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Abstract: Akodesséwa (Lomé), un marché aux allures de ‘‘ghetto commercial’’

The difficulties of urban integration that arise in Togolese cities require, in order to understand them, to question the social dynamics and especially the cultural logics at work. The territorial properties of the different districts in the city of Lomé determine the forms and logics of grouping of individuals. Akodessewa’s tendency towards territorial isolation is the consequence of the difficulties of professional integration and requires analyzing the system in terms of the residential trajectories of populations between Akodessewa and the territories of other neighborhoods and regions. To understand Akodesséwa’s functional logic,this research, apart from documentary research, was based on individual interviews with 34 actors from different socio-professional categories in the space dedicated to the sale of spare parts. The results obtained from the calculation of the isolation indices and the location quotient first showed a tendency towards homogeneity in the territory. It then emerged that Akodessewa fulfills a function of social but also religious recovery for the candidates for the city from the savannah region.

Keywords: Akodesséwa, Socio-Professional Integration, Religious Recovery

Full Text                                    

Résumé: Akodesséwa (Lomé), un marché aux allures de ‘‘ghetto commercial’’

Yentougle Moutore§

&

Gountante Dansoip

Résumé : Les difficultés d’intégration urbaine qui se posent dans les villes togolaises exigent, pour les comprendre, d’interroger la dynamique sociale et surtout les logiques culturelles à l’œuvre. Les propriétés territoriales des différents quartiers dans la ville de Lomé déterminent les formes et les logiques de regroupement des individus. La tendance au renfermement territorial d’Akodesséwa est la conséquence des difficultés d’intégration professionnelle et exige d’analyser le système à l’aune des trajectoires résidentielles des populations entre Akodessewa et les territoires des autres quartiers et régions. Pour comprendre la logique fonctionnelle d’Akodesséwa, cette recherche, en dehors de la recherche documentaire, s’est appuyée sur des entretiens individuels avec 34 acteurs des différentes catégories socioprofessionnelles de l’espace dédié à la vente des pièces détachées. Les résultats obtenus à partir du calcul des indices d’isolement et du quotient de localisation ont montré d’abord une tendance à l’homogénéité sur le territoire. Il en est ensuite ressorti que Akodessewa remplit une fonction de récupération sociale mais aussi religieuse pour les candidats à la ville originaire de la région des savanes.

Mots-clés :  Akodesséwa, intégration socioprofessionnelle, récupération religieuse

Abstract: The difficulties of urban integration that arise in Togolese cities require, in order to understand them, to question the social dynamics and especially the cultural logics at work. The territorial properties of the different districts in the city of Lomé determine the forms and logics of grouping of individuals. Akodessewa’s tendency towards territorial isolation is the consequence of the difficulties of professional integration and requires analyzing the system in terms of the residential trajectories of populations between Akodessewa and the territories of other neighborhoods and regions. To understand Akodesséwa’s functional logic, this research, apart from documentary research, was based on individual interviews with 34 actors from different socio-professional categories in the space dedicated to the sale of spare parts. The results obtained from the calculation of the isolation indices and the location quotient first showed a tendency towards homogeneity in the territory. It then emerged that Akodessewa fulfills a function of social but also religious recovery for the candidates for the city from the savannah region.

Keywords: Akodesséwa, Socio-Professional Integration, Religious Recovery

Introduction

Les propriétés générales des espaces relégués à l’instar des ghettos, des faubourgs ou encore des favelas, permettent de porter la comparaison sur d’autres territoires pour appréhender les caractéristiques en vue d’une classification des types de territoires. Si les recherches en sciences humaines se sont ces dernières années intéressées aux trajectoires résidentielles des migrants dans les zones urbaines, il apparait plus pertinent de le comprendre à partir des logiques d’intégration professionnelles en ce qu’elles déterminent toutes les autres formes d’organisation. On peut en effet constater ces dernières années, qu’en raison du renfermement social, la mobilité géographique est conditionnée par la garantie et les promesses d’une insertion professionnelle.

En effet, les sociétés à forte conscience culturelle vont tendre progressivement au renfermement, par le maintien des réseaux ruraux, pour la protection de leur patrimoine culturel et la pérennisation de leur valeur et de leur groupe. La transmission culturelle pose plusieurs interrogations dont l’opposition entre développement et prolongement. La modernisation, aidant à mettre à nu les conséquences socio-politiques et économique, se présente donc pour la plupart des groupes culturels comme un adversaire dans leur lutte contre la détribalisation.

Le renforcement des inégalités dans les villes africaines et particulièrement au Togo marqué du sceau de la ségrégation a contraint la relégation spatiale des populations aux prises avec les réalités socio-culturelles. Dans la ville de Lomé l’embourgeoisement est le principal indicateur des inégalités sociales. Elle est la conséquence de la tendance à l’homogénéité territoriale et surtout des efforts collectifs de renfermement dans une dynamique d’autarcie. Par ailleurs, « l’apparition massive des hypermarchés en périphérie urbaine et la déconnexion des flux liés aux centres commerciaux apparaissent avoir précipité leur déclin » (Péron par Gasnier, 306). C’est dans ce contexte qu’on voit émerger sur chaque micro-territoire les infrastructures nécessaires à l’existence des populations. En effet, « les quartiers pauvres de grand ensemble regorgent d’initiatives, notamment d’ordre économique » (Collectif Rosa Bonheur 11).

Si chaque micro-territoire s’ouvre aux autres pour accroître et renforcer son influence, elle a d’abord pour vocation de satisfaire le besoin d’intégration de sa population dans une société globale qui l’a marginalisé. C’est ainsi que se développe, comme à Akodessewa, « de petits ‘‘business’’ dynamiques et quelques polarités commerciales proposent des services plébiscités par les riverains, et même par des personnes hors du quartier et de la commune. Ces initiatives ne parviennent que rarement à bénéficier de l’acceptation des décideurs locaux (Fol et Fleury).

La multiplication des zones commerciales, si elle est l’expression d’une bonne dynamique économique, cache toutefois des tensions et rivalités sociales nées de contexte fortement inégalitaire et ségrégatif. C’est d’ailleurs pourquoi

Le Grand-Marché de Lomé est un endroit unique pour observer les tensions qui affectent le commerce au Togo aujourd’hui, en particulier celles qui opposent une nouvelle génération de femmes commerçantes très impliquées dans le commerce avec la Chine et une élite commerçante plus ancienne, qui a longtemps dominé le commerce des tissus en provenance d’Europe (Nina 4).

Les groupes socioculturels, face à la nécessité de s’organiser et de se structurer à travers les coutumes, se sont vus enfermés dans ces cocons d’altercations entre traditionalisme et modernisme. Fondamentalement pour faciliter l’intégration socioprofessionnelle des individus issus de leur milieu d’origine ou comme l’affirment A. Metton et J. Soumagne (2002) repose sur des « considérations plus locales en lien avec les appareils commerciaux et leur insertion en milieu populaire ».

Chaque groupe culturel construit-il des contre-cultures au détriment de l’enculturation, ou se constitue-t-il en ghetto dans la volonté de protection de leur patrimoine culturel et surtout du développement de leur communauté ? Pour lire et comprendre le développement du marché de pièces détachées d’Akodessewa, il faut analyser ses rapports avec ‘‘le marché des fétiches’’ d’Akodessewa qui a pris naissance après les indépendances à la faveur des migrations sous régionales. En effet, « le marché aux fétiches occupe des fonctions commerciale, sociale, cultuelle et mystique, économique et touristique. Il couvre une superficie de 1200 m² avec 15 stands sous lesquels sont exposées des marchandises constituées de têtes, de crânes, de peaux, d’os, de queues de bêtes, de serpents, d’oiseaux séchés, de statuettes, d’écorces, de racines et de feuilles d’arbres » (N’kere 4). C’est pour cela qu’il ne faut pas négliger ni perdre de vue la dimension mystique des activités commerciales et les rapports de bon voisinage qu’entretiennent les acteurs de ces différents pôles d’activités entendu que l’influence spirituelle du ‘‘marché’’ de fétiche serait de bon augure pour les affaires du marché de pièces détachées.

Faut-il y voir ou lire dans Akodessewa un ghetto ouvert en raison de la fluidité des interactions intragroupes et de la nature des relations intergroupes ? Ou un ghetto fermé à cause du fort ancrage de la sélectivité professionnelle ? Comme le souligne S. Nina (5),

à l’époque, une dizaine de Nana-Benz, combinant leurs capitaux sociaux et économiques, avaient pu établir un oligopole informel sur le marché, oligolopole qui a échappé à la surveillance du régime colonial tardif. Les profits accumulés à cette époque ont fait de ces entrepreneuses un groupe puissant et stratégique.

Les questions se posent en raison des réseaux ou des fibres communautaires qui se développent entre acteurs dans le lien marchand ; réseaux qui se manifestent non seulement au travers de leur itinéraire résidentiel en zones urbaines mais aussi la configuration morphologique homogène du territoire.

Comment dans le marché (comme système capitaliste), selon l’héritage polanyien, autorégulateur et destructeur du lien social, les individus peuvent développer de la solidarité mécanique dans un système du tout-organique entre marchand ? En adjoignant l’observation directe et les entretiens individuels, la recherche procèdera par schématisation de la matrice des relations pour en déterminer les réseaux constitués, le profil et la nature des relations. Il s’agit pour la recherche de connaître qui peut être commerçant ou trader à Akodessewa, leur profil et ainsi appréhender l’influence sur la dynamique sociale dans les milieux d’origine.

  1. Démarche méthodologique

Au-delà de la nécessité de l’usage de la recherche documentaire, par l’emprunt des théories ci-dessous posées, dans la compréhension du phénomène étudié dans sa singularité et sa globalité, il parait intéressant de profiter de l’analyse qualitative pour appréhender la tendance à l’autarcie socioculturelle et la dynamique à l’œuvre dans le marché de pièces détachées d’Akodessewa. Elle consiste à porter sur un échantillon tiré par quota d’unités voisines à Akodessewa pour saisir la nature des relations entre les différents acteurs propriétaires de boutiques et/ou trader. Les entretiens se sont donc réalisés par catégorie socioprofessionnelle selon le tableau ci-dessous :

Tableau1 : Récapitulatif de l’échantillon des enquêtés

Catégorie socioprofessionnelleEffectif enquêté
Courtiers6
Propriétaire de boutique de pièces détachées11
Agent commercial4
Clients3
Réparateurs4
Syndicat3
Autres (sécurité, gestionnaire de parc)3
Total34

Source : Enquête de terrain, février 2021

Entre entretiens individuels approfondis et les groupes de discussion, il a fallu croiser le profil des enquêtés, le type de rapport qu’ils ont eu et ont avec les différents acteurs qu’ils connaissent pour comprendre les enjeux des luttes des acteurs et groupes sociaux pour la conquête et la domination sur le territoire.

Pour cela, la constitution de l’échantillon a retenu les principales variables suivantes : l’âge ; l’origine socioculturelle et la religion. L’analyse des milieux spécifiques exige une méthodologie particulière mais plus rigoureuse afin d’aborder et appréhender l’intimité de la vie des acteurs enquêtés. Voilà pourquoi il est apparu indispensable, au-delà des entretiens individuels, de réaliser des observations directes dans la zone commerciale autour du flux de population, le profil des usagers, les rapports de force entre trader, tenanciers de boutique, courtiers et clients. L’observation consiste à analyser le type de relations entre les différents acteurs pour comprendre à la lumière des interactions et des entretiens sur l’origine sociale, la dynamique de constitution et de reconstruction sociale au sein de ce territoire. Comme le souligne N. Zouari (38-39) « les données apportées doivent être descriptives, objectivantes et renseigner sur le fonctionnement de l’espace public ».

D’autre part, la recherche a fait usage du test sociométrique afin de comprendre les structures sociales à la lumière des attractions et des répulsions qui se sont manifestées au sein du groupe de marchands interrogés. L’objectif étant d’analyser les relations de choix ou de rejet. Pour ainsi comprendre avec qui les marchands sont en relation, la recherche s’efforce, à travers la théorie des graphes du calcul matriciel, d’analyser le contact entre les acteurs et surtout les motifs initiaux des différents rapprochements.

  • Théorie de référence

Les analyses tout au long de cette recherche sont le prolongement de l’approche écologique de la ville développée par J. Isaac et al. et plus encore E. Burguess et C. Newcomb ou encore L. Wirth. L. Wirth inspire la présente recherche à combiner différents types de matériaux pour analyser les milieux spécifiques aux allures de ghetto parmi lesquels ‘‘les conflits culturels dans une famille d’immigrants’’ ; dans la mesure où « les processus culturels d’accommodation et d’assimilation vont de pair avec la mutation de formes de vie et de types de personnalité ».

Puisque les réalités sociales et territoriales guident le quotidien des acteurs urbains « les enquêtes sur les rapports entre les individus et leur environnement sont une manière de préface aux études sur la perception de l’espace urbain mais elles soulignent la différence de marche historique de l’individu et du quartier qu’il occupe » (Georges 724). Mais, ce qu’il faut analyser dans cette recherche n’est pas la trajectoire résidentielle mais bien la trajectoire professionnelle ou mieux la mobilité socioprofessionnelle horizontale/verticale géographique ; celle qui n’influence guère la trajectoire résidentielle mais qu’il favorise la récupération des individus de même communauté. Voilà pourquoi il est intéressant de comprendre le phénomène au carrefour des ‘’interactions entre caractéristiques socio-économiques, ethnoraciales et démographiques’’ (Oberti et Préteceille 17).

Dans la mesure où la composition actuelle d’Akodéssewa laisse entrevoir l’indélébile tache de la ségrégation urbaine, il convient d’inscrire la dynamique et de comprendre les logiques constitutives mais aussi fonctionnelles du territoire. Dans ce contexte, à la suite de M. Oberti et E. Préteceille (44-75), il faudra analyser les logiques économiques, institutionnelles mais aussi d’acteurs individuels qui renforcent la ségrégation et accélèrent depuis ces dernières années l’homogénéité territoriale à Akodéssewa. A l’inverse, la description des éléments du système aidera à saisir les facteurs explicatifs des réalités socioculturelles de cet espace et la dynamique à l’œuvre.

En outre, pour comprendre la dynamique actuelle à Akodessewa, il faut d’abord analyser la dynamique urbaine, les propriétés territoriales, les logiques urbaines qui guide la constitution des territoires. Il faut les analyser à l’aune des appartenances ethniques et culturelles, non comme des systèmes, mais de petites entités territoriales qui se construisent, se déconstruisent et se réaménagent en fonction des logiques des microgroupes parce que « les observations de William H. Whyte ne dissocient pas le lieu de son identité culturelle ou simplement de son identité du moment, conjoncturelle » (Zouari 39).

C’est en cela que cette recherche reposera sur l’approche théorique de Harrisson White qui part du point de vue individualiste. Pour comprendre les relations sociales développées par les acteurs selon lui, il est essentiel de commencer à analyser l’identité individuelle de chaque membre du groupe pour saisir le tout-système, le réseau constitué. C’est pourquoi, cette recherche retient les 05 aspects qui donnent sens à une identité proposés par White à savoir :

  • la recherche d’appuis sociaux dans un contexte d’incertitude radical qui caractérise aussi les contextes sociaux ;
  • l’image projetée vers les autres ;
  • la tension qui existe entre le conformisme et la créativité ;
  • la construction ex post (autobiographie) ;
  • la notion de personne.
  • Les résultats de la recherche et discussion
    • Configuration socio-territoriales d’Akodesséwa

Akodésséwa est un marché réputé pour la vente de pièces détachées de véhicules de tous genres. Les acteurs exerçants dans ce « marché noir », sont des jeunes gens et adultes venus de toutes les contrées du Togo. Néanmoins, une forte proportion est originaire du Nord du Togo et principalement des moba de la région des savanes (Enquête de terrain, mars 2021), qui ressemble fort bien à la dynamique dans le cas de ce que A. Sengès (12) a appelé le « marketing ethnique » qui selon elle est « une approche qui prend en compte l’existence d’un marché parallèle au grand public : un marché par communautés. La société est perçue comme un agrégat de communautés qui se distinguent par leurs modes de consommation, leurs styles de vie, leurs langages, leurs façons de s’habiller, leurs loisirs » (Delannoy et Peretti 286).

En effet, les itinéraires professionnels post-migrations donneraient à penser et démontre même qu’il existe des ‘‘critères de segmentation’’ qui « prennent un caractère discriminatoire qui posent indubitablement la question éthique » (op. cit.). Ceci s’expliquerait dans le contexte urbain par le filtre urbain face à la ségrégation à l’œuvre en raison des enjeux économiques. Contrairement donc à ce qu’écrivait M. Wieviorka (23), l’ethnicité est de plus en plus définie dans les catégories du travail comme partie des rapports sociaux (…) indépendamment des caractéristiques démographiques. C’est le résultat de la ségrégation ethnique à l’œuvre dans la ville de Lomé, qui en imposant une trajectoire résidentielle à ces populations minoritaires, créent comme l’a dit M. Buzzelli « une ‘‘centralité sociale et symbolique’’ du groupe minoritaire, du point de vue tant de ses membres que de la société dominante » (cité par Hou et Picot 1).

C’est la conséquence des transformations territoriales et du développement des microgroupes presque homogènes et souvent autarcique dans une volonté de protectionnisme social et économique. Par ricochet, « l’existence d’enclaves ethniques peut influer sur l’interaction sociale et économique, tant à l’intérieur d’un groupe minoritaire qu’entre celui-ci et le reste de la société, et avoir une incidence sur la vie quotidienne des résidents » (Hou et Picot). C’est à partir de là que les migrations accélèrent et renforcent cette ségrégation et s’observe dans cette tendance à l’homogénéité territoriale du quartier, comme pour confirmer l’approche de Alesina et La Ferrara cité par Bossuroy (1) pour qui

l’hétérogénéité identitaire des individus empêche la société d’adopter des institutions efficaces ou d’établir un système de conventions partagé : la division en ethnies affecte en effet le degré d’empathie ou de confiance que les individus se portent spontanément les uns envers les autres (Alesina et La Ferrara), et affaiblit donc la capacité du corps social à se définir des objectifs collectifs ou à instaurer les mécanismes d’autorité et de solidarité qui rendent possibles les politiques publiques (Alesina, Baqir et Easterly) .

La composition de ce type d’entité territoriale tend à refléter les caractéristiques du milieu de départ. La population est en effet à forte proportion jeune avec un âge moyen autour de 25 ans ; les plus jeunes ayant 18 ans et les plus âgés 57 ans. Néanmoins, la majorité de la population de la localité a un âge compris entre 20 et 24 ans (RGPH, 2006). Les plus de 45 ans ne représentant que 5% de la population contre 28,80 pour ceux dont l’âge est compris entre 12 et 44 ans. Pour comprendre cette dynamique territoriale, il est intéressant de calculer l’indice de centralisation mais aussi le quotient de localisation des populations/travailleurs permanents sur le territorial pour saisir au mieux les logiques territoriales. En l’absence de données, les populations ethniques dans la localité et le nombre de travailleurs, la recherche partira simplement des données issues de la collecte des données. Celle qui a permis de faire un sondage sur les acteurs exerçant directement dans le commerce des pièces détachées à savoir :

  • le nombre de propriétaires de boutique : 1600 ;
  • le nombre de boutiques : 1100 ;
  • le nombre de trader et d’apprentis : 300.

Soit un total d’environ 3000 travailleurs et employés sur une population résidente de 7974 pour l’ensemble d’Akodessewa situé dans le 3e arrondissement. Ainsi, le calcul du quotient de localisation ou de concentration réalisé à partir de l’échantillon de la population ethnique extrapolée à la population globale, a permis de trouver que le QL (QL=(xi/ti) / (X/T)[1]), qui permet d’établir la sous-représentation et à la surreprésentation d’un groupe ethnique dans une unité spatiale ou dans une espace correspond à 58,33 selon les calculs suivants :

QL= (2100/3000) / (10719/839566[2]) QL= 58,33

Ce qui montre une forte concentration du groupe ethnique Moba à Akodessewa. Pour confirmer les données obtenues, il est intéressant d’établir en même temps l’indice d’isolement pour analyser la dynamique d’intégration professionnelle. L’indice d’isolement (xPx) s’obstient à partir du rapport entre (xi/X) / (xi/ti). Plus le résultat est proche de 1, plus le groupe est isolé sur le territoire dans la ville. Les données susmentionnées nous permettent d’aboutir au calcul suivant :

xPx= (2100/10719) / (2100/3000) xPx= 0,27

Ce qui permet de conclure qu’en dépit du fait d’une surreprésentation du groupe Moba dans la zone commerciale d’Akodessewa, le groupe ethnique n’est pas isolé sur le territoire et semble donc être égalitairement réparti sur les différentes unités spatiales de la ville de Lomé. On peut toutefois s’interroger sur la forte concentration du groupe ethnique sur le territoire et interroger à partir de là les trajectoires professionnelles, mais aussi les rapports qui s’établissent entre Akodesséwa et la ville de Dapaong ou la région des Savanes en général qui nourrit le territoire en travailleurs ces dernières années. En effet, « l’exposition au même groupe ethnique a un effet sur l’emploi » (Hou et Picot 6). Même si la proportion faible des travailleurs du groupe ethnique à Akodesséwa ne permet pas de conclure à une profession cloisonnée[3] (vendeurs de pièces détachées), il est juste de conclure à une tentative de renfermement ou d’appropriation de ce domaine professionnel pour répondre au besoin d’intégration sociale des migrants originaires de la région des savanes.

En effet, la région des savanes est l’une des plus pauvres des cinq régions qui composent le Togo. Lomé, la capitale économique et politique offre donc plus d’opportunité d’emplois de tout genre ; ce qui explique une forte mobilité des jeunes vers la capitale Lomé. C’est dans l’optique de trouver de meilleures conditions de vie que depuis plusieurs décennies, les jeunes des savanes ne cessent de migrer vers la capitale Lomé. Pour vite trouver du travail, et du travail qui ne nécessite pas forcement une qualification professionnelle, où le capital social préconstruit facilite l’intégration, la zone portuaire est la mieux indiquée. Akodessewa, zone très proche du Port Autonome de Lomé (PAL), est un marché comme indiqué plus haut, réputé pour la commercialisation des pièces détachées de véhicules.

  • Akodesséwa : cadre de récupération sociale et religieuse

Une minutieuse analyse de la configuration sociale à Akodesséwa permet de lire la conséquence des relations intercommunautaires, interethniques et bien souvent plus spécifiques interreligieuse qui traduit une ‘‘solidarité inter minoritaire’’ rapprochant l’identité professionnelle de l’identité religieuse (Kolly). L’enquête réalisée à Akodesséwa dans le cadre de cette recherche a révélé une forte proportion non seulement des populations originaires de la région des savanes mais également de la religion musulmane comme le récapitule le tableau d’échantillon ci-dessous :

Tableau 2 : Distribution des enquêtés suivant la religion, l’âge et le milieu d’origine

ReligionChrétienneMusulmaneAnimiste  Total
 Tranche d’âge Milieu d’origineMoins de 18 ans18-45 ans45 ans et plusMoins de 18 ans18-45 ans45 ans et plusMoins de 18 ans18-45 ans45 ans et plus
Région des savanes03029501122
Région de la Kara0000100001
Région maritime0100110014
Région centrale0100220005
Sous-total0502138012 
Total523331

Source : Enquête de terrain, février 2021.

Les différents entretiens ont porté sur une population retenue suivant leur tranche d’âge, leur milieu d’origine mais aussi leur confession religieuse. Le croisement des 03 variables et plus pertinemment des deux dernières variables permet d’analyser la nature des relations et les logiques d’intégration ou d’appropriation territoriale des différents groupes ethniques, mais aussi les rapports de domination entre groupes constitués. L’enquête réalisée sur cet échantillon tiré par quota d’unités voisines, pour qu’il soit le plus représentatif, a porté sur une population majoritairement musulmane avec quelques 16,13% de chrétiens et moins de 0,1% d’animistes. Il est majoritairement (61,29%) composé de jeunes d’âge compris entre 18 et 45 ans et à près de 71% d’individus originaires de la région des Savanes pour nourrir le marché des pièces détachées d’Akodesséwa dans un ordre d’ascension professionnelle suivant des critères bien définis et plus fonction du capital social de l’individu.

On redécouvre donc dans le contexte d’Akodesséwa de nouvelles logiques d’organisation et d’intégration sociale dans une dynamique de protectionnisme fondée sur la religion. En effet, la religion en étant instrument de récupération sociale est aussi et avant tout marqueur d’intégration professionnelle en mettant à nu l’antagonisme entre les différentes religions sur le territoire. L’idée de religion elle-même, comme le soulignait Durkheim cité par G. Michelat et M. Simon (263), pose la question des croyances qui « sont toujours communes à une collectivité déterminée qui fait profession d’y adhérer et de pratiquer les rites qui en sont solidaires… ». C’est au nom de cette contrainte de solidarité que se développe le renfermement social et professionnel à Akodesséwa et que la proportion des populations d’un profil donné (notamment la religion et l’origine sociale) croit inexorablement d’années et années. C’est la raison de l’accentuation de la ségrégation urbaine et la nouvelle dynamique propre à Akodesséwa qui serait l’exemple de déploiement sur d’autres territoires et dans certaines villes africaines qui pourrait ajouter à la ghettoïsation religieuse au sens de la trajectoire résidentielle la ghettoïsation professionnelle : cette double ségrégation sur les territoires serait contre-productive parce qu’elle fragiliserait les institutions.

C’est en cela qu’il faut « (ré)interroger le rôle du religieux dans le fonctionnement et même dans la production de la ville et de l’urbain en Afrique » (Lasseur). En effet, les plus anciens ont attiré les plus jeunes par rapport à leurs réalisations : achat d’une moto, d’un terrain à Lomé soit dans la zone de départ, etc. sans considération du niveau d’instruction. De même, pour la promotion professionnelle, une logique spécifique est à l’œuvre et est fonction de l’ancienneté et de la cooptation.

« Les plus anciens sont devenus propriétaires de boutiques ; ces derniers reçoivent leurs jeunes frères qui arrivent des savanes comme démarcheurs servant de pont entre acheteurs de pièces détachés et propriétaires de boutiques. Ils servent également de courtiers pour la livraison des pièces dans les ateliers de mécanique. C’est ainsi qu’ils font la connaissance du milieu et du terrain. De façon plus précise, les acteurs sont composés de propriétaires de boutiques, de dealeurs, de courtiers et de démarcheurs. Ces jeunes démarcheurs sont rémunérés à la fin de la journée. Les propriétaires de boutique offrent hospitalité dans les boutiques à ceux qui n’ont pas encore de logement. Ce cycle de vie étant continu, vous ne verrai pas d’agent de sécurité pour garder les boutiques. A force de travailler pour les aînés, le nouvel arrivant se fait de petites économies qui vont lui permettre de commencer par avoir son propre stock de petites pièces (insignes, bouchons …) pour commencer. » (Propos d’un enquêté, propriétaire de boutique, titulaire d’un BTS).

C’est cette cooptation qui fait de la religiosité un critère de récupération parce qu’elle suppose de connaître l’acteur. En analysant le système de fonctionnement à Akodesséwa, on comprend que la confiance est la valeur première que doit partager l’ensemble des acteurs du corps de métier. Celle qui autorise à remettre un bien acquis à un collègue qui serait libre de le revendre à combien il voudra et pourrait ne remettre le montant véritablement dû pour la pièce que des jours et des semaines plus tard, sans que frictions ne naissent entre eux. C’est en cela qu’un acteur est toujours sous la couverture d’un autre ; de celui qui l’a coopté. On le désignera ainsi par ‘‘l’enfant de…’’ ; ‘‘le fiston de…’’ ou encore ‘‘l’élément de…’’. L’acteur coopté doit donc être le reflet de son ‘‘maître’’, et bénéficiera des avantages et de la même confiance accordée à son maître dans les différentes relations.

C’est pour cela que l’intégration professionnelle passe par la reconnaissance sociale et plus encore l’acceptation de l’autre. L’absence de commentaire sur un nouvel arrivant signifiera bien souvent l’acceptation de sa manière de vivre et de collaborer ; mais, lorsque survient des discours souvent inachevés (comme, ‘‘ton enfant là’’ ; ‘‘ton petit là’’ ; etc.) qui disent explicitement la déception à l’égard d’un jeune coopté un processus de marginalisation peut très vite l’exclure du groupe fermé et homogène. En effet, l’intégration sociale, culturelle, mais aussi professionnelle à Akodesséwa suit la logique des quatre étapes d’intégration urbaine (Rea et Tripier) à savoir : la compétition qui se matérialise plus lors de la conquête des clients entre les différents apprentis sur le marché. Une compétition qui est à la fois économique, sociale et culturelle avec une portée symbolique parce que déterminant dans la place que chacun occupera vis-à-vis de son mentor. Plus vous aiderez votre ‘‘patron’’ à rentabiliser dans la journée, plus vous aurez ses faveurs, et plus vite vous obtiendrez votre autonomisation.

Ce défi collectif est forcément incubateur de conflit, non seulement au sens des confrontations ouvertes entre acteurs, mais davantage celui où l’acteur se questionne sur les raisons de l’existence, sur les contradictions visibles entre ce qu’il est et l’image projetée de ce qu’il doit devenir. Tout ceci se manifeste par l’obligation d’opérer des choix bien souvent difficiles entre ce qui a longtemps été son identité et ce qu’il doit s’approprier ; entre la résignation à la soumission sans réserve et l’autonomie vécue dans le milieu de départ. Finalement, le contraste est saisissant entre deux vies, et l’envie prend bien souvent la plupart d’un en début d’intégration d’un retour au milieu de départ. La résistance au choc culturel et difficultés suppose donc un effort d’accommodation et d’adaptation au mode de vie et aux logiques imposées pour l’intégration qui va aboutir à une assimilation des valeurs, gage de toute ascension sociale et professionnelle et reconnaissance sociale.

Le système fonctionnel est donc révélateur d’un malaise au niveau holistique (dans toute la ville) et nécessite donc du candidat à l’intégration à Akodesséwa deux échelles d’intégration : la première liée aux exigences à l’intégration à l’échelle de la ville ; et la seconde à l’intégration au micro-territoire (Akodesséwa). Ces deux niveaux de socialisation qui se déroulent concomitamment chez le candidat, offre bien souvent des valeurs et des modes de vie opposés qui rendent complexe et plus difficile leur intégration. C’est ce qui justifie chez le migrant la sélectivité des valeurs et incontestablement la dualité existentielle ou identitaire. Le migrant entrant dans un jeu de rôle aux fins d’acceptation par les voisins de l’un ou l’autre territoire et se trouve ambivalent entre deux identités au moins correspondant à chaque territoire fréquenté. C’est ce qui justifie qu’on observe une reproduction imagée de l’occupation spatiale d’Akodesséwa sur d’autres territoires de la ville de Lomé ; les trajectoires résidentielles étant sujettes dans le cas d’Akodesséwa aux itinéraires professionnels. C’est cette tendance à l’homogénéité sociale mais aussi professionnelle résultant du renfermement qui crée et renforce les tensions avec les autres groupes sociaux et ethniques.

C’est pour cela que, par opposition à Akodesséwa, depuis quelques années, la ville de Lomé a vu naître un autre marché aux pièces détachés dans le quartier Amoutiévé, pour répondre au besoin d’insertion professionnelle des autres groupes ethniques dont les efforts d’intégration professionnelle à Akodesséwa ont échoué. On constate en effet que ce marché est contrôlé essentiellement par les populations du sud Togo (Ewé) et les logiques d’intégration suivent les mêmes exigences que celles en vigueur à Akodesséwa. C’est le point de départ d’une extension du phénomène aux autres ethnies du pays dans les autres catégories socioprofessionnelles et sur les autres territoires de la ville. Peut-on y voir une nouvelle logique de développement ? Cette dynamique peut-elle laisser voir les éléments à prendre en compte dans la définition des politiques publiques et les différentes initiatives de développement ? Dans la mesure où les principes de développement doivent se construire sur les propriétés territoriales, faut-il peut-être commencer par envisager des logiques de développement construites autour de ces logiques ségrégatives ?

Conclusion

Plus la pression démographique et les migrations surpasseront les ressources disponibles, la tendance, surtout dans les milieux urbains, sera au renfermement territorial dans une logique de protectionnisme et de reproduction sociale. C’est à cette conclusion qu’est parvenue cette recherche en tentant d’analyser le système fonctionnel du marché de pièces détachées d’Akodesséwa dans la zone portuaire de Lomé. En interrogeant les trajectoires résidentielles et professionnelles, on a constaté que l’intégration sociale et professionnelle suit une logique précise qui renforce la ségrégation et inspire la naissance d’autres territoires parallèles pour répondre aux besoins d’intégration des autres groupes sociaux. La conséquence étant la lutte de classe et plus spécifiquement des groupes pour la conquête et la conservation du monopole d’un domaine d’activité.

La recherche a fini par comprendre que Akodesséwa fonctionne au principe d’un ghetto en raison du fait que s’y développe un mode de vie particulier, des règles de vie implicite indépendamment de la vie urbaine à Lomé et que les logiques d’intégration suivent les exigences de la vie à Akodesséwa. La recherche l’a démontré à partir du calcul de l’indice d’isolement et du quotient de localisation qui ont prouvé la fréquentation d’une forte proportion d’individus issus de la région des savanes et de religion musulmane. Voilà pourquoi on peut conclure que Akodesséwa fonctionne comme un cadre de récupération sociale mais aussi religieuse en raison des propriétés territoriale et de la configuration sociale.

Travaux cités

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Soumagne, Jean (dir.), 2002, Commerce et espaces fra- giles. Créteil : CERAC – Collection Commerce et société.

Comment citer cet article :

MLA : Moutore, Yentougle et Gountante Dansoip. «Akodesséwa (Lomé), un marché aux allures de ‘‘ghetto commercial’’.» Uirtus 1.1 (août 2021): 116-133.


§ Université de Kara, [email protected]

[1] Rapport entre la population du groupe dans l’unité spatiale et la proportion du groupe dans la ville le tout rapport de la population du groupe dans la ville et la population totale dans l’Unité spatiale. Si le QL est supérieur à 1, le groupe est sur-représenté, et si le QL est inférieur à 1, le groupe est donc sous-représenté (Apparicio cité par Moutoré, 171)

[2] Population de Lomé commune

[3] entendue comme « (…) une profession dans laquelle la part de l’emploi d’un groupe donné (…) est au moins le double de sa part de la population active de la ville »,

Abstract: Philosophie et humanité

Devoted to the assessment of the relationship between Philosophy and Humanity, and recalling the significance of the claim of philosophy by Africans, this article attempts to show the absurdity of a certain conception of philosophy that would make it, the sole property of one culture to the detriment of others. Philosophy, whatever its content, is the expression of a certain attitude of (man) human being in the world, and therefore embodies the cultural identity/heritage of a people. And no people can claim to be the repository of the universal, which is only possible through the encounter of individuals. The reflection thus leads to the idea that the Western claim to be the homeland of philosophy, is a metaphysical violence and constitutes the real crisis of humanity. Hence, the need to break with the overhanging universalism in order to put forward the dialogue between cultures, the only possibility to build a lateral universal.

Keywords: Centrism, humanity, Philosophy, Universal, Universalism.

Résumé:Philosophie et humanité

Idi Boukar§

Résumé : Consacré à l’examen de la relation entre philosophie et humanité, et faisant un retour à la signification de la revendication de la philosophie par les Africains, cet article essaie de montrer l’absurdité d’une certaine conception de la philosophie qui en ferait la propriété exclusive d’une culture au détriment des autres. La philosophie, quel que soit d’ailleurs le contenu qu’on lui donne, est l’expression d’une certaine tenue de l’homme dans le monde et porte, par conséquence, la signature culturelle d’un peuple. Et aucun peuple ne peut prétendre être le dépositaire de l’universel, lequel n’est que par la rencontre des particuliers. La réflexion aboutit ainsi à l’idée que la prétention occidentale d’être la terre natale de la philosophie est une violence métaphysique et constitue la véritable crise de l’humanité. D’où la nécessité de rompre avec l’universalisme de surplomb pour mettre en avant le dialogue de cultures, seule possibilité pour construire un universel de confluence que Souleymane Bachir Diagne aime à considérer comme l’universalisme de traduction.

Mots-clés : Centrisme, humanité, philosophie, universel, universalisme.

Abstract: Devoted to the assessment of the relationship between Philosophy and Humanity, and recalling the significance of the claim of philosophy by Africans, this article attempts to show the absurdity of a certain conception of philosophy that would make it, the sole property of one culture to the detriment of others. Philosophy, whatever its content, is the expression of a certain attitude of (man) human being in the world, and therefore embodies the cultural identity/heritage of a people. And no people can claim to be the repository of the universal, which is only possible through the encounter of individuals. The reflection thus leads to the idea that the Western claim to be the homeland of philosophy, is a metaphysical violence and constitutes the real crisis of humanity. Hence, the need to break with the overhanging universalism in order to put forward the dialogue between cultures, the only possibility to build a lateral universal.

Keywords : Centrism, humanity, Philosophy, Universal, Universalism.

 Introduction

Dans sa conférence intitulée « La philosophie face aux tribalismes », prononcée lors de la Conférence Mondiale des Humanités, Souleymane Bachir Diagne disait ceci : « Nous assistons aujourd’hui à une crise de l’idée d’humanité que la philosophie peut et doit nous aider à penser »[1]. Cette affirmation de Souleymane Bachir Diagne met en évidence l’idée d’une crise de l’humanité – qui se révèle à travers la crise migratoire – et l’espérance que la philosophie peut aider à penser cette crise. Mais à côté de cette crise migratoire qui est une des manifestations de la crise de l’idée d’humanité, il y a une crise d’autant plus profonde que ses racines s’enfoncent dans l’histoire même de la philosophie et dont la crise migratoire n’en est qu’une des manifestations : Cette crise, c’est celle de la philosophie elle-même. Par cette expression de crise de la philosophie, on peut et on doit entendre ceci que, dans son histoire, la philosophie s’est affirmée en rejetant la différence, par-delà la proclamation de l’universel qui était et qui demeure son axiome de base. Autrement dit, ce que nous désignons par l’expression crise de la philosophie n’est autre chose que le refus de la pluralité au nom d’un universel auto-centré dont l’ambition plusieurs fois millénaire est la domination de l’autre. Pour se rendre compte de la justesse d’une telle remarque, il n’y a qu’à considérer l’histoire de la philosophie occidentale, à travers ces figures officielles : Hegel ou Heidegger, par exemple.  Mais comment reconnaître l’universalité de la raison dont Descartes disait si bien qu’elle est la chose du monde la mieux partagée, et refuser son ancrage et son expression dans d’autres langues et d’autres cultures ? Cette dénégation n’est-elle pas la crise majeure qui traverse l’histoire de l’humanité, et dont les conséquences sont, entre autres, l’esclavage, la colonisation et, aujourd’hui, le silence qu’on oppose aux cris des migrants et d’autres hommes en détresse qui appellent au secours et dont la voie est restée, malgré son intensité, malheureusement inaudible ?

On ne peut donc penser et comprendre la crise de l’humanité ou, de l’idée d’humanité, sans penser en même temps l’histoire de la philosophie, tout en cherchant à la décoloniser. Cette décolonisation de l’histoire de la philosophie doit s’effectuer en répétant le geste de Souleymane Bachir Diagne qui consiste « à défaire l’Histoire en histoires » et à comprendre l’histoire non pas comme une rivière tranquille ayant une seule source, mais comme un point où les eaux issues des affluents se rencontrent pour former un seul cours, celui de l’humanité. Ainsi, l’histoire de l’humanité n’est pas un récit singulier, mais une multitude de récits dont chacun retrace l’aventure humaine.

  1. La philosophie : l’universel et l’universalisme en débat

Je voudrais, à l’entame de ce propos, signaler que le but que je me suis assigné ici n’est pas de faire un récit éclectique sur la signification de la philosophie, en faisant un mouvement en zig-zag dans l’histoire de la philosophie, revisitant ainsi les différentes époques et leurs principaux représentants. Une telle tâche, par essence massive, déborde l’espace limité d’un article. Plus modeste, le propos en cours cherche plutôt à poser cette question simple, sans être cependant sûr de la réponse : comment proclamer l’universalité de la philosophie et prétendre en même temps qu’elle est quelque chose qui soit donné à l’Occident, et à lui seul ? De quelle universalité peut-il en être question ?        

La formulation de ces questions laisse déjà entrevoir une définition de la philosophie pour laquelle celle-ci est une activité rationnelle qui se caractérise par la volonté de comprendre l’homme agissant dans un monde et où il se découvre en relation avec les autres et le monde, dans ce même monde. Consécration de la rationalité, la philosophie est alors la figure même dans laquelle se révèle et s’épanouit tout ce qui est humain en son essentialité. Une telle caractérisation de la philosophie en fait quelque chose d’universel, parce qu’en elle atteste et célèbre l’historicité et l’humanité de l’homme.  

Ainsi, Hegel est le premier à avoir compris cette signification de la philosophie comme déploiement de la raison dans l’histoire, advenant à soi dans cette odyssée. La philosophie est la marche de la raison se révélant à soi dans l’histoire. Cette révélation à soi de l’esprit est « son réveil véritable » en tant que « conscience du monde et conscience de soi-même » (Hyppolite 9). L’histoire de la philosophie se confondrait à l’histoire de l’humanité parce que celle-là est « le développement nécessaire des moments de la raison » (Hegel 365) sur le chemin de sa réalisation. Si, comme Hegel (70) le dit dans La raison dans l’histoire, « l’histoire universelle se déploie dans le domaine de l’Esprit », alors la philosophie constitue le contenu de cette histoire. Elle représente la réalité devant se réaliser dans l’histoire. Dans son mouvement, l’Esprit franchit les plus étroites frontières de sa provenance pour s’adresser à l’humanité. « L’histoire de l’esprit, c’est son action, car il n’est que ce qu’il fait et son action, c’est de faire de soi-même, et cela, en tant qu’il est esprit, l’objet de sa conscience, se concevoir soi-même en se comprenant » (Hegel 366). L’on comprend ainsi que la philosophie est le procès historique de l’auto-compréhension de l’humanité : elle « est le fondement du rationnel, elle est l’intelligence du présent et du réel » (Hegel 41). Une telle entente de la philosophie qui fait d’elle à la fois la substance et le fondement de l’histoire, elle-même « incarnation de l’esprit sous la forme de l’événement » (Hegel 368), est en résonnance avec celle d’E. Weil. En effet, selon ce dernier, « l’histoire est la philosophie en devenir, la philosophie exprime la réalité de l’homme à réaliser dans l’histoire » (Weil 415).

Cependant, cette entreprise hégélienne d’une compréhension philosophique de l’histoire de l’humanité aboutit à une présentation de l’histoire universelle sous la forme d’un récit unique, d’une épopée singulière, avec des moments qu’on présente comme des principes. Elle aboutit en fin de compte à l’affirmation que l’Europe est le moment de l’histoire universelle qui a atteint le principe supérieur de l’Esprit(Hegel 183). Une telle interprétation de la philosophie hégélienne peut être suspectée, surtout si elle provient d’un Africain. Mais Hegel lui-même détermine géographiquement l’histoire[2]. L’histoire de la raison dans l’histoire est, peut-on dire, déterminée géographiquement : « Chaque étape (Stufe) de l’évolution de la conscience de soi de l’Esprit apparaît dans l’histoire comme l’esprit d’un peuple concrètement existant, comme un peuple réel. Elle se manifeste donc dans l’espace et le temps, à la manière d’une existence naturelle » (Hegel 216).  

Heidegger est aussi l’une des icônes occidentales qui brillent dans cette entreprise d’une histoire de la philosophie européocentrée. Sa conférence « Qu’est-ce que la philosophie ? » est à cet égard illustrative de cette attitude. On y lit ces mots :

Le mot philosophie (en grec dans le texte) nous dit que la philosophie est quelque chose qui, d’abord et avant tout, détermine l’existence du monde grec. Il y a plus – la philosophe (en grec dans le texte) détermine aussi en son fond le cours le plus intérieur de notre histoire occidentale-européenne. […]. Parce que la « philosophie » est grecque dans son être même – grec veut dire ici : la philosophie est dans son être originel, de telle nature que c’est d’abord le monde grec et seulement lui qu’elle a saisi en le réclamant pour se déployer – elle. (Heidegger 321).

Par leur allure et leur tonalité, ces propos semblent indiquer que la philosophie est quelque chose comme une grâce ou une mission historique que l’esprit aura confiée aux Grecs, donc aux Européens, pour conduire la destinée de l’humanité. La supériorité de l’Occident est donc la conséquence de cette grâce, de cette élection qui lui indique le chemin de l’histoire et l’élève, du coup, au rang de maître du monde. Par la philosophie, l’esprit aura convoqué l’Occident à correspondre à la destinée de l’humanité. Correspondre, cela signifie non seulement s’identifier à, mais aussi répondre de soi à la voix qui convoque, être « disposé » (Heidegger 337). La philosophie incarne la vocation historique de l’Occident à être le guide de l’humanité. Elle est aussi ce qui légitime son hégémonie. Car le destin de l’humanité est de « s’européaniser », c’est-à-dire de se dissoudre dans ce particulier prétendument universel.         

Par ailleurs, malgré sa prétention de réformer l’humanité en partant d’une réforme de la philosophie, la phénoménologie husserlienne semble, elle aussi, être prise dans le tourbillon de la négation : « la philosophie est l’idée d’une tâche unitaire […] qui a fait irruption dans l’histoire européenne par l’intermédiaire d’une « institution originaire » » (Husserl 22) ou encore « la philosophie et la science libres en tant que fonction de la raison théorique autonome se développent dans la nation grecque et déterminent dans un mouvement progressif le développement d’un esprit général de vie culturelle libre issu de la raison autonome qui s’étend victorieusement au-delà de cette nation et procure l’unité d’une culture hellénique et, par-là, ce qui est spécifiquement européen » (Husserl 87).

Mais c’est surtout à la conférence de Vienne de mai 1935 que s’affirme la revendication d’une exclusivité européenne de l’Universel, une sorte d’absolutisation de l’esprit européen. L’Europe seule est orientée téléologiquement, et cette téléologie gît en elle depuis l’advenance de la philosophie dans sa provenance grecque (Husserl 352). Il convient cependant de noter que l’Europe dont il s’agit ici n’est pas territorialement déterminée. L’Europe spirituelle est plutôt l’espace historique où se déploie et continue à se déployer l’esprit grec, tel un mouvement dont la finalité est de couvrir l’humanité dans son ensemble, à tel point que le destin de cette humanité en général est de s’européaniser. L’histoire du monde est donc celle de sa subsomption sous le concept d’Europe ; la mondialisation n’a pas une autre signification.[3] Mieux, l’avènement de la philosophie consacre l’avènement de l’humanité historique, et c’est la nation grecque, ancêtre spirituel de l’Europe, que l’esprit a saisi pour se manifester.

Avec moins de violence que Hegel et Heidegger, mais avec le même centrisme, Husserl assigne un lieu de naissance à la philosophie et prétend que c’est à partir de ce foyer unique que se diffractent et se propagent les lumières de la raison. Contre cet universalisme centriste, Souleymane Bachir Diagne (612) note :

Il n’y a pas de périphérie et donc pas de centre. Il y a une activité philosophique des humains partout où ils se trouvent, qui va dans plusieurs directions, qui est posture herméneutique devant les œuvres d’art, distance critique devant les traditions, réflexion sur le langage, l’oralité et l’écriture, sur le développement des sciences, mais aussi sur les conditions politiques de l’émancipation, sur les modernités, sur la mondialisation, une activité qui est pensée de l’humain et des droits qui lui sont attachés … Qui est aussi évaluation de sa propre histoire. 

Il y a une activité philosophique des humains où ils se trouvent, parce que philosopher, c’est assumer son existence.  D’ailleurs, Heidegger lui-même reconnaît, quand il parle de bonne foi, cette particularité de l’universel : « Dans la mesure où l’homme existe advient, d’une certaine manière, le philosopher »[4]. On ne peut donc, avec grand sérieux, prétendre – car cela n’est qu’une prétention –, que certains humains sont plus humains que d’autres.   

D’ailleurs, les Grecs que l’on considère comme les initiateurs de cette nouvelle forme d’historicité reconnaissent eux-mêmes l’existence antérieure d’une activité spirituelle dans d’autres régions du monde, en Égypte ou en Inde, par exemple. Husserl, dont l’honnêteté ne peut lui permettre d’occulter cette évidence historique, note malheureusement que la seule similitude entre ce qui se passe chez les Grecs et les autres peuples n’est que morphologique, et à prendre en considération seulement la forme, on risque de « devenir aveugle aux différences principielles les plus essentielles de toutes » (Husserl 359). Ces différences consistent en ce que c’est « seulement chez les Grecs que nous trouvons un intérêt vital universel » (Husserl, 359). On ne comprendrait pas ce qui signifie ici l’universalité d’un tel intérêt. Chaque peuple peut le proclamer et se proclamer du même coup le centre du monde.  

Revenons encore à notre question inaugurale. La philosophie suppose la pensée et la liberté. Pensée et liberté étant impliquées dans l’essence humaine, on pourrait croire que la philosophie se situe dans l’humanité en général. Mais Hegel souligne bien que cette pensée et cette liberté sont seulement en soi ; de là il est requis le passage à un niveau supérieur, à l’être pour soi. Ce pas supplémentaire qu’il convient de réaliser est le passage de la possibilité à l’effectivité : pensée en effet n’est rien sans se savoir. Seul l’humanité européenne a eu le privilège historial d’avoir accompli ce pas supplémentaire qui la place d’emblée dans l’histoire universelle, lui conférant pour ainsi dire ce statut archontique. Commentant cet aspect de la conception hégélienne de la philosophie, Marcien Towa (17) écrit : « Historiquement la philosophie ne se rencontre que là où fleurit la liberté, la liberté dans l’Etat et celle-ci commence là où le sujet se sent comme sujet dans la généralité, là où apparaît la conscience de la personnalité comme ayant en soi-même une valeur infinie et où se manifeste la pensée qui pense le général comme l’être véritable. »  

On sait bien les réactions qu’une telle compréhension de la philosophie a suscitées chez bien de penseurs africains et africanistes. D’ailleurs, Cheikh Anta ira jusqu’à démontrer le caractère idéologique du « miracle grec », en montrant du même coup la provenance africaine de la sagesse hellénique. Disséminées dans Nations Nègres et cultures et Civilisation ou Barbarie, les principales thèses de Cheikh Anta Diop sont les suivantes : l’humanité est une par-delà les variations raciales ; l’Afrique est le berceau de l’humanité. Le noir est apparu le 1er sur terre ; la race blanche et la race jaune sont nées du noir, par métissage ; la civilisation égyptienne est noire ; l’Égypte est le berceau de la civilisation, et donc de la philosophie ; l’Afrique présente une unité culturelle et linguistique qui s’explique par son passé égyptien. Il en résulte logiquement que si la négrité de l’Égypte est reconnue, alors l’Afrique est aussi le berceau de la civilisation.

Marcien Towa (15) disait qu’« admettre la multiplicité des philosophies, c’est accepter la possibilité d’une philosophie africaine particulière ». Cela est vrai. Mais si l’on pousse à l’extrême les conséquences d’une telle affirmation, il s’impose à la réflexion que l’universel n’est pas la généralisation du particulier ni non plus d’ailleurs l’hégémonie d’un particulier qui croit avoir reçu l’onction divine pour s’imposer comme modèle. Tout Universel qui se pense ainsi n’est qu’impérialisme, violence et donc injustice. L’universel est le point où se rencontrent, se touchent et se fécondent les particuliers. Encore une fois, cette rencontre fécondante ne signifie nullement le renoncement à soi au profit de l’autre, s’installer dans cette facture certes confortable, mais lâche d’oubli de soi et de dilution de soi au sein de l’autre. En tant qu’ouverture de soi à l’autre, la rencontre par laquelle advient l’universel implique d’assumer son essence dans sa provenance historique, de se nier au besoin en se laissant innerver par la sève de l’autre ; c’est donc devenir autre tout en étant soi-même. Par cet acte a lieu l’effectivité du soi, car ayant reçu le passage de l’en soi au pour soi. Mais Marcien Towa lui-même considère cet universel selon le modèle occidental, d’où son mépris pour toute tentative de réfléchir à partir de l’Afrique et de sa culture, sans prendre pour référent la conception scolaire de la philosophie. Si nous prétendons, semble-t-il dire, nous élever à l’universel, nous devons appliquer une épochè culturelle afin d’édifier une culture nouvelle dont les termes de référence sont la tradition occidentale.  

Voici le nègre, « honni et profondément déshonoré, […] le seul de tous les humains dont la chair fut faite chose et l’esprit marchandise », comme le disait Achille Mbembe (17-18), se relève pour nier ce qui le nie ou, pour paraphraser Jean-Paul Sartre d’Orphée noir, pour regarder le regard qui l’a longtemps contemplé sans être à son tour regardé. Voir sans être vu, telle a été toujours le privilège de l’Occident. Mais avec le réveil de la conscience, désormais le noir vu s’efforce de voir ce qui longtemps lui était invisible : nier le regard qui le nie.

Mais l’on se méfie aujourd’hui, dans le milieu scientifique, de toute sorte de centralisation et d’absolutisation qui opèrent comme une « métaphysique de la source, celle du commencement absolu, la source à partir de laquelle « Tout est parti » (Karamoko 120). Le désir de redresser ce qui est courbé peut, par un effet de contraire, produire des courbures identitaires. L’universel s’est exprimé dans la civilisation nègre et il garde cette couleur d’ébène, par-delà le temps qui change. Au gobinisme blanc, le gobinisme noir. À l’européocentrisme, l’on oppose, selon l’expression d’Abou Karamoko, le « négrocentrisme ».   

 Contre toutes les formes de centrisme, et surtout contre tout universel unilatéral, le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne (55) soutient que « L’universel est ce que produisent ces différents visages de l’aventure humaine que sont les cultures et qui en sont toutes au même titre une expression. L’Universel n’est la nature propre d’aucune civilisation ». Cette compréhension de l’Universel qui se laisse lire sous la plume de Souleymane Bachir Diagne résonne comme un écho à la conception senghorienne selon laquelle l’Universel n’est l’œuvre d’aucune civilisation particulière, mais quelque chose qui s’édifie par l’apport de chaque civilisation particulière. L’Universel se situe à l’entrecroisement des cultures dans leur diversité. On aboutit ainsi à un monde « dés-occidentalisé », mais pas nécessairement désorienté (Levinas, 60), car chaque culture est en elle une orientation, elle traduit une vision du monde qui demeure traductible et donc compréhension par toute autre culture. Cette « désorientation », Levinas l’entend comme la conséquence de la reconnaissance de la pluralité de culture, dont chacune constitue un sens particulier auquel manque de sens : « un sens unique » qui serait le sens des sens. Nous aboutirons ainsi à l’idée chère à Merleau-Ponty d’une « universalité latérale » dont Levinas (59) dit qu’elle « consisterait à pouvoir pénétrer une culture à partir d’une autre, comme on apprend une langue à partir de sa langue maternelle ». C’est seulement lorsqu’il est ainsi pensé qu’il en devient un véritablement, sans prétention ni violence.

L’universalité de surplomb constitue « une cristallisation dans le Même » (Karamoko 30). Dans son phantasme à l’hégémonie, elle vient se broder, dans sa particularité, à d’autres particuliers, qu’elle réduit à sa texture, tel un fil blanc brodé sur un fil noir. Elle ne vient pas se « brancher » pour constituer un universel pluriel, mais elle rature les autres, les supprime et leur impose sa signature. Par-là, elle élève la prétention qu’elle seule est « l’humanité authentique », tous les autres « types anthropologiques » doivent se dissoudre dans sa substance. Mais de quelle humanité peut-il en être question dans ce cas. Cheikh Anta Diop (17) souligne avec beaucoup de bonheur que « l’humanité ne doit pas se faire par l’effacement des uns au profit des autres ». L’esclavage et le colonialisme sont les conséquences de cet universalisme impérial.

Mais les cultures n’étant pas dérivées les unes des autres, une métaphore organiciste ne permet de les décrire : « branchement », telle est l’image qui les décrirait le mieux dans leur interrelation historique. Cette image de « branchement » que nous devons à Jean-Loup Amselle (122) a pour conséquence l’idée de « l’inexistence des identités purement locales ».  Il n’est pas de culture insulaire ; chacune porte en elle les marques d’une autre et chacune est compréhensible et « traductible ». Cette traductibilité consacre l’avènement d’une universalité transversale faite de rencontre et de reprise et qui, à son tour, me permet de comprendre ce qui m’est lointain. Nous accédons ainsi, c’est-à-dire par cette rencontre, à ce qu’Achille Mbembe (20) appelle « une pensée de la circulation et de la traversée » ou, pour le dire autrement, un universalisme de confluence.

On peut donc envisager une éthique de l’universel qui, dans le sillage de S. B. Diagne, suggère quelque chose à faire, une visée, l’idée de l’humanité. Ancrée dans une tradition particulière, cette visée se déploie au-delà de l’étroitesse de l’instinct, au sens de Bergson, pour s’ouvrir à l’intelligence et à vouloir s’énoncer dans toutes les langues à travers lesquelles les humains habitent leurs mondes. L’universel n’est donc pas un lieu où on se jette d’emblée, mais une « visée commune », une « tâche à réaliser » (Diagne 101).

Si par philosophie s’entend l’expression de la raison, laquelle raison est l’attribut définitoire de l’homme, le principe d’humanité en lui, alors peut-on nier que cette raison s’est exprimée dans des langues autres que celles indo-européennes, le grec en particulier ? En vérité, il n’y pas qu’une langue dans laquelle l’universel peut se dire. Il n’y a que des langues qui disent chacune son monde, le même monde pour tous, mais déterminé par la langue elle-même. Heidegger a donc raison de dire que nous habitons notre langue. L’universel se dit au pluriel, et la rencontre et le dialogue constituent son étoffe.

Mais cette négation qui a traversé l’histoire de l’humanité n’est-elle pas symptomatique d’une crise de la philosophie, et donc d’une crise de l’humanité ? 

  • Remarques sur la crise de l’humanité et la crise de la philosophie

Il y a une crise de la philosophie qui se révèle à l’expérience comme un crime contre l’humanité, parce que refus de l’humanité pour une partie de l’humanité que l’on considère, pour reprendre le vocabulaire de Husserl, comme un simple « type anthropologique ».  Cette expression désigne donc le niveau le plus bas de l’existence, de l’homme en tant que simple unité psycho-physique, n’ayant pas encore atteint le niveau supérieur de réalité, celui de l’esprit, c’est-à-dire de la culture. Dénégation donc, et justification et légitimation de toutes les horreurs de l’impérialisme.

La véritable crise de la philosophie, et donc de l’humanité commence avec la prétention d’hiérarchiser les humanités et d’affirmer que l’Absolu s’est saisi d’une humanité particulière pour lui confier des tâches infinies. Telle est la manière de raisonner d’une des icônes de la philosophie occidentale, en l’occurrence Hegel. Cette même manière de raisonner se constate aussi chez Heidegger. Si la philosophie est une tâche infinie que l’Esprit a confiée à un peuple déterminé, alors se trouve justifiée son hégémonie sur les autres humanités particulières, qu’elle a dès lors pour mission de dissoudre dans l’universel, son universel. La configuration spirituelle à laquelle elle est parvenue est le niveau suprême qui doit s’imposer à toutes les autres humanités qui représentent des niveaux inférieurs dans l’ordre de l’esprit. On ne peut trouver meilleure formulation d’une telle attitude que ce qu’en dit S. B. Diagne (270) : « Considérer que l’on est la norme et les autres sont indifférents ou sont particuliers, et que l’on représente une certaine forme de norme et d’universalité ». Penser ainsi revient à ignorer que « chaque type d’humanité et de socialité humaine « a une racine dans la composante essentielle de l’universel humain, racine dans laquelle s’annonce une Raison téléologique traversant de part en part toute l’historicité » (Derrida 146). 

Certes la philosophie se veut humaniste ; mais on peut se demander : l’humanisme de quel Homme ? Si l’on suit le cours d’histoire de la philosophie occidentale, la réponse va de soi : il s’agit de l’humanisme de l’homme occidental, ayant seul reçu, par infusion, la lumière du logos, réception qui comporte en soi le devoir d’assistance aux autres types anthropologiques, et donc humanitarisme. L’humanitarisme est un humanisme sans humanité, car c’est au nom de sa non-humanité, de son in-humanité que l’autre mérite assistance[5].

Le véritable humanisme signifie se donner les mains. Cette expression ne signifie pas « manutentionner » au sens de Heidegger, c’est-à-dire se saisir quelque chose de la main pour s’en servir comme instrument, un outil, ce qui aura pour conséquence son outilisation, ce qui revient encore à la négation. Se donner les mains implique l’ouverture à l’autre et signe du respect de l’autre. C’est par cette ouverture, en tant que partage de la raison, que s’installe le dia-logue. Par là nous nous engageons véritablement dans le chemin à nous indiquer par Senghor, celui d’un monde d’ouverture et de rencontre, du donner et recevoir ; un monde configuré par la diversité et tirant sa ressource et sa beauté de cette diversité même. 

Il nous est donc nécessaire, pour nous, aujourd’hui, de répondre à l’invitation husserlienne d’une répétition – Husserl dirait une reprise, responsable de l’idée de la tâche que constitue la philosophie pour dévoiler son être véritable. Une telle répétition exige elle-même de mettre en œuvre un épochè de la philosophie, une réduction phénoménologique sur la chose nommée philosophie pour laisser son essence apparaître. Cette manière phénoménologique d’aborder l’histoire de la philosophie montre que celle-ci est l’expression de la raison humaine. Elle est une configuration de sens qui acquiert une existence réelle à travers la culture. Cette essence de la philosophie qui se révèle après l’application de l’épochè philosophique fait d’elle quelque chose qui appartient de jure à tous les humains. On ne comprendrait donc pas pourquoi certains s’évertuent à attribuer une terre natale à l’expression de la raison, de la philosophie. Achille Mbembe (25) montre qu’une telle attitude trouve son explication dans la volonté d’affirmer sa puissance face aux autres humanités : « Dans son avide besoin de mythes destinés à fonder sa puissance, l’Hémisphère occidental se considérait comme le centre du globe, le pays natal de la raison, la vie universelle et la vérité de l’humanité ». Or si l’on s’en tient à l’attitude épochale, l’on s’aperçoit que le centre se situe à tous les points, et donc qu’il n’y a pas de centre. La raison n’a pas de pays natal, ou plutôt là où l’homme est, là est aussi son pays natal. La prétention du nord à être le centre n’est qu’une construction, une fiction, dont l’enjeu est de justifier sa suprématie. Toute la merveille de la conscience – chose humaine – que Husserl décrit ne peut avoir sens simplement pour une humanité singulière ; elle vaut pour l’humanité en général. Il est cependant fâcheux de voir que celui qui a consacré toute son énergie pour combattre le psychologisme, le naturalisme, le biologisme, le sociologisme, bref le relativisme et le particularisme se prendre dans le piège qu’il avait pourtant essayé de déjouer. Aujourd’hui, plus personne ne prend au sérieux cette prétention.

Il y a donc au fondement de la relation entre les hommes une violence métaphysique dont les violences de l’esclavage et de la colonisation ne sont qu’une pâle copie. Ou plutôt ces violences physiques n’en sont que la conséquence. Plus grave d’ailleurs, cette violence métaphysique opère une exclusion hors de l’humanité. L’histoire de la philosophie aura donc été un espace de négation où s’est joué le destin de l’humanité. Comme nous l’avons déjà relevé, l’établissement d’une pièce d’identité à la raison, surtout l’assignation de lieu de naissance et d’un espace de développement aboutit à l’exclusion des autres parties du monde dont on prétend qu’elles sont au seuil de l’histoire de la raison. Ainsi que le souligne Séverine Kodjo-Grandvaux (86) : « La violence de ce discours aboutit à l’exclusion d’hommes et de femmes de l’humanité, de la civilisation, de l’histoire ; la philosophie apparaissant ainsi comme la marque distinctive des sociétés qui se conçoivent comme supérieures. »

La notion de civilisation apparaît ainsi pour exclure l’autre « de la citoyenneté humaine plénière » (Mbembe 130). Mais qu’est-ce que la civilisation ? Disons, pour simplifier, qu’elle est une manière d’habiter le monde ; elle est l’expression de la présence humaine au    monde. On ne peut ainsi parler d’une civilisation universelle dans la mesure où chaque communauté a sa façon singulière de marquer sa présence au monde. La civilisation est donc toujours plurielle. Ce qu’il y a d’universelle en elle, c’est qu’elle exprime l’humain. Elle est aussi l’indication du seuil de l’humanité. La notion de civilisation, ainsi que le montre Achille Mbembe (132), « autorise la distinction entre l’humain et ce qui n’est le point ou ne l’est pas encore suffisamment, mais peut le devenir moyennant un dressage approprié ». Ce dressage appropriéest l’assimilation, la conversion aliénante de l’autre au même. Telle semble être la justification des violences de la colonisation. La Critique de la raison nègre développe ainsi une archéologie de la réification en nous plongeant à la source et au cœur de cette crise de l’humanité : la construction occidentale d’une altérité radicale[6].

Au-delà de cette fracture historique, il nous faudra réapprendre à « faire humanité ensemble ». D’ailleurs, sur la base des thèses de Cheikh Anta Diop, on peut constater que l’histoire de l’humanité est, dès l’origine, mouvement et rencontre. Nous devons donc sortir, ainsi que nous l’enseignent Souleymane Bachir Diagne et Achille Mbembe, de la mélancolie d’un passé sombre, fait d’esclavage et de colonisation, pour nous ouvrir au futur, à l’espérance. Et cette ouverture à l’espérance prendra appui sur le devoir du présent.  

Conclusion

L’universalité de la philosophie suppose deux choses : d’une part, que celle-ci est une activité de l’homme en quête de la compréhension de soi et du monde et, d’autre part, que tout ce que les humains ont acquis, à travers cette quête, dans la longue histoire qui est la leur est aussi une ressource disponible pour tous et compréhensible par tous, par-delà les différences. On ne peut territorialiser la philosophie sans faire violence à sa signification originelle et sans remettre en cause l’idée d’humanité. C’est cette conception de la philosophie comme voie d’affirmation de l’humain que nous devons célébrer. Si donc la philosophie est à la fois voie et voix de l’expression de l’humain, il convient de reconnaître que chaque humanité particulière emprunte une voie autre et s’affirme en une voix autre, cette altérité constituant la typique de son monde de vie. Il en résulte que chaque particularité se veut universalité, mais la teneur d’un tel universel est forcément particulière. S’en tenir à cet universel revient à se situer à mi-chemin de l’humanité véritable, du véritable universalisme qui ne peut advenir que si toutes les voies, chacune avec sa valeur propre, se rencontrent pour former une unité bigarrée et toutes les voix, malgré leur différence, s’harmonisent en une symphonie. Mais cette rencontre de différences dont il est reconnu qu’elles ne sont pas ontologiques mais culturelles a besoin de ce « supplément d’âme » dont parle Bergson dans son dernier livre, Les deux sources de la morale et de la religion, pour advenir.   

Travaux cités

Abou, Karamoko. Les enjeux du discours philosophiques pour l’Afrique. Paris : L’Harmattan, 2017.

Anta Diop, Cheik. Nations Nègres et culture. Paris : Présence africaine, 1979.

Bachir Diagne, Souleymane. « Islam et philosophie : Leçons d’une rencontre », in Diogène 2.202 (2003) : 145-151, https://www.cairn.inforevue-diogene-2003-2-page-145.htlm/ 

———–. « Philosopher en Afrique », in Critiques, 8.771-772 (2011) : 611-612, https://www.cairn.inforevue-critique-2011-8-page-611.htlm/

————. « La négritude comme mouvement et comme devenir », in Rue Descartes, 4.83 (2014) : 50-61, https://www.cairn.inforevue-rue-descartes-2014-4-page-50.htlm/

Bachir Diagne Souleymane & Amselle Jean-Loup. En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale. Paris : Albin Michel, 2018.

Bergson, Henri. Les deux sources de la morale et de la religion. Paris : PUF, 2012.

Derrida, Jacques. « Les fins de l’homme ». in Marges de la philosophie. (1972) : 129- 164,

Husserl, Edmund. Sur le renouveau. Cinq articles. trad. L. Joumier.Paris : Vrin. 2005.

————.  Sur l’histoire de la philosophie. trad. L. Perreau. Paris : Vrin, 2014.

————. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. trad. G. Granel. Paris : Gallimard, 1976.

Hegel Georg Wilhelm Friedrich. Principes de la philosophie du droit. trad. A. Kaan et Préface de J. Hyppolite, Paris : Gallimard, 1940.

————. La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire. trad. Kostas Papaioannu. Paris : U. G. E. 1965.

Heidegger, Martin. « Qu’est-ce que la philosophie », in Question II, trad. Kostas Axelos et Jean Beaufret. Paris : Gallimard, 1957.

Levinas, Emmanuel. Humanisme de l’autre homme. Paris : Le livre de poche. 1987.

Senghor, Léopold Sédar. Liberté I. Négritude et Humanisme. Paris : Seuil, 1964.

Mbembe, Achille. Critique de la raison nègre. Paris : La Découverte, 2013,

Popper, Karl. « Humanisme et Raison », in Conjectures et réfutations, Paris : Payot, 2006.

Kodjo-Grandvaux, Séverine. Philosophies africaines. Paris : Présence africaine, 2013.

Towa Marcien. Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle. Yaoundé : Editions Clé, 1971.

———–. L’idée d’une philosophie négro-africaine. Yaoundé : Editions Clé, 1979.

Weil, Éric. Logique de la philosophie. Paris : Vrin, 1967.

Comment citer cet article :

MLA : Boukar, Idi. « Philosophie et humanité. » Uirtus 1.1 (août 2021): 100-115.


§ Université Abdou Moumouni de Niamey, [email protected]   

[1] https://fr.unesco.org/2017-octobre-decembre/philosophie-face-aux-tribalismes

[2] Voir aussi le commentaire que donne Souleymane Bachir Diagne dans son livre L’encre des savants, 2013, p. 15) sur l’importance de la géographie pour l’histoire de l’esprit.

[3] Dans sa brillant introduction à la traduction française de L’origine de la géométrie de Husserl dont il est le signataire, Jacques Derrida confond l’histoire de la philosophie à un mouvement universel de l’universel. Mais le très grand attachement de Derrida à la provenance hellénique de l’esprit philosophique le condamne à répéter ce qu’il dénonce comme logocentrisme entendu essentiellement comme eurocentrisme. Cf. Boukar Idi, Raison et Humanité. Archéologie de la rationalité comme norme d’une humanité authentique selon Husserl, Thèse de doctorat, UJKZ, 2017. 

[4] Cf. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » conférence de 1929.

[5] Chacun sait que l’Occident n’a rien trouvé de mieux pour justifier la colonisation que la nécessité de « civiliser », c’est-à-dire « d’humaniser » les autres qui se situent, selon l’attitude coloniale, à mi-chemin de l’humanité. Et les esprits les plus brillants n’ont pas manqué de succomber à cette attitude. 

[6] Par altérité radicale j’entends non pas la reconnaissance de l’autre comme une subjectivité autre, un moi différent de moi, mais un non-moi, simplement une chose.

Abstract: Approche anthropologique de la compréhension de l’infanticide rituel en milieu yom au Bénin

Infanticide is often practiced by the Yom community. It is a phenomenon that consists of killing infants deemed to be witch children. No other socio-cultural group is the source of this practice, even if it exists in other forms elsewhere. The present research aims to analyze the problem of the persistence of the phenomenon of ritual infanticide in the Yom community. A qualitative methodological approach based on documentary research, observation and interviews with 51 individuals was used, using the technique of reasoned choice and snowballing. The strategic functionalist approaches of B. Malinowki and the determinism of the sociology of deviance of A. Ogien were used to analyze the data. The research reveals that children born at eight months by the buttocks, face up, beginning dentition through the upper jaw, with visible birth defects are considered a source of curse by the community. They must then be removed by physical extermination so that peace reigns in the community.

Keywords: Practices, infanticide, child witches, Yom community, Copargo.

Full Text                           

Résumé:Approche anthropologique de la compréhension de l’infanticide rituel en milieu yom au Bénin

Kouami Auguste Takpe §

&

Mora Abdoulaye Bénon

Résumé : L’infanticide estsouvent pratiquée par la communauté Yom. C’est un phénomène qui consiste à tuer les nourrissons jugés enfants sorciers. Aucun autre groupe socioculturel n’en est la source même si elle existe sous d’autres formes ailleurs. La présente recherche vise à analyser la problématique de la persistance du phénomène de l’infanticide rituel dans la communauté Yom. De nature qualitative, une approche méthodologique basée sur la recherche documentaire, l’observation et l’entretien avec 51 individus a été utilisés sur la base de la technique de choix raisonné et de boule de neige. Les approches stratégiques fonctionnalistes de B. Malinowki et le déterminisme de la sociologie de la déviance de A. Ogien ont servi à analyser les données. La recherche révèle que les enfants nés à huit mois par les fesses, la face tournée vers le ciel, commençant la dentition par la mâchoire supérieure, présentant des malformations visibles à la naissance sont considérés comme source de malédiction par la communauté. Il faut alors les éloigner par extermination physique pour que la paix règne dans la communauté.

Mots-clés : Pratiques, infanticide, enfants sorciers, communauté Yom, Copargo.

Abstract: Infanticide is often practiced by the Yom community. It is a phenomenon that consists of killing infants deemed to be witch children. No other socio-cultural group is the source of this practice, even if it exists in other forms elsewhere. The present research aims to analyze the problem of the persistence of the phenomenon of ritual infanticide in the Yom community. A qualitative methodological approach based on documentary research, observation and interviews with 51 individuals was used, using the technique of reasoned choice and snowballing. The strategic functionalist approaches of B. Malinowki and the determinism of the sociology of deviance of A. Ogien were used to analyze the data. The research reveals that children born at eight months by the buttocks, face up, beginning dentition through the upper jaw, with visible birth defects are considered a source of curse by the community. They must then be removed by physical extermination so that peace reigns in the community.

Keywords: Practices, infanticide, child witches, Yom community, Copargo.

Introduction

À un moment de leur histoire, les communautés Yom ont connu des pratiques qui portent atteinte aux droits fondamentaux de l’être humain dont l’infanticide rituel. Depuis des décennies, il a été écrit que l’infanticide est une pratique qu’on retrouve dans toutes les civilisations (Toko Maman 39). Les pratiques d’infanticide rituel persistent et violent de façon flagrante les droits humains, notamment le droit à la vie. 

Dans nombre de communautés septentrionales du Bénin, des individus transgressent les libertés fondamentales de l’homme, précisément ceux des enfants nouveau-nés ou ceux qui ne respectent pas les normes sociales en grandissant, sont exécutés » (Gbégnonvi 16). Ainsi, dans les communautés yom, certains enfants sont éliminés au nom d’une certaine tradition ancestrale selon laquelle « un bébé né puis grandissant de manière étrange, menace sa famille, son village, en apportant maladies et maléfices de toutes sortes pouvant entraîner la mort » (Avimadjessi 3).

Leur laisser la vie sauve, c’est méconnaître les règles et les normes de l’au-delà et encourir par conséquent la colère des ancêtres. Le remettre au bourreau pour lui permettre, par l’exécution de se réincarner, est donc un acte salvateur pour tout le village (Bio Samou 20). Le fondement de cette pratique réside dans la manière de percevoir et d’expliquer les phénomènes incompris au sein de ces communautés. C’est une perception renforcée par l’orgueil social en vigueur dans la hiérarchie familiale et développé dans certaines localités. « La pratique de l’infanticide est née dans les communautés aussi bien baatombu que yom. Aucune autre culture ou groupe socioculturel n’en est la source même si elle existe sous d’autres formes ailleurs » (Bio Bigou17).

La pratique de ce phénomène constitue un véritable crime contre l’espèce humaine. Selon lui, l’infanticide est pratiqué dans un souci de préservation de la paix, de la quiétude, fondée sur la superstition. Les enfants représentent un danger pour la société. « L’infanticide rituel n’est pas fait pour honorer un dieu comme c’est le cas dans les royaumes africains. Il s’agit plutôt de conjurer le mauvais sort qui menace la vie de la société à la naissance d’un enfant sorcier » (Mohamed 18). Malgré le fait que l’infanticide prive les enfants de leurs droits fondamentaux, peu d’actions d’envergure sont engagées pour éradiquer le phénomène.

Cette recherche vise à analyser la problématique de la persistance du phénomène de l’infanticide rituel dans la communauté Yom. De ce fait, il convient de faire ressortir les déterminants de l’infanticide et analyser les stratégies des ONG dans la lutte contre le phénomène.

  1. Cadre physico-social et méthodologique de la recherche

Les travaux de recherche sur le terrain ont été menés dans la communauté yom de la commune de Copargo. Les religions qui y sont pratiquées sont les religions traditionnelles, l’islam, le catholicisme, le protestantisme et autres assimilées au christianisme (Copargo). En effet, d’une superficie de 876 km2, la commune de Copargo est limitée au nord par les communes de Natitingou et de Kouandé., au sud-ouest par la commune de Ouaké, au Sud-Est par la commune de Djougou, à l’Ouest par la République de Togo. Sa population totale est d’environ 75.665habitants. Les principaux groupes socioculturels rencontrés dans la commune de Copargo sont Tanéka, Lokpa, Kabrè, Nyammi, Dendi Otamari, Bariba, et Yôm qui constitue les populations cibles de la recherche.

Les populations sont solidement attachées à leurs pratiques ancestrales malgré l’importation des religions révélées. Il existe un roi, des dignitaires de l’oracle Fa, un chef de terre qui officie les rites propitiatoires et les offrandes. C’est lui qui, avec l’ordre du roi, conjure d’éventuels malheurs qui surviendraient dans la communauté. Le roi incarne le pouvoir traditionnel hiérarchisé et joue un rôle non négligeable dans la prise de décisions dans le village. Les populations savent déjà ce qui peut souiller leur environnement raison pour laquelle la naissance d’un enfant dit sorcier sert d’offrande aux esprits mauvais. Chaque année, les cérémonies de prémices s’organisent et autres festivités se font pour l’équilibre de la communauté.

Pour parvenir à cette recherche, une approche méthodologique a été menée. Une recherche documentaire ayant pour une fiche de lecture indiquant les principaux ouvrages appropriés à consulter a été faite. Ensuite, l’observation directe a servi d’une grille d’observation pouvant aider à constater et de voir le phénomène. Enfin, l’entretien direct utilisant la grille d’entretien accorder l’interview aux populations ciblées pour la recherche. La recherche a couvert 51 individus avant d’atteindre le seuil de saturation. Ils sont les pères de famille, les mères d’enfants, les chefs de cultes endogènes, les chefs coutumiers, les responsables d’ong, les autorités locales, les leaders d’opinions et autres avec la technique de choix raisonné et de boule de neige. Les approches stratégiques fonctionnalistes de B. Malinowki et le déterminisme de la sociologie de la déviance de A.  Ogien ont servi à analyser les données.

  2. Résultats de recherche

2.1. Causes socio-anthropologiques de l’infanticide

Lorsqu’un enfant doit être physiquement éliminé à la naissance, il est évident qu’une telle situation constitue une grande perte pour les géniteurs. Et cette perte sera durement ressentie tant sur les plans physique, psychologique, moral qu’affectif. En effet, tout enfant est unique en son genre. Il est irremplaçable. Croire donc que des naissances futures constitueront une solution face à l’élimination physique d’un enfant n’est qu’une vue de l’esprit. Malheureusement, une telle solution n’a en réalité aucun effet sur la conscience des géniteurs qui se souviendront toujours de leur progéniture, même s’ils sont condamnés au mutisme.

Bien qu’ils en soient apparemment moins affectés par rapport aux géniteurs, les autres membres du groupe familial ne sont pas pour autant épargnés des conséquences de l’acte. L’élimination physique d’un enfant nouveau-né constitue pour eux aussi un deuil familial. Et lorsqu’on sait l’élan de solidarité qui anime tous les membres du groupe face au deuil, on ne peut pas dire qu’ils n’en sont pas affectés. Dans tous les cas, c’est une perte pour tout le groupe. Et la cause fondamentale qui sous-tend l’acte d’infanticide engendre parfois une psychose permanente sur toute la famille » (D. F. Instituteur, 41ans).

La croyance qui pousse à l’élimination physique des nouveau-nés considérés indésirables, accroît inéluctablement le taux de mortalité infantile dans toute aire culturelle relativement importante. Ainsi, à chaque cas d’infanticide, la population de la communauté diminue entraînant inéluctablement une décroissance de la population au niveau national. Aussi, comme l’ont certifié certaines personnes, « on ne connaît pas l’étoile de l’enfant qu’on vient de sacrifier. Il aurait été peut-être utile à sa communauté ou à son pays » déclare un instituteur natif de la localité.

2.2. Critères et manière d’élimination les enfants supposés sorciers

Dans les communautés yom, des critères connus permettent de déterminer les enfants sorciers à leur naissance, ou qui le deviennent à un moment donné de leur enfance. La grande partie des enquêtés connaissent les principaux critères qui font d’un enfant un sorcier. En effet, les personnes ressources constituées des responsables d’ONG, des sages et dignitaires connaissent, tous, les critères qui font d’un enfant, un être indésirable, un sorcier.

 Les enfants nés prématurément ou avec des dents, par les fesses, assis ou face contre terre est d’office qualifié de sorcier. Aussi, lorsque l’enfant commence la dentition par la mâchoire supérieure ou à huit mois est déclaré sorcier. C’est surtout la naissance prématurée à huit mois ou avec des dents et la poussée des premières dents par la mâchoire supérieure qui peuvent conduire la société à déclarer un enfant sorcier (G.K. Dignitaire de religion endogène, 71ans).

Le huitième mois est un mois dangereux ou mauvais. La communauté estime que le chiffre huit ne rime à rien. Ce chiffre correspond au mois d’août, la période d’inondation. Tous les enfants qui naîtront seront emportés par l’eau. C’est pourquoi, les enfants qui naissent ou font leur dentition à cette période sont jugés nuisibles. Ces critères ne sont pas exactement les mêmes dans toutes les régions concernées et qu’ils peuvent être légèrement nuancées d’un endroit à un autre.

2.3. Perception des acteurs sur les enfants sorciers

Le fondement pour lequel la communauté yom perpétue la pratique du rite de l’homicide est le respect scrupuleux des règles ancestrales qui stipulent que tout enfant qui ne respecte pas les normes de naissance prescrites par la société doit être absolument être mis à mort au risque de voir le malheur s’abattre sur la famille.

Aussi, la ferme croyance aux forces surnaturelles et la peur de déplaire aux ancêtres, malgré l’influence des religions importées telles que l’islam, le groupe socioculturel yom continue de perpétrer cette pratique. Les enfants qui subissent souvent le phénomène sont des enfants nés avec les dents, les enfants nés par les fesses ou par les bras ou les pieds et les enfants nés prématurément.

L’avis des acteurs sur les enfants supposés sorciers varie en fonction du rang socioprofessionnel qu’occupe chaque acteur dans la société. En ce qui concerne les élus locaux, beaucoup d’entre eux acceptent l’idée selon laquelle les enfants qui présentent les critères anormaux présentés plus haut, peuvent être dangereux et maléfiques. Mais elles reconnaissent tout de même de leur accorder un nom humain comme tous les enfants normaux. Même s’ils ont l’air normaux, ces enfants ont un esprit mauvais qu’ils ne contrôlent pas. C’est cet esprit qui cause les malheurs. Par contre, pour les responsables des structures de lutte contre la pratique, il n’y a aucune différence entre un enfant né « normalement » et un autre né « anormalement ». C’est un enfant sorcier qui n’est pas un monstre. C’est un enfant viable qui n’est ni un handicapé physique, ni un handicapé mental.

Pour les détenteurs des us et coutumes des Yom, les enfants qui naissent et poussent les dents en haut du mâchoire, perdent au moins l’un des parents dès la chute de l’une des dents. Ils vont plus loin pour démontrer que hormis des dents, les enfants qui naissent par les pieds sont des porteurs de malheurs non seulement aux parents géniteurs mais aussi à toute la communauté.

À cet effet, un dignitaire clarifie :

Un enfant né avec un handicap représente un malheur pour sa famille.  Dans l’entendement de la communauté, il n’y a qu’une seule manière de naître ou de pousser les dents. Un bébé qui naîtrait par le siège, l’épaule et autres n’est pas un être normal. C’est un mauvais génie qui doit être conjuré afin qu’il revienne sous un aspect plus acceptable. Il n’a rien de commun avec l’être humain, si ce n’est l’apparence. D’où ces surnoms d’être fabuleux, étrange, extraordinaire, etc. Il émane de cet enfant un esprit maléfique, une force dévastatrice. Le fait qu’il soit par exemple né face contre terre est interprété de la manière suivante : le bébé écrasera toute la famille, il en fera ce qu’il voudra (G.M., Gardien de tradition, 72ans).

La plupart des femmes interrogées portent également des jugements sur ces enfants dits sorciers. En effet, lorsque les enfants naissent avec des critères anormaux, ils attirent toujours le malheur sur leur famille. Nombre de femmes affirment que ces types d’enfants apparaissent dans des rêves et menacent de tuer la personne qui les aurait reconnus. Etant donné que le personnel sanitaire, les enseignants, les paysans et les chefs religieux appartiennent tous à un groupe sociolinguistique et culturel, ils ont également une appréciation sur les conséquences de la présence d’un enfant sorcier.

Les évolués de la communauté, pour la plupart approchés, ne sont ni figue ni raisin. Bien vrai qu’ils reconnaissent la perte en vies humaines, mais ils estiment que cette pratique relève de la culture de la communauté. En ce qui concerne une autre catégorie d’individus comme les agents de santé, le personnel de la justice et les responsables des ONG sont unanimes à condamner les phénomènes. Pour eux, l’âme humaine est sacrée. On doit respecter les droits de l’homme. Les agents prouvent que par des traitements les parents peuvent surmonter tout ce que la communauté considère comme tabou.

2.4.  Persistance du phénomène de l’infanticide

La plupart des personnes approchées reconnaissent que la pratique persiste bien qu’elle ait diminué d’ampleur. Elles avouent que tout le monde n’est pas prêt d’abandonner la pratique du phénomène à cause de son caractère sacré car elle est héritée des ancêtres. Malgré la répression par l’Etat, les communautés continuent la pratique. Elles s’accrochent à tradition. Une poche d’individus résiste aux répressions. Il faut reconnaître que de nos jours, les populations ne tuent plus les enfants sorciers. Elles préfèrent les donner aux Peulhs en échange avec des cadeaux tels que du bétail ou des vivres. Les enfants abandonnés clandestinement constituent en majorité la population des Gando[1].

Avec l’option prioritaire de la purification qui permet à l’enfant d’être accepté par son entourage et par sa société, une prise de conscience est en train de naître. Ce qui n’est pas le cas chez les femmes qui ont du mal à les accepter. Suivons les propos d’une cette femme :

Les gens ont dit que c’est moi qui ai donné naissance à cet enfant porte-malheur. Non, ce n’est pas moi. Ceux qui étaient là lors de mon accouchement auraient changé mon bébé. Je ne peux pas accoucher un enfant de ce genre. Ce n’est pas mon enfant (D. F. Mère paturiante.39ans).

En effet, peu d’entre elles reconnaissent que la pratique a diminué mais affirment qu’elles continuent dans la clandestinité. Par contre, elles admettent tout de même qu’on ne tue plus les enfants rituellement et que les bourreaux sont en train d’abandonner ce métier

Malgré les efforts fournis par les autorités et les populations en vue de l’éradication de l’infanticide rituel, il existe encore des poches de résistance dues notamment aux fondements qui sont indépendants de la volonté de celles-ci. Ils se résument en quatre principaux points : l’ignorance et l’analphabétisme des populations, le poids de la tradition, car les pratiques héritées des ancêtres s’abandonnent difficilement, la crainte du regard des autres et enfin le respect des prescriptions ancestrales pour ne pas les mettre en colère

C’est ce qui justifie la persistance de cette pratique au sein de la population Les autorités communales et les responsables d’ONG sont unanimes sur le fait que les différents facteurs énumérés plus haut sont les principales causes qui sous-tendent la persistance de l’infanticide rituel dans la communauté Yom..

3. Discussion           

Le rejet des enfants dits sorciers est fortement ancré dans les mentalités des populations. Depuis de génération en génération, cette croyance est transmise. Dès l’enfance, les jeunes sont largement informés sur la pratique. Cette croyance fait partie intégrante de leur éducation et de leur culture. Les ‘enfants dits sorciers qui ont massacré les familles sont expédiés pour mettre en garde ceux qui douteraient de leurs forces maléfiques.

Les critères les mieux connus sont la poussée des premières dents par la mâchoire supérieure, la poussée des premières dents à 8 mois et la naissance à huit mois est encore redoutée. Pour que les enfants qui ont développé les critères de sorcellerie soient tolérés, ils doivent subir un rite de guérison appelé sombu pour devenir être humain. Le concept sombu signifie la réparation qui est un processus au cours duquel l’enfant ayant été déclaré sorcier et qui, par décision de son entourage, n’est pas automatiquement voué à l’infanticide, doit subir une réparation. Elle se résume notamment à faire subir à l’enfant des rites particuliers qui feront qu’il sera accepté de nouveau accepté par sa famille.

Ce qui fait écrire A. Toko Maman (50) en ces termes :

 Les rites consistent en l’aspersion du corps de l’enfant par des décoctions d’herbes tout en faisant des incantations pour conjurer le mauvais sort et ‘’renvoyer le mauvais génie’’ de ce corps dans la nature ou le ‘’corps d’un animal sauvage. C’est seulement après cette réparation que la purification de l’enfant et celle de la famille intervient. C’est une cérémonie symbolique au cours de laquelle l’enfant est présenté à sa famille, comme un des leurs (un être humain), et qu’elle accepte à son tour, que l’enfant fasse partie de la communauté après avoir été « réparé ». La purification de la famille victime la rassure également quant au pardon des ancêtres pour avoir eu dans leur lignée un enfant sorcier/

La purification de l’enfant considéré comme sorcier est désormais la solution envisagée par la majorité des acteurs sociaux concernés même si tout le monde n’opte pas pour cette dernière. Pour cela, certains jettent simplement l’enfant.  L’évolution de la tradition dans le temps permet de constater que l’infanticide autrefois pratiqué sans équivoque est aujourd’hui remis en cause par les garants eux-mêmes.

L’infanticide est perçu une pratique consistant à éloigner par élimination physique un enfant déclarer sorcier au vu des normes qui régissent la procréation dans ce milieu. Elle est également considérée comme une légitime défense contre un être malsain qui veut détruire les siens. N’est-ce pas ce qui pousse à expliquer :

Dès qu’un enfant est déclaré sorcier, le chef de la collectivité va chercher le bourreau qui emporte le bébé qu’on ne reverra plus jamais. Le bourreau peut égorger l’enfant, le noyer, l’empoisonner ou l’abandonner vivant loin dans la forêt à la merci des intempéries et des bêtes sauvages (Gobi 54).

Par rapport à cela et à leur entendement, celui qui est appelé bourreau est plutôt un bienfaiteur, un libérateur, comme celui qui a le courage de tuer un monstre ou un diable menaçant tout le monde. Et ce libérateur est bien récompensé pour son œuvre. En effet, il reçoit un taureau lorsque l’enfant qu’il a exécuté est du sexe masculin, et une génisse lorsque l’enfant est du sexe féminin.

Dans d’autres régions, l’argent, des vêtements ou d’autres cadeaux lui sont offerts. La fonction de bourreau est définie par la communauté selon des règles bien établies. Ne devient pas bourreau qui veut. Pour l’être, il faut nécessairement être issu du milieu, être connu comme une personne qui respecte l’autorité et la culture.  Il faut également subir un rite d’initiation afin de connaître les secrets des plantes, de la forêt et pour être en contact avec les génies. Le rôle du bourreau n’est pas l’apanage d’une famille particulière. Ce sont les garants de la tradition qui choisissent ce dernier en fonction des critères énumérés plus haut.

Malgré l’évolution de la société traditionnelle qui est entrée en contact avec d’autres sociétés, ce peuple continue de faire persister certaines pratiques ancestrales telles que l’excision et l’infanticide car leurs us et coutumes sont élaborés de manière à protéger la société (Adoukonou 45). Au nombre de celles-ci, il y a l’élimination des enfants dits sorciers. La tradition exige qu’ils soient sacrifiés. Les enfants malchanceux sont alors confiés à des réparateurs qui peuvent décider de leur fracasser le crâne contre un tronc d’arbre ou par tout autre moyen.

Le rejet des enfants sorciers est fortement ancré dans les mentalités des populations. Depuis des décennies, et de génération en génération, cette croyance est transmise. Dès l’enfance, les jeunes sont largement informés sur la pratique. Cette croyance fait partie intégrante de leur éducation et de leur culture. Des exemples mythiques d’enfants sorciers qui ont massacré les familles sont trouvