yambo devient simultanément le Guide Providentiel, Marc-François Matéla-Péné et Cézama 1er. Du début à la fin du récit Cypriano Ramoussa change d’identité. Il s’attribue des noms d’emprunt ou des identités fictives comme pour échapper à l’attention de tous. En fait, il passe son temps à se camoufler pour ne pas être reconnu ni de la police ni de ceux à qui il avait volé du bétail ni de ses créanciers ni de la population. Cependant il se contente de changer de nom, mais pas d’apparence. On peut, ici, parler de ce que Frank Wagner appelle « les fluctuations diachroniques de l’étiquette du personnage » (38).

La combinaison de ces deux mots « guide » et « providentiel » donne lieu à un « nom de règne » construit sur la base de mots abstraits. Le guide est concrètement une personne qui a la mission de montrer le chemin aux autres, mais abstraitement il est aussi celui sur qui les autres doivent régler leurs conduites. Il est donc un modèle. Quant à l’adjectif « providentiel » accolé à « guide », il détermine la nature du pouvoir de Son Excellence Matéla-Péné Loanga : ce pouvoir se veut d’essence divine. En d’autres termes, l’ancien voleur de bétail n’aura pas reçu son pouvoir de son peuple, mais de Dieu.

Le recours au sacré a pour objectif de légitimer le pouvoir quelles que soient les circonstances dans lesquelles il s’acquiert ou s’exerce. En Occident, par exemple, le pouvoir a souvent eu recours à la religion pour sa légitimation. Il n’est que de se rappeler le sacre des rois ou les serments constitutionnels pour comprendre la place du sacré dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés humaines.

En Afrique, le pouvoir traditionnel s’est toujours enveloppé d’un mystère qui lui imprime un caractère sacré. C’est que tout pouvoir pour être efficace, a besoin de légitimation ; et la légitimation pour bon nombre de chefs politiques, passe par la voie du sacré. Dès lors, le pouvoir qu’ils exercent n’est plus perçu comme émanant du peuple, mais plutôt d’un foyer à distance des hommes et, par conséquent, offrant, comme le fait observer Claude Lefort (67), « la garantie d’un accord substantiel entre l’ordre de la société et l’ordre de la nature. »

La recherche de la légitimité dans le cas du Guide Providentiel s’opère principalement par la voie du sacré en faisant du pouvoir qu’il détient une émanation divine, il ne faudra cependant pas perdre de vue qu’elle s’opère également par la voie des traditions : le guide se donne une généalogie avec des ancêtres hors du commun. Le narrateur est on ne peut plus explicite à ce sujet :

Tout le monde savait par cœur où était né le Guide Providentiel, quand, de qui, comment et pourquoi  ̶,   mais le commentateur refit les éloges de Samafou Ndolo Petar qui leur avait donné (aux Katamalanasiens, bien sûr) un fils que la providence avait rempli des meilleurs dons du monde (VD 52).

Le Guide Providentiel apparaît comme un élu des dieux. Choisi parmi mille, il est par la force des choses porté à la magistrature suprême. Son père, Samafou Ndolo Petar, un citoyen ordinaire, se voit du jour au lendemain placé sous les feux de la rampe du simple fait qu’il est son géniteur.

L’image que le narrateur veut donner de Samafou Ndolo Petar est celle de bâtisseur de dynasties. Il est le géniteur d’un grand chef. Son prénom, Petar, est significatif à cet égard. Il s’agit d’un prénom d’origine croate, voire slave. Il est l’équivalent de Pierre.

Dans les Evangiles, celui que Jésus surnomme Pierre s’appelait en réalité Simon. Il est le principal de ses douze Apôtres. En le surnommant Pierre, Jésus fait de lui le fondement de l’édifice ecclésiastique (Matthieu 16, 18). Samafou Ndolo Petar est dès lors assimilable à Pierre. Si ce dernier est bâtisseur d’église, Ndolo Petar est bâtisseur de dynastie, celle des Guides Providentiels.

En plus, on n’est pas loin de ce qui arriva à Joseph, le charpentier de Nazareth, qui se vit projeté au-devant de la scène non pas pour ses performances d’artisan et la qualité de son travail, mais pour le simple fait qu’il était l’époux de la Vierge Marie et père nourricier de l’Enfant Jésus. Une fois de plus, on reconnaît par ces allusions la dette de Sony Labou Tansi vis-à-vis des Saintes Ecritures.

Mais ce qui nous paraît particulièrement significatif à ce stade d’analyse, c’est le processus d’autocélébration et de mythisation dans lequel s’engagent sans ménagement le pouvoir et celui qui l’exerce au sommet.

Le Guide Providentiel met en effet tout en œuvre pour se construire un mythe autour de sa personne et de son pouvoir à partir de ses origines et de son parcours social et politique. Et ce mythe qui fait de lui un être exceptionnel, ses thuriféraires (les partisans, les médias, les artistes) participent à son élaboration et à son amplification.

Il en est de même de Martillimi Lopez dans L’État honteux. Personnage sans envergure, il se fait passer pour un homme exceptionnel, qui aura tiré son peuple du marasme économique et du chaos politique dans lesquels ses prédécesseurs l’avaient plongé. Il justifie ainsi sa prise de pouvoir :

 … je n’aurais pas pris votre pouvoir de merde si mon prédécesseur ne s’était pas mis à pisser sur les affaires de la patrie, s’il vous avait laissés mourir de faim au lieu de vous tuer comme des rats, s’il n’avait pas jeté septante pour cent du budget à l’achat des ferrailles russes (EH 23).

L’image que Martillimi Lopez donne de son prédécesseur est celle d’un homme sans charisme, dénué du sens de l’Etat, dépourvu de l’amour de son peuple et porté sur la gabegie et la cruauté. Ce que Martillimi Lopez dit de son prédécesseur immédiat, il le pense au sujet de tous ceux qui ont exercé le pouvoir avant lui. Il déclare en effet en se comparant à eux :

Je ne suis pas Haracho national qui touchait l’argent du pétrole en cachette et qui le jetait dans ses comptes en Suisse, ce qui ne vous a pas empêchés de le foutre père de la nation quelle honte ! Et vous avez vu comment Dascano national a dormi toutes vos femmes, vous avez vu comment il passait ses nuits au collège de Lahossia, comment il est devenu le père de seize cent onze bordels, mais vous l’avez foutu père de la nation, et maintenant dites à ma hernie combien vous allez donner de pères à cette pauvre terre ? (EH 156-157)

Il ressort de ce discours que le titre de « père de la nation » aura été galvaudé du fait qu’il a été porté par des personnes sans moralité. En posant la question de savoir combien de « pères de la nation » le peuple va donner à la république, Martillimi Lopez dénonce sans détours les coups d’Etat et autres pratiques anticonstitutionnelles de prise de pouvoir. Il décide de remettre le pays sur les rails, de réhabiliter la constitution et les institutions qui en découlent et de mettre un terme à l’anarchie qui a élu domicile dans la « patrie ».

 … non non et non, moi, Lopez national fils de maman, je dis : terminée la connerie d’inventer la merde, terminés vos jeux de hernies : plus de père de la nation, plus de marchands de mirages : vive la patrie ! à bas les cons, à bas la connerie ! (EH 157)

La première étape vers la restauration d’un État de droit est la remise en question de son propre pouvoir. La décision qu’il prend est sans appel : Je rends le pouvoir aux civils ! (EH, 157). Martillimi Lopez quitte le pouvoir et s’en retourne à Moumvouka, le village de sa mère, la « Maman-Folle-Nationale » (EH,157), d’où il était parti quelques années plus tôt. Mais avant de céder le pouvoir aux civils, il ordonne que les militaires regagnent leur caserne. Que les tirailleurs rentrent à la caserne avec ma hernie pour attendre la guerre (EH, 157).

Le vocable « tirailleurs » employé par Lopez n’a, objectivement parlant, rien de péjoratif. Le Robert explique ce mot en ces termes : « 1. Soldat détaché pour tirer à volonté et harceler l’ennemi ; 2. Soldat de certaines troupes d’infanterie coloniale, encadrées par des Français ». Cette dénomination était réservée aux fantassins de l’armée coloniale recrutés hors de la France métropolitaine. Tel n’est pas le cas ici. Quand Lopez parle de « tirailleurs », il ne s’agit pas des étrangers, mais « des enfants du pays ». Pourquoi les désigne-t-il ainsi ? L’une des particularités des tirailleurs, c’était de tirer à volonté et dans toutes les directions pour harceler l’ennemi comme l’exigeait le commandement militaire. Ce comportement donnait l’impression d’un manque de discipline alors qu’il était la résultante d’une stratégie opérationnelle rompue. Le désordre et les exactions que les soldats provoquent à la Cité sont comparables à ceux des « tirailleurs ». C’est pourquoi Lopez emploie pour les désigner la métaphore de « tirailleurs ». Et cette métaphore est chargée de connotations négatives.

Le retour des militaires dans les casernes constitue la seconde étape vers la restauration d’un État de droit. Bien que tout au long de ses quarante années de règne, il n’ait su diriger son pays conformément aux principes de gouvernance qu’il énonce, Martillimi Lopez pose néanmoins les jalons d’une véritable démocratie : le pouvoir au peuple et par le peuple ; le respect de la constitution et des institutions qui en émanent ; la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ; le cantonnement de l’armée à ses missions de défense du territoire national.

En ne relevant que les aspects négatifs de la personnalité de ses prédécesseurs, il se met lui-même en vedette et marque la différence : il sous-entend que lui est bon, juste, magnanime, démocrate, et soucieux du bon fonctionnement de la « patrie ».

Le narrateur de L’État honteux comme celui de La Vie et demie met en exergue la participation du peuple au processus de mythisation de la personne de Martillimi Lopez et de son pouvoir. Il fait remarquer, en effet, que

 … dans toutes les maisons où vous allez le soir, on raconte l’histoire de feu mon-colonel Martillimi Lopez, commandant en chef de l’amour et de la fraternité, et chacun y met son ton, sa salive, ses dates, ses lieux, chacun la fait briller à sa guise au ciel de notre imagination… (EH 23).

Le pronom indéfini neutre « on » du syntagme verbal « on raconte » réfère à une ou plusieurs personnes. Il est par ailleurs inclusif dans la mesure où il couvre, comme l’indiquent les grammairiens et autres spécialistes de la langue française, l’ensemble des pronoms personnels, du « je » aux il(s) et elle(s). Le pronom indéfini « on » renvoie certes à des êtres humains, à des sujets indéterminés, mais peut aussi évoquer des généralités, ou être employé en cas de souhait d’anonymat. Dans cet extrait de L’État honteux, il indique que le propos tenu relève du registre de la rumeur. L’émetteur n’est pas déterminé. Il n’est pas non plus identifiable. Les faits relatés ne sont guère attestés historiquement. Ils relèvent de l’affabulation. Ils sont comme toute rumeur, des déclarations destinées à être crues, se rapportant à l’actualité et répandues sans vérification officielle (Kapferer 11-12). Cela laisse toute latitude à ceux qui participent à la fabrication et la diffusion du mythe de Martillimi Lopez d’inventer les dates et les lieux en fonction des messages qu’ils entendent propager. En définitive, le narrateur met l’accent sur la créativité populaire avec ce qu’elle comporte de pouvoir d’amplification des faits constatés ou supposés.

Prenant le contrepied de la rumeur, le narrateur s’engage à donner une version supposée véridique des faits et événements entourant la vie et la mort de Martillimi Lopez.

 … mais voici la vraie histoire de Martillimi Lopez fils de Maman Nationale, telle que la racontent ceux de ma tribu, avec leur goût du mythe, au milieu des éclats de rire…  (EH 23).

La version proposée par le narrateur et qualifiée de « vraie histoire » est considérée comme véridique pour trois raisons.

La première : le narrateur est de la même tribu que Martillimi Lopez ; il est donc censé parler de ce dernier de l’intérieur et en connaissance de cause.

La deuxième raison : la version qualifiée de « vraie » est celle de la tribu de Martillimi Lopez.

La troisième raison : bien qu’elle n’échappe pas au « goût du mythe », la tribu de Lopez continue d’espérer que même mort, ce dernier ne manquera pas de la protéger contre les tyrans. Par « tyrans » il faudra entendre les prédécesseurs de Martillimi Lopez, en l’occurrence Haracho et Dascano, mais aussi ceux à venir d’autant plus qu’il quitte le pouvoir en ayant fait le vide autour de lui et sans avoir préparé de successeur.

La reconnaissance infinie que les médias et les populations katamalanasiennes vouent au géniteur du Guide Providentiel, dans La Vie et demie, s’étend aux habitants du village où ce dernier a vu le jour. Le narrateur observe en effet que le village aussi avait été loué d’avoir laissé grandir dans la joie et la simplicité le guide multidimensionnel… (VD 52).

Le Guide Providentiel François-Marc Matéla-Péné Loanga, alias Sa Majesté Cézama 1er, nous apparaît en définitive comme un fondateur de dynastie. Sa descendance jouera un rôle de premier plan en Katamanalasie en dépit des soubresauts sociaux et autres crises politiques qui vont marquer l’histoire de ce pays.

À la mort du Guide Providentiel, le colonel Mouhahantso lui succède. Il prend le nom de règne de guide Henri-au-Cœur-Tendre. On peut se poser la question de savoir si ce nom de règne correspond bel et bien à son tempérament, à son projet de société, à sa manière de gouverner. D’ores et déjà l’on sait qu’il aime « les vierges, la viande et les vins » (VD 83), c’est-à-dire une vie dissolue. Le narrateur comme par dérision met à nu une sorte de duplicité qui le caractérise. Par le nom qu’il s’attribue, il cherche à se faire passer pour ce qu’il n’est pas.

 … ici, dit le narrateur, les mots ne disaient plus ce que disent les mots, juste ce que voulaient les hommes qui les prononçaient (VD 83).

Henri-au-Cœur-Tendre meurt assassiné par « son quart de frère » [sic] Katarana-Mouchata. Celui-ci prend le nom de règne de guide Jean-Oscar-Cœur-de-Père. Il meurt sur le bûcher en ayant choisi le nom de mort de Jean-Brise-Cœurs. À sa disparition, son fils Kamachou Patatra prend le pouvoir sous le nom de Jean-Cœur-de-Pierre.

Jean-Cœur-de-Pierre est assassiné par son fils Jean-sans-Cœur, « dans un coup orchestré avec la bénédiction de la puissance étrangère qui fournissait les guides » (VD 157).

À la mort du guide Jean-sans-Cœur, le maréchal Kenka Moussa prend les laisses de la nation sous le nom de règne de Félix-le-Tropical. La « puissance étrangère qui fournissait les guides » finit par se débarrasser de lui parce que, estime-t-elle, « le goût tropical y [en lui] était encore, mais plus frappant, plus aigre que naguère » (VD 169).

À la mort de Félix-le-Tropical, la « puissance étrangère qui fournissait les guides » porte sur le trône, au dire du narrateur, « un inconnu cousin du Maréchal, appelé Souprouta » (VD 170) sous le nom de règne de Mallot-l’Enfant-du-Tigre. Ce dernier meurt en se tirant une balle dans la tête. À Mallot-l’Enfant-du-Tigre va succéder le général Mariane-de-la-Croix.

Les univers fictionnels de La Vie et demie et L’État honteux sont en fin de compte marqués par un foisonnement de « noms de règne ». On peut cependant relever que ces « noms de règne » ne sont pas dépourvus de signification et qu’ils s’ancrent dans l’histoire, la sociologie, l’imaginaire, le monde animal, le monde végétal. D’où l’intérêt, à ce stade d’analyse, d’en cerner la portée sémantique.

  • Portée sémantique des « noms de règne »

À bien examiner les « noms de règne » dans ces deux romans de Sony Labou Tansi, une première remarque s’impose. En dehors de Martillimi Lopez, dans L’État honteux, qui ne change pas de nom, tous les autres, notamment dans La Vie et demie, n’ont pas gardé leurs noms inscrits dans les registres de l’état civil en montant sur le trône.

Une deuxième remarque concerne la morphologie de ces « noms de règne ». Ils sont tous construits comme des noms composés : les éléments dont ils sont constitués, à l’exception de Guide Providentiel, sont reliés par des traits d’union et de ce fait forment chacun un tout indissociable. Les groupes nominaux (Cœur-Tendre, Cœur-de-Père, Cœur-de-Pierre, Brise-Cœur, sans-Cœur, le-Tropical, l’Enfant-du-Tigre, de-la-Croix) sont tout compte fait en fonction d’apposition, et placés à côté d’un nom (Henri, Jean, Félix, Mallot, Mariane) ils en précisent l’identité, la qualité et éventuellement le métier.

Une troisième remarque porte sur l’origine de ces « noms de règne ». Ces noms sont tous d’origine européenne. Ils s’apparentent tant par leur structure que par leurs sonorités à ceux de quelques personnages historiques qui ont marqué l’imaginaire collectif des peuples d’Europe : Louis Ier le Pieux (IXe siècle), Charles II le Mauvais (XIVe siècle), Louis VI le Gros (XIIe siècle), Louis VII le Jeune (XIIe siècle) ou Philippe IV le Bel (XIVe siècle) pour ne citer que ces quelques exemples. On remarque cependant que les emprunts que font les souverains de la Katamalanasie à l’onomastique européenne les coupent de leur propre histoire et les projettent dans l’histoire des autres. Il en résulte que leur légitimité n’a plus sa source dans leur propre histoire, mais dans l’histoire des autres.

Nous sommes bien consciente de l’importance des noms propres dans les cultures des peuples : ils situent l’individu dans sa généalogie et l’identifient à sa communauté. Anne Retel-Laurentin et Suzanne Howath montrent dans leur ouvrage sur Les Noms de naissance, que

les noms apparaissent, selon les sociétés et les interprètes, comme une partie vitale de la personnalité, comme une sorte de double (Retel-Laurentin, Howath 18).

L’importance du nom est telle que quiconque cherche à s’en défaire au profit d’un nom étranger se dépouille de son identité au bénéfice d’une identité d’emprunt. C’est l’une des expressions les plus achevées du phénomène d’aliénation culturelle à la description duquel bon nombre de penseurs ont consacré des pages significatives, notamment le Martiniquais Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952).[1] Or, les guides changent d’identité en prenant des noms étrangers comme « noms de règne », ils sont par conséquent des personnages profondément aliénés, c’est-à-dire étrangers à eux-mêmes.

Une quatrième remarque porte sur le contenu sémantique de ces « noms de règne ». À l’exception de Cœur-de-Pierre, Brise-Cœur, le-Tropical, l’Enfant-du-Tigre, sans-Cœur, qui expriment d’emblée la dureté, la cruauté, l’animalité, les autres « noms de règne » (Guide Providentiel, Cœur-Tendre, Cœur-de-Père, de-la-Croix) dénotent en principe l’humanisme, la magnanimité, la grandeur d’âme. Mais ceux qui portent ces noms reflètent-ils dans leur langage et dans leurs comportements les vertus annoncées ? La réponse est négative. Les personnages qui s’attribuent « ces noms de règne » à valeur positive ne sont guère différents des autres : ils sont eux aussi caractérisés par la violence, la cruauté, la sauvagerie, l’animalité.

De ces remarques, il ressort que l’auteur use de l’antiphrase pour nommer ceux qui exercent le pouvoir au sommet. L’antiphrase, proche de l’ironie, est une figure de sens qui consiste à dire le contraire de ce que l’on pense derrière une formule faussement plaisante. Elle correspond donc, dans sa forme canonique, à la formule : « dire A pour signifier le contraire de A » (Fromilhague 105). Ni le Guide Providentiel, ni Henri-au-Cœur-Tendre, ni Jean-Oscar-Cœur-de-Père, ni Mariane-de-la-Croix n’incarnent les valeurs qu’énoncent les noms de règne qu’ils se sont attribués.

Dans son étude sur « La tradition burlesque dans ‘’La Vie et demie’’ de Sony Labou Tansi », Elo Dacy (80-81) est plus explicite encore sur le caractère ambigu de ces « noms de règne » :

Sony Labou Tansi, note-t-il, use de l’ironie burlesque pour montrer le divorce entre leur comportement criminel et l’espoir suscité par leurs noms de règne. Ces derniers se révèlent n’être en dernière analyse que des masques. La charge positive qu’ils recèlent relève d’une volonté de mystification.

C’est en fin de compte cette volonté de mystification qui transparaît dans chaque « nom de règne » et fait des personnages qui les portent des individus « en flagrante contradiction avec leur pratique sociale, faite de folie meurtrière, de cruauté, de déficit social » (Dacy 80).

Conclusion

Cette étude a eu pour objectif l’analyse de ce que nous avons appelé les « noms de règne » qui constituent un des aspects non négligeables de l’anthroponymie romanesque de Sony Labou Tansi. Nos analyses ont abouti aux conclusions suivantes : les « noms de règne », ensemble des désignateurs que s’attribuent les personnages des présidents, des chefs d’État ou des souverains dès leur prise de pouvoir, disent souvent sinon toujours le contraire de ce qu’ils sont. Ils apparaissent ainsi comme l’expression la plus achevée de leur volonté de mystification. 

Cette volonté de mystification du pouvoir qu’ils exercent, beaucoup de personnages des « chefs politiques » dans les textes de littérature africaine francophone l’incarnent.

Baré Koulé, président de la République des Marigots du Sud, dans Le Cercle des Tropiques du Guinéen Alioum Fantouré, par exemple, est désigné tantôt par « Le Sauveur », tantôt par « Le Vénérable Maître », tantôt par « Le Messie-Koï ».

Les deux premiers termes relèvent du registre religieux, ils sont ordinairement employés pour désigner Jésus-Christ venu sur terre pour sauver l’humanité du péché originel et, en même temps, apporter la Bonne Nouvelle aux hommes. En s’attribuant les titres de « Sauveur » et de « Vénérable Maître », Baré Koulé prend une figure christique, et la mission qu’il s’assigne revêt un caractère sacré.

Quant à « Messie-Koï », il procède, comme le fait remarquer Jacques Chevrier (37-38), par amalgame syncrétique de deux termes parfaitement redondants : Le Messie, d’une part, emprunté à la culture chrétienne, et le mot Koï qui, en songhay, signifie le chef. 

Dans Le Pleurer-Rire du Congolais Henri Lopes, le narrateur présente Tonton Hannibal Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé, le personnage principal du roman, comme un individu qui a partie liée avec les dieux. Le cantique « Quand Tonton descend du ciel », exécuté à l’harmonium par le curé de la paroisse Saint-Dominique du Plateau, insiste sur son essence divine.

En définitive, les « noms de règne » dans leur diversité n’en constituent pas moins un véritable enjeu de pouvoir et le lieu par lequel celui-ci manifeste sans détours sa mainmise.

Travaux cités

Adjil, Bachir. Espace et écriture chez Mohammed Dib : la trilogie nordique. Paris : l’Harmattan/Awal, 1995.

Barthes, Roland. « Proust et les noms », in Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques. Paris : Le Seuil, coll. Points, (1953 et 1972) : 121-134.

———–. « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », in S. Alexandresku, R. Barthes, Cl. Bremond et al. (dir.), Sémiotique narrative et textuelle. Paris, Larousse, (1974) : 34-44.

Bourneuf, Roland et Ouellet, Réal. L’Univers du roman. Paris : Presses Universitaires de France, collection SUP, 1975.

Chevrier, Jacques. « Visages de la tyrannie dans le roman africain contemporain », La Deriva delle francofonia (Atti dei seminari annuali di Letteratura Francophone dirreti da Franca Marcato Falzoni « Figures et fantasmes de la violence dans les littératures francophones de l’Afrique sub-saharienne et des Antilles »), 1 « L’Afrique sub-saharienne », Istituto Universitario Orientale, Naples, 29-30 novembre-1er décembre 1990. Bologne Editrice CLUEB. (1991) : 33-53.

Dacy, Elo. « La Tradition burlesque dans ‘’La Vie et demie’’ de Sony Labou Tansi », in Mukala Kadima-Nzuji, Abel Kouvouama et Paul Kibangou (dir.), Sony Labou Tansi ou la quête permanente du sens. Paris : l’Harmattan (1997) : 75-86.

Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs, Paris : Le Seuil, 1952.

Fantoure, Alioum. Le Cercle des Tropiques. Paris : Présence Africaine, 1972.

Fromilhague, Catherine. Les Figures de style. Paris : Armand Colin, 2014

Kapferer, J.-N. Rumeurs, le plus vieux média du monde, Paris : Le Seuil, 2009, (1ère édition en 1987).

Retel-Laurentin, Anne et Howath, Suzanne. Les Noms de naissance indicateurs de la situation familiale et sociale en Afrique noire. Paris, SELAF, 1972.

Lefort, Claude. Un homme en trop. Réflexions sur ‘’L’Archipel du Goulag’’. Paris : Le Seuil, coll. Combats, 1976.

Lopes, Henri. Le Pleurer-Rire. Paris : Présence Africaine, 1982.

N’da, Pierre. « Onomastique et création littéraire. Les noms et les titres des chefs d’Etat dans le roman négro-africain ». Présence francophone. Sherbrooke (Québec), 45, (1994) : 151-171.

Sony Labou Tansi. La Vie et demie. Paris : Le Seuil, 1972.

———. L’État honteux. Paris : Le Seuil, 1979.

Wagner, Frank. « Perturbations onomastiques : l’onomastique romanesque contre la mimèsis » in Yves Baudelle (Textes réunis par), Narratologie n0 9 « Onomastique romanesque », (2008) : 17-42.

Comment citer cet article :

MLA : Kadima-Nzuji, Gashella Princia Wynith. «Poétique des « noms de règne » dans La vie et demie et L’état honteux de Sony Labou Tansi.» Uirtus 1.1 (août 2021): 17-33.

Poétique des « noms de règne » dans La vie et demie et L’état honteux de Sony Labou Tansi

Gashella Princia Wynith Kadima-Nzuji§

Résumé : L’œuvre littéraire de l’écrivain congolais Sony Labou Tansi présente une galerie de personnages dotés de statuts variables. Ils se singularisent par les noms qu’ils portent. La présente contribution analyse les « noms de règne » que les personnages des chefs d’État ou des souverains reçoivent ou s’attribuent dès leur prise de pouvoir, dans La Vie et demie et L’État honteux de Sony Labou Tansi. Elle montre que sous la plume de l’écrivain congolais, les noms sont consubstantiels à l’exercice du pouvoir. Pour mieux circonscrire cette problématique, nous recourons à la poétique comme à la fois théorie et approche de l’œuvre littéraire. La poétique s’intéresse, en effet, aux propriétés du texte littéraire, et le personnage en est une. Parmi les attributs du personnage, le nom est sans aucun doute celui qui en détermine le mieux le parcours sémiotique.

Mots-clés :  Noms, personnages, consubstantiels, poétique, souverains, pouvoir,

 

Abstract: The literary work of the Congolese writer Sony Labou Tansi presents a large number of characters with varying statuses. They are distinguished by the names they bear. This contribution analyzes « the names of reigns » that heads of states or sovereigns receive or attribute to themselves as soon as they take power. It shows that in the work of Sony Labou Tansi, the names are consubstantial with the exercise of power. To better circumscribe this problematic, we resort to poetics as both a theory and an approach to the literary text. Poetics is, in fact, interested in the properties of the literary text, and the character is one of them. Among the attributes of the latter, the name is undoubtedly the one which best determines its semiotic course.

Keywords: Names, Characters, Consubstantial, Poetic, Sovereigns, Power.

 

Introduction

Par « noms de règne », nous entendons l’ensemble des désignateurs que s’attribuent les personnages des présidents, des chefs d’État ou des souverains au cours de leur exercice du pouvoir (N’Da 151-171). Dans l’œuvre littéraire de Sony Labou Tansi, La Vie et demie est le texte qui traite avec verve de la thématique des « noms de règne ». Dans les monarchies occidentales comme dans bon nombre de chefferies africaines, tout successeur au trône prend un nom de règne. Ces « noms de règne » sont souvent la traduction des projets de société, des programmes d’action ou des ambitions des nouveaux gouvernants. Mais la Katamanalasie, dans La Vie et demie, n’est ni une monarchie ni une chefferie. Selon la constitution qui la régit, elle a le statut de république. Il s’agit d’une « république communautaire » (VD 60) ainsi que la définit la loi fondamentale, et « son président fondateur (…), président à vie… » (VD 60). Or dans une république, la pratique de s’attribuer un « nom de règne » n’a pas sa raison d’être : le président élu conserve son patronyme, ou alors continue à faire valoir le pseudonyme qu’il s’était choisi et sous lequel il s’était fait connaître avant son accession au pouvoir. Dans l’histoire de l’Afrique contemporaine, le cas du premier président kenyan Jomo Kenyatta (le javelot flamboyant) est exemplaire. Autrement dit, l’accession à la magistrature suprême ne justifie aucunement le changement de nom. Aussi du fait que les guides dans La Vie et demie, en viennent, à chaque prise de pouvoir, à s’attribuer des noms de règne, indique clairement qu’il y a changement de système de gouvernement. Dès lors, la « république communautaire » de la Katamalanasie est assimilable à une royauté. En effet, bien qu’elle soit officiellement déclarée république, il n’en demeure pas moins qu’elle fonctionne comme une monarchie : les guides sont des présidents à vie et maîtres absolus des sanctions coercitives, et les trois pouvoirs que distingue le Droit public occidental, à savoir le législatif, le judiciaire et l’exécutif, sont concentrés entre leurs mains.

L’objet de cette étude est de montrer, exemples à l’appui, que les « noms de règne » dans La Vie et demie et L’État honteux ne sont pas gratuits ; ils ne sont pas non plus le fait d’attribution fantaisiste à visée ludique. Ils sont plutôt consubstantiels à l’exercice du pouvoir. Ils ne sont pas arbitraires, mais motivés au sens où l’entendent les poéticiens.

Pour mieux cerner cette problématique, nous recourons à la poétique comme à la fois théorie et approche méthodologique. L’option de la poétique se justifie du fait que le nom propre est une des propriétés intrinsèques du personnage fictionnel, sinon la plus importante. Bachir Adjil écrit sans détour que le nom d’un personnage romanesque « contribue pour beaucoup à son parcours sémiotique, et quelquefois il est même plus important que l’action du récit » (72). En somme, B. Adjil emboite le pas à Roland Barthes qui, dès la fin des années cinquante, met en exergue l’idée selon laquelle de toutes les caractéristiques qu’un auteur attribue à ses personnages, le nom se présente comme l’élément le plus significatif. De cette idée, Barthes conclut que « le propre du récit n’est pas l’action, mais le personnage comme Nom propre » (Barthes 197).

La présente contribution se propose d’analyser une catégorie de noms propres, – « les noms de règne », – dans La Vie et demie et L’État honteux. Aussi va-t-elle s’articuler autour de trois principaux axes :

  1. Présentation des deux romans du corpus ;
  2. Origines et morphologie des « noms de règne » ;
  3. Portée sémantique des « noms de règne ».

Si cette étude s’est limitée à l’analyse de La Vie et demie et de L’État honteux, c’est que ces romans sont les seuls dans la production narrative de Sony Labou Tansi, qui accordent une attention toute particulière aux « noms de règne ». Pour plus de clarté et de précision dans nos analyses, il nous paraît opportun d’en présenter les arguments.

 

  1. Présentation de La Vie et demie et de L’État honteux

Le premier roman de Sony Labou Tansi à être publié est La Vie et demie. L’histoire qu’il raconte se déroule dans un pays imaginaire, la Katalamanasie, qui a pour capitale Yourma. Au lendemain de l’indépendance de ce pays, un « voleur de bétail » du nom d’Obramoussando Mbi s’empare du pouvoir et se fait appeler « Guide Providentiel ». Il va régner en maître absolu sur ce pays et y instaurer un régime politique tyrannique. Seul Martial, un personnage à la fois charismatique et mystique, lui oppose une résistance des plus farouches. Le « Guide Providentiel » décide alors de le réduire de ses propres mains en pâté. Malgré l’usage qu’il fait du couteau, du revolver, du sabre, du poison, il ne réussit pas à l’anéantir. « Je ne veux pas mourir cette mort », ne cesse de répéter Martial. Et le Guide Providentiel de s’écrier : « Alors, quelle mort veux-tu mourir, Martial ? » Martial continuera de vivre sous une forme spectrale et de tourmenter le « Guide Providentiel » et ses successeurs, et ce, durant plusieurs générations.

Chaïdana, à peine âgée de quinze ans, poursuit la lutte de son père, mais d’une manière que ce dernier désapprouve : elle se prostitue aux dignitaires du régime du « Guide Providentiel », tuant les uns après les autres, ministres et officiers qu’elle invite dans sa chambre n° 38 de l’hôtel « La vie et demie ». Elle s’emploie à falsifier les pièces d’identité qu’elle porte sur elle et échappe ainsi à la vigilance des sbires du « Guide Providentiel ».

Chaïdana met au monde des triplés, deux garçons et une fille, qui sont la conséquence de la « gifle intérieure » (viol) qu’elle reçoit de son père. Les deux garçons, Martial et Amendadio Layisho, meurent l’un à sa naissance, et l’autre des suites d’un empoisonnement. Seule la fille, Chaïdana Layisho, reste en vie. Grâce à sa beauté incomparable, elle ne tarde pas à séduire des hauts dignitaires de la Katalamanasie. De son union avec Jean-Oscar-Cœur-de-Père sera issu un fils du nom de Kamachou Patatra. Celui-ci succèdera à son père et prendra comme nom de règne Jean-Cœur-de-Pierre. Il donne naissance à deux mille enfants qu’il prénomme tous « Jean ». Trente d’entre eux rejoignent leur grand-mère Chaïdana Layisho surnommée Chaïdana-aux-gros-cheveux. Ils vont consacrer toutes leurs énergies à développer leur pays. Cette descendance, que le narrateur désigne par le terme « chaïdanisés », livrera une guerre sans merci aux maîtres de la Katalamanasie et finira par les éliminer.

Le deuxième roman de Sony Labou Tansi s’intitule L’État honteux. A l’instar de la Vie et demie qui conte par le menu l’histoire d’une dynastie mégalomane et ubuesque, L’État honteux reproduit le discours du pouvoir, incarné par l’abominable colonel Martillimi Lopez. Ce personnage a comme principale caractéristique son énorme « hernie ». Sa toute-puissance, sa folie de grandeur et la tyrannie qu’il exerce sans désemparer sur son peuple, sont par conséquent symbolisées par elle. Dès sa prise de pouvoir, Martillimi Lopez décide, contre toute attente et en dépit des règles en vigueur dans les relations internationales, de retracer les frontières de son pays : « La patrie sera carrée », déclare-t-il. Des tentatives répétées de coups d’Etat créent un climat de peur dans le pays. Lopez est tenté d’abdiquer mais ses conseillers l’en dissuadent. Exaspérés par le comportement de Martillimi Lopez et les décisions souvent irrationnelles qu’il est amené à prendre, les ministres, imités en cela par les officiers de l’armée et les hauts fonctionnaires, lui présentent chacun leurs démissions, car, confessent-ils, « ce pays nous devons le laisser aux enfants des enfants de nos enfants mais pas dans cet état honteux… ». Le dictateur sanguinaire reprend le dessus et remanie son gouvernement. Mais vivant toujours dans un climat de peur et de violence, il décide de connaître son avenir et fait venir le voyant Merline. Celui-ci lui fait avaler une pièce de monnaie qui l’étouffe. Lopez tombe dans un coma profond qui dure plusieurs semaines. Pendant ce temps, le colonel Jescani le déclare mort, fixe la date de son enterrement et s’empare du pouvoir. La « Maman Nationale », la mère de Martillimi Lopez, et une des femmes du dictateur sont enlevées et tuées. Mais Lopez n’est pas mort. Revenu à lui, il reprend le pouvoir.

Lors d’un voyage de Martillimi Lopez à Paris, le colonel portugais Vauban, son homme de main, s’empare à son tour du pouvoir. Il ne l’exercera pas pour longtemps, car, dès son retour au pays, Lopez le met en fuite et rétablit l’ordre. Fatigué de tout, Martillimi Lopez, après un festin offert aux diplomates et aux dignitaires de son régime, annonce sa démission.

Telle est la présentation succincte des deux romans de notre corpus. Le premier, La Vie et demie, s’illustre par un foisonnement exceptionnel des « noms de règne », témoignant de la créativité onomastique de l’écrivain congolais. Le second, L’État honteux, offre peu de cas de changement de nom au sommet de l’Etat. N’empêche que l’Etat lui-même, le pouvoir qu’il incarne ainsi que le corps de Martillimi Lopez y sont représentés par la hernie. Le terme hernie finit par désigner, au-delà de la pathologie, le personnage de Martillimi Lopez lui-même. Reste à étudier les origines et la morphologie de ces « noms de règne ».

 

  1. Origines et morphologie des « noms de règne »

La première observation que l’on puisse exprimer dans cette étude concerne exclusivement La Vie et demie. Dans ce roman n’apparaissent à aucun moment les désignations des présidents, chefs d’État, souverains et autres empereurs, etc. En revanche tous les personnages exerçant le pouvoir suprême sont désignés par les termes de « guide » et « d’Excellence ». Mais le titre de guide que portent tous les souverains de la Katamalanasie provient, dans le roman, de celui qui, le premier, se l’attribue : le « Guide Providentiel ». Il s’agit du voleur de bétail Cypriano Ramoussa devenu Obramoussando Mbi, puis Marc-François Matéla-Péné Loanga, puis Yambo, puis, enfin, le Guide Providentiel une fois qu’il prend le pouvoir. Le narrateur rend bien compte de cette double aventure onomastique et politique lorsqu’il déclare :

Il [Le Guide Providentiel] pensait à Obramoussando Mbi, comment il avait quitté cette identité pour celle de Loanga ; Loanga devient Yambo. Il pensait comment Yambo devint le premier secrétaire du Parti pour l’égalité et la paix ou PPEP, comment le PPEP devint le PPUD (Parti pour l’unité et la démocratie) puis le PPUDT (Parti pour l’unité, la démocratie et le travail) et lui, son président fondateur donc, suivant le fin piège constitutionnel, président à vie de la république communautariste de la Katamalanasie. Yambo devint alors le Guide Providentiel Marc-François Matéla-Péné…  (VD 59-60).

Bien qu’il porte aussi d’autres noms et d’autres titres notamment Cézama 1er, celui sous lequel il va exercer ses prérogatives de chef d’État n’est autre que celui de Guide Providentiel avec des majuscules aux initiales comme pour souligner la nature extraordinaire, voire surhumaine de son pouvoir.

Pour plus de clarté, nous schématisons, dans le tableau ci-après, le cheminement social et politique ainsi que l’aventure anthroponymique du Guide Providentiel :

 

Nom à l’état civil

1er changement de nom

2e changement de nom

3e changement de nom

Nom(s) de règne

Cypriano Ramoussa (caractéristique : voleur de bétail, etc.)

Obramoussando Mbi (caractéristique : voleur de bétail, etc.)

Loanga (Caractéristique : idem)

Yambo

(caractéristique : Premier secrétaire du Parti)

– Le Guide Providentiel Marc-François Matéla-Péné

– Cézama 1er

 

Cypriano Ramoussa s’illustre donc dans le vol du bétail. Il a maille à partir avec la justice. Le changement d’identité lui permet, dans un premier temps, de vivre dans la clandestinité ; il échappe ainsi aux rigueurs de la loi. Le changement d’identité lui permet, dans un second temps, d’accéder à la sphère du pouvoir politique : il devient, en effet, sous un nom nouveau Premier secrétaire du Parti. En accédant à la magistrature suprême, Yambo devient simultanément le Guide Providentiel, Marc-François Matéla-Péné et Cézama 1er. Du début à la fin du récit Cypriano Ramoussa change d’identité. Il s’attribue des noms d’emprunt ou des identités fictives comme pour échapper à l’attention de tous. En fait, il passe son temps à se camoufler pour ne pas être reconnu ni de la police ni de ceux à qui il avait volé du bétail ni de ses créanciers ni de la population. Cependant il se contente de changer de nom, mais pas d’apparence. On peut, ici, parler de ce que Frank Wagner appelle « les fluctuations diachroniques de l’étiquette du personnage » (38).

La combinaison de ces deux mots « guide » et « providentiel » donne lieu à un « nom de règne » construit sur la base de mots abstraits. Le guide est concrètement une personne qui a la mission de montrer le chemin aux autres, mais abstraitement il est aussi celui sur qui les autres doivent régler leurs conduites. Il est donc un modèle. Quant à l’adjectif « providentiel » accolé à « guide », il détermine la nature du pouvoir de Son Excellence Matéla-Péné Loanga : ce pouvoir se veut d’essence divine. En d’autres termes, l’ancien voleur de bétail n’aura pas reçu son pouvoir de son peuple, mais de Dieu.

Le recours au sacré a pour objectif de légitimer le pouvoir quelles que soient les circonstances dans lesquelles il s’acquiert ou s’exerce. En Occident, par exemple, le pouvoir a souvent eu recours à la religion pour sa légitimation. Il n’est que de se rappeler le sacre des rois ou les serments constitutionnels pour comprendre la place du sacré dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés humaines.

En Afrique, le pouvoir traditionnel s’est toujours enveloppé d’un mystère qui lui imprime un caractère sacré. C’est que tout pouvoir pour être efficace, a besoin de légitimation ; et la légitimation pour bon nombre de chefs politiques, passe par la voie du sacré. Dès lors, le pouvoir qu’ils exercent n’est plus perçu comme émanant du peuple, mais plutôt d’un foyer à distance des hommes et, par conséquent, offrant, comme le fait observer Claude Lefort (67), « la garantie d’un accord substantiel entre l’ordre de la société et l’ordre de la nature. »

La recherche de la légitimité dans le cas du Guide Providentiel s’opère principalement par la voie du sacré en faisant du pouvoir qu’il détient une émanation divine, il ne faudra cependant pas perdre de vue qu’elle s’opère également par la voie des traditions : le guide se donne une généalogie avec des ancêtres hors du commun. Le narrateur est on ne peut plus explicite à ce sujet :

Tout le monde savait par cœur où était né le Guide Providentiel, quand, de qui, comment et pourquoi  ̶,   mais le commentateur refit les éloges de Samafou Ndolo Petar qui leur avait donné (aux Katamalanasiens, bien sûr) un fils que la providence avait rempli des meilleurs dons du monde (VD 52).

Le Guide Providentiel apparaît comme un élu des dieux. Choisi parmi mille, il est par la force des choses porté à la magistrature suprême. Son père, Samafou Ndolo Petar, un citoyen ordinaire, se voit du jour au lendemain placé sous les feux de la rampe du simple fait qu’il est son géniteur.

L’image que le narrateur veut donner de Samafou Ndolo Petar est celle de bâtisseur de dynasties. Il est le géniteur d’un grand chef. Son prénom, Petar, est significatif à cet égard. Il s’agit d’un prénom d’origine croate, voire slave. Il est l’équivalent de Pierre.

Dans les Evangiles, celui que Jésus surnomme Pierre s’appelait en réalité Simon. Il est le principal de ses douze Apôtres. En le surnommant Pierre, Jésus fait de lui le fondement de l’édifice ecclésiastique (Matthieu 16, 18). Samafou Ndolo Petar est dès lors assimilable à Pierre. Si ce dernier est bâtisseur d’église, Ndolo Petar est bâtisseur de dynastie, celle des Guides Providentiels.

En plus, on n’est pas loin de ce qui arriva à Joseph, le charpentier de Nazareth, qui se vit projeté au-devant de la scène non pas pour ses performances d’artisan et la qualité de son travail, mais pour le simple fait qu’il était l’époux de la Vierge Marie et père nourricier de l’Enfant Jésus. Une fois de plus, on reconnaît par ces allusions la dette de Sony Labou Tansi vis-à-vis des Saintes Ecritures.

Mais ce qui nous paraît particulièrement significatif à ce stade d’analyse, c’est le processus d’autocélébration et de mythisation dans lequel s’engagent sans ménagement le pouvoir et celui qui l’exerce au sommet.

Le Guide Providentiel met en effet tout en œuvre pour se construire un mythe autour de sa personne et de son pouvoir à partir de ses origines et de son parcours social et politique. Et ce mythe qui fait de lui un être exceptionnel, ses thuriféraires (les partisans, les médias, les artistes) participent à son élaboration et à son amplification.

Il en est de même de Martillimi Lopez dans L’État honteux. Personnage sans envergure, il se fait passer pour un homme exceptionnel, qui aura tiré son peuple du marasme économique et du chaos politique dans lesquels ses prédécesseurs l’avaient plongé. Il justifie ainsi sa prise de pouvoir :

 … je n’aurais pas pris votre pouvoir de merde si mon prédécesseur ne s’était pas mis à pisser sur les affaires de la patrie, s’il vous avait laissés mourir de faim au lieu de vous tuer comme des rats, s’il n’avait pas jeté septante pour cent du budget à l’achat des ferrailles russes (EH 23).

L’image que Martillimi Lopez donne de son prédécesseur est celle d’un homme sans charisme, dénué du sens de l’Etat, dépourvu de l’amour de son peuple et porté sur la gabegie et la cruauté. Ce que Martillimi Lopez dit de son prédécesseur immédiat, il le pense au sujet de tous ceux qui ont exercé le pouvoir avant lui. Il déclare en effet en se comparant à eux :

Je ne suis pas Haracho national qui touchait l’argent du pétrole en cachette et qui le jetait dans ses comptes en Suisse, ce qui ne vous a pas empêchés de le foutre père de la nation quelle honte ! Et vous avez vu comment Dascano national a dormi toutes vos femmes, vous avez vu comment il passait ses nuits au collège de Lahossia, comment il est devenu le père de seize cent onze bordels, mais vous l’avez foutu père de la nation, et maintenant dites à ma hernie combien vous allez donner de pères à cette pauvre terre ? (EH 156-157)

Il ressort de ce discours que le titre de « père de la nation » aura été galvaudé du fait qu’il a été porté par des personnes sans moralité. En posant la question de savoir combien de « pères de la nation » le peuple va donner à la république, Martillimi Lopez dénonce sans détours les coups d’Etat et autres pratiques anticonstitutionnelles de prise de pouvoir. Il décide de remettre le pays sur les rails, de réhabiliter la constitution et les institutions qui en découlent et de mettre un terme à l’anarchie qui a élu domicile dans la « patrie ».

 … non non et non, moi, Lopez national fils de maman, je dis : terminée la connerie d’inventer la merde, terminés vos jeux de hernies : plus de père de la nation, plus de marchands de mirages : vive la patrie ! à bas les cons, à bas la connerie ! (EH 157)

La première étape vers la restauration d’un État de droit est la remise en question de son propre pouvoir. La décision qu’il prend est sans appel : Je rends le pouvoir aux civils ! (EH, 157). Martillimi Lopez quitte le pouvoir et s’en retourne à Moumvouka, le village de sa mère, la « Maman-Folle-Nationale » (EH,157), d’où il était parti quelques années plus tôt. Mais avant de céder le pouvoir aux civils, il ordonne que les militaires regagnent leur caserne. Que les tirailleurs rentrent à la caserne avec ma hernie pour attendre la guerre (EH, 157).

Le vocable « tirailleurs » employé par Lopez n’a, objectivement parlant, rien de péjoratif. Le Robert explique ce mot en ces termes : « 1. Soldat détaché pour tirer à volonté et harceler l’ennemi ; 2. Soldat de certaines troupes d’infanterie coloniale, encadrées par des Français ». Cette dénomination était réservée aux fantassins de l’armée coloniale recrutés hors de la France métropolitaine. Tel n’est pas le cas ici. Quand Lopez parle de « tirailleurs », il ne s’agit pas des étrangers, mais « des enfants du pays ». Pourquoi les désigne-t-il ainsi ? L’une des particularités des tirailleurs, c’était de tirer à volonté et dans toutes les directions pour harceler l’ennemi comme l’exigeait le commandement militaire. Ce comportement donnait l’impression d’un manque de discipline alors qu’il était la résultante d’une stratégie opérationnelle rompue. Le désordre et les exactions que les soldats provoquent à la Cité sont comparables à ceux des « tirailleurs ». C’est pourquoi Lopez emploie pour les désigner la métaphore de « tirailleurs ». Et cette métaphore est chargée de connotations négatives.

Le retour des militaires dans les casernes constitue la seconde étape vers la restauration d’un État de droit. Bien que tout au long de ses quarante années de règne, il n’ait su diriger son pays conformément aux principes de gouvernance qu’il énonce, Martillimi Lopez pose néanmoins les jalons d’une véritable démocratie : le pouvoir au peuple et par le peuple ; le respect de la constitution et des institutions qui en émanent ; la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ; le cantonnement de l’armée à ses missions de défense du territoire national.

En ne relevant que les aspects négatifs de la personnalité de ses prédécesseurs, il se met lui-même en vedette et marque la différence : il sous-entend que lui est bon, juste, magnanime, démocrate, et soucieux du bon fonctionnement de la « patrie ».

Le narrateur de L’État honteux comme celui de La Vie et demie met en exergue la participation du peuple au processus de mythisation de la personne de Martillimi Lopez et de son pouvoir. Il fait remarquer, en effet, que

 … dans toutes les maisons où vous allez le soir, on raconte l’histoire de feu mon-colonel Martillimi Lopez, commandant en chef de l’amour et de la fraternité, et chacun y met son ton, sa salive, ses dates, ses lieux, chacun la fait briller à sa guise au ciel de notre imagination… (EH 23).

Le pronom indéfini neutre « on » du syntagme verbal « on raconte » réfère à une ou plusieurs personnes. Il est par ailleurs inclusif dans la mesure où il couvre, comme l’indiquent les grammairiens et autres spécialistes de la langue française, l’ensemble des pronoms personnels, du « je » aux il(s) et elle(s). Le pronom indéfini « on » renvoie certes à des êtres humains, à des sujets indéterminés, mais peut aussi évoquer des généralités, ou être employé en cas de souhait d’anonymat. Dans cet extrait de L’État honteux, il indique que le propos tenu relève du registre de la rumeur. L’émetteur n’est pas déterminé. Il n’est pas non plus identifiable. Les faits relatés ne sont guère attestés historiquement. Ils relèvent de l’affabulation. Ils sont comme toute rumeur, des déclarations destinées à être crues, se rapportant à l’actualité et répandues sans vérification officielle (Kapferer 11-12). Cela laisse toute latitude à ceux qui participent à la fabrication et la diffusion du mythe de Martillimi Lopez d’inventer les dates et les lieux en fonction des messages qu’ils entendent propager. En définitive, le narrateur met l’accent sur la créativité populaire avec ce qu’elle comporte de pouvoir d’amplification des faits constatés ou supposés.

Prenant le contrepied de la rumeur, le narrateur s’engage à donner une version supposée véridique des faits et événements entourant la vie et la mort de Martillimi Lopez.

 … mais voici la vraie histoire de Martillimi Lopez fils de Maman Nationale, telle que la racontent ceux de ma tribu, avec leur goût du mythe, au milieu des éclats de rire…  (EH 23).

La version proposée par le narrateur et qualifiée de « vraie histoire » est considérée comme véridique pour trois raisons.

La première : le narrateur est de la même tribu que Martillimi Lopez ; il est donc censé parler de ce dernier de l’intérieur et en connaissance de cause.

La deuxième raison : la version qualifiée de « vraie » est celle de la tribu de Martillimi Lopez.

La troisième raison : bien qu’elle n’échappe pas au « goût du mythe », la tribu de Lopez continue d’espérer que même mort, ce dernier ne manquera pas de la protéger contre les tyrans. Par « tyrans » il faudra entendre les prédécesseurs de Martillimi Lopez, en l’occurrence Haracho et Dascano, mais aussi ceux à venir d’autant plus qu’il quitte le pouvoir en ayant fait le vide autour de lui et sans avoir préparé de successeur.

La reconnaissance infinie que les médias et les populations katamalanasiennes vouent au géniteur du Guide Providentiel, dans La Vie et demie, s’étend aux habitants du village où ce dernier a vu le jour. Le narrateur observe en effet que le village aussi avait été loué d’avoir laissé grandir dans la joie et la simplicité le guide multidimensionnel… (VD 52).

Le Guide Providentiel François-Marc Matéla-Péné Loanga, alias Sa Majesté Cézama 1er, nous apparaît en définitive comme un fondateur de dynastie. Sa descendance jouera un rôle de premier plan en Katamanalasie en dépit des soubresauts sociaux et autres crises politiques qui vont marquer l’histoire de ce pays.

À la mort du Guide Providentiel, le colonel Mouhahantso lui succède. Il prend le nom de règne de guide Henri-au-Cœur-Tendre. On peut se poser la question de savoir si ce nom de règne correspond bel et bien à son tempérament, à son projet de société, à sa manière de gouverner. D’ores et déjà l’on sait qu’il aime « les vierges, la viande et les vins » (VD 83), c’est-à-dire une vie dissolue. Le narrateur comme par dérision met à nu une sorte de duplicité qui le caractérise. Par le nom qu’il s’attribue, il cherche à se faire passer pour ce qu’il n’est pas.

 … ici, dit le narrateur, les mots ne disaient plus ce que disent les mots, juste ce que voulaient les hommes qui les prononçaient (VD 83).

Henri-au-Cœur-Tendre meurt assassiné par « son quart de frère » [sic] Katarana-Mouchata. Celui-ci prend le nom de règne de guide Jean-Oscar-Cœur-de-Père. Il meurt sur le bûcher en ayant choisi le nom de mort de Jean-Brise-Cœurs. À sa disparition, son fils Kamachou Patatra prend le pouvoir sous le nom de Jean-Cœur-de-Pierre.

Jean-Cœur-de-Pierre est assassiné par son fils Jean-sans-Cœur, « dans un coup orchestré avec la bénédiction de la puissance étrangère qui fournissait les guides » (VD 157).

À la mort du guide Jean-sans-Cœur, le maréchal Kenka Moussa prend les laisses de la nation sous le nom de règne de Félix-le-Tropical. La « puissance étrangère qui fournissait les guides » finit par se débarrasser de lui parce que, estime-t-elle, « le goût tropical y [en lui] était encore, mais plus frappant, plus aigre que naguère » (VD 169).

À la mort de Félix-le-Tropical, la « puissance étrangère qui fournissait les guides » porte sur le trône, au dire du narrateur, « un inconnu cousin du Maréchal, appelé Souprouta » (VD 170) sous le nom de règne de Mallot-l’Enfant-du-Tigre. Ce dernier meurt en se tirant une balle dans la tête. À Mallot-l’Enfant-du-Tigre va succéder le général Mariane-de-la-Croix.

Les univers fictionnels de La Vie et demie et L’État honteux sont en fin de compte marqués par un foisonnement de « noms de règne ». On peut cependant relever que ces « noms de règne » ne sont pas dépourvus de signification et qu’ils s’ancrent dans l’histoire, la sociologie, l’imaginaire, le monde animal, le monde végétal. D’où l’intérêt, à ce stade d’analyse, d’en cerner la portée sémantique.

 

  1. Portée sémantique des « noms de règne »

À bien examiner les « noms de règne » dans ces deux romans de Sony Labou Tansi, une première remarque s’impose. En dehors de Martillimi Lopez, dans L’État honteux, qui ne change pas de nom, tous les autres, notamment dans La Vie et demie, n’ont pas gardé leurs noms inscrits dans les registres de l’état civil en montant sur le trône.

Une deuxième remarque concerne la morphologie de ces « noms de règne ». Ils sont tous construits comme des noms composés : les éléments dont ils sont constitués, à l’exception de Guide Providentiel, sont reliés par des traits d’union et de ce fait forment chacun un tout indissociable. Les groupes nominaux (Cœur-Tendre, Cœur-de-Père, Cœur-de-Pierre, Brise-Cœur, sans-Cœur, le-Tropical, l’Enfant-du-Tigre, de-la-Croix) sont tout compte fait en fonction d’apposition, et placés à côté d’un nom (Henri, Jean, Félix, Mallot, Mariane) ils en précisent l’identité, la qualité et éventuellement le métier.

Une troisième remarque porte sur l’origine de ces « noms de règne ». Ces noms sont tous d’origine européenne. Ils s’apparentent tant par leur structure que par leurs sonorités à ceux de quelques personnages historiques qui ont marqué l’imaginaire collectif des peuples d’Europe : Louis Ier le Pieux (IXe siècle), Charles II le Mauvais (XIVe siècle), Louis VI le Gros (XIIe siècle), Louis VII le Jeune (XIIe siècle) ou Philippe IV le Bel (XIVe siècle) pour ne citer que ces quelques exemples. On remarque cependant que les emprunts que font les souverains de la Katamalanasie à l’onomastique européenne les coupent de leur propre histoire et les projettent dans l’histoire des autres. Il en résulte que leur légitimité n’a plus sa source dans leur propre histoire, mais dans l’histoire des autres.

Nous sommes bien consciente de l’importance des noms propres dans les cultures des peuples : ils situent l’individu dans sa généalogie et l’identifient à sa communauté. Anne Retel-Laurentin et Suzanne Howath montrent dans leur ouvrage sur Les Noms de naissance, que

les noms apparaissent, selon les sociétés et les interprètes, comme une partie vitale de la personnalité, comme une sorte de double (Retel-Laurentin, Howath 18).

L’importance du nom est telle que quiconque cherche à s’en défaire au profit d’un nom étranger se dépouille de son identité au bénéfice d’une identité d’emprunt. C’est l’une des expressions les plus achevées du phénomène d’aliénation culturelle à la description duquel bon nombre de penseurs ont consacré des pages significatives, notamment le Martiniquais Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952).[1] Or, les guides changent d’identité en prenant des noms étrangers comme « noms de règne », ils sont par conséquent des personnages profondément aliénés, c’est-à-dire étrangers à eux-mêmes.

Une quatrième remarque porte sur le contenu sémantique de ces « noms de règne ». À l’exception de Cœur-de-Pierre, Brise-Cœur, le-Tropical, l’Enfant-du-Tigre, sans-Cœur, qui expriment d’emblée la dureté, la cruauté, l’animalité, les autres « noms de règne » (Guide Providentiel, Cœur-Tendre, Cœur-de-Père, de-la-Croix) dénotent en principe l’humanisme, la magnanimité, la grandeur d’âme. Mais ceux qui portent ces noms reflètent-ils dans leur langage et dans leurs comportements les vertus annoncées ? La réponse est négative. Les personnages qui s’attribuent « ces noms de règne » à valeur positive ne sont guère différents des autres : ils sont eux aussi caractérisés par la violence, la cruauté, la sauvagerie, l’animalité.

De ces remarques, il ressort que l’auteur use de l’antiphrase pour nommer ceux qui exercent le pouvoir au sommet. L’antiphrase, proche de l’ironie, est une figure de sens qui consiste à dire le contraire de ce que l’on pense derrière une formule faussement plaisante. Elle correspond donc, dans sa forme canonique, à la formule : « dire A pour signifier le contraire de A » (Fromilhague 105). Ni le Guide Providentiel, ni Henri-au-Cœur-Tendre, ni Jean-Oscar-Cœur-de-Père, ni Mariane-de-la-Croix n’incarnent les valeurs qu’énoncent les noms de règne qu’ils se sont attribués.

Dans son étude sur « La tradition burlesque dans ‘’La Vie et demie’’ de Sony Labou Tansi », Elo Dacy (80-81) est plus explicite encore sur le caractère ambigu de ces « noms de règne » :

Sony Labou Tansi, note-t-il, use de l’ironie burlesque pour montrer le divorce entre leur comportement criminel et l’espoir suscité par leurs noms de règne. Ces derniers se révèlent n’être en dernière analyse que des masques. La charge positive qu’ils recèlent relève d’une volonté de mystification.

C’est en fin de compte cette volonté de mystification qui transparaît dans chaque « nom de règne » et fait des personnages qui les portent des individus « en flagrante contradiction avec leur pratique sociale, faite de folie meurtrière, de cruauté, de déficit social » (Dacy 80).

 

Conclusion

Cette étude a eu pour objectif l’analyse de ce que nous avons appelé les « noms de règne » qui constituent un des aspects non négligeables de l’anthroponymie romanesque de Sony Labou Tansi. Nos analyses ont abouti aux conclusions suivantes : les « noms de règne », ensemble des désignateurs que s’attribuent les personnages des présidents, des chefs d’État ou des souverains dès leur prise de pouvoir, disent souvent sinon toujours le contraire de ce qu’ils sont. Ils apparaissent ainsi comme l’expression la plus achevée de leur volonté de mystification. 

Cette volonté de mystification du pouvoir qu’ils exercent, beaucoup de personnages des « chefs politiques » dans les textes de littérature africaine francophone l’incarnent.

Baré Koulé, président de la République des Marigots du Sud, dans Le Cercle des Tropiques du Guinéen Alioum Fantouré, par exemple, est désigné tantôt par « Le Sauveur », tantôt par « Le Vénérable Maître », tantôt par « Le Messie-Koï ».

Les deux premiers termes relèvent du registre religieux, ils sont ordinairement employés pour désigner Jésus-Christ venu sur terre pour sauver l’humanité du péché originel et, en même temps, apporter la Bonne Nouvelle aux hommes. En s’attribuant les titres de « Sauveur » et de « Vénérable Maître », Baré Koulé prend une figure christique, et la mission qu’il s’assigne revêt un caractère sacré.

Quant à « Messie-Koï », il procède, comme le fait remarquer Jacques Chevrier (37-38), par amalgame syncrétique de deux termes parfaitement redondants : Le Messie, d’une part, emprunté à la culture chrétienne, et le mot Koï qui, en songhay, signifie le chef. 

Dans Le Pleurer-Rire du Congolais Henri Lopes, le narrateur présente Tonton Hannibal Ideloy Bwakamabé Na Sakkadé, le personnage principal du roman, comme un individu qui a partie liée avec les dieux. Le cantique « Quand Tonton descend du ciel », exécuté à l’harmonium par le curé de la paroisse Saint-Dominique du Plateau, insiste sur son essence divine.

En définitive, les « noms de règne » dans leur diversité n’en constituent pas moins un véritable enjeu de pouvoir et le lieu par lequel celui-ci manifeste sans détours sa mainmise.

 

Travaux cités

Adjil, Bachir. Espace et écriture chez Mohammed Dib : la trilogie nordique. Paris : l’Harmattan/Awal, 1995.

Barthes, Roland. « Proust et les noms », in Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques. Paris : Le Seuil, coll. Points, (1953 et 1972) : 121-134.

———–. « Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », in S. Alexandresku, R. Barthes, Cl. Bremond et al. (dir.), Sémiotique narrative et textuelle. Paris, Larousse, (1974) : 34-44.

Bourneuf, Roland et Ouellet, Réal. L’Univers du roman. Paris : Presses Universitaires de France, collection SUP, 1975.

Chevrier, Jacques. « Visages de la tyrannie dans le roman africain contemporain », La Deriva delle francofonia (Atti dei seminari annuali di Letteratura Francophone dirreti da Franca Marcato Falzoni « Figures et fantasmes de la violence dans les littératures francophones de l’Afrique sub-saharienne et des Antilles »), 1 « L’Afrique sub-saharienne », Istituto Universitario Orientale, Naples, 29-30 novembre-1er décembre 1990. Bologne Editrice CLUEB. (1991) : 33-53.

Dacy, Elo. « La Tradition burlesque dans ‘’La Vie et demie’’ de Sony Labou Tansi », in Mukala Kadima-Nzuji, Abel Kouvouama et Paul Kibangou (dir.), Sony Labou Tansi ou la quête permanente du sens. Paris : l’Harmattan (1997) : 75-86.

Fanon, Frantz. Peau noire, masques blancs, Paris : Le Seuil, 1952.

Fantoure, Alioum. Le Cercle des Tropiques. Paris : Présence Africaine, 1972.

Fromilhague, Catherine. Les Figures de style. Paris : Armand Colin, 2014

Kapferer, J.-N. Rumeurs, le plus vieux média du monde, Paris : Le Seuil, 2009, (1ère édition en 1987).

Retel-Laurentin, Anne et Howath, Suzanne. Les Noms de naissance indicateurs de la situation familiale et sociale en Afrique noire. Paris, SELAF, 1972.

Lefort, Claude. Un homme en trop. Réflexions sur ‘’L’Archipel du Goulag’’. Paris : Le Seuil, coll. Combats, 1976.

Lopes, Henri. Le Pleurer-Rire. Paris : Présence Africaine, 1982.

N’da, Pierre. « Onomastique et création littéraire. Les noms et les titres des chefs d’Etat dans le roman négro-africain ». Présence francophone. Sherbrooke (Québec), 45, (1994) : 151-171.

Sony Labou Tansi. La Vie et demie. Paris : Le Seuil, 1972.

———. L’État honteux. Paris : Le Seuil, 1979.

Wagner, Frank. « Perturbations onomastiques : l’onomastique romanesque contre la mimèsis » in Yves Baudelle (Textes réunis par), Narratologie n0 9 « Onomastique romanesque », (2008) : 17-42.

 

Comment citer cet article :

MLA : Kadima-Nzuji, Gashella Princia Wynith. «Poétique des « noms de règne » dans La vie et demie et L’état honteux de Sony Labou Tansi.» Uirtus 1.1 (août 2021): 17-33.

 

[1] Dans cet essai, Fanon traite de l’aliénation de l’homme noir sous le colonialisme.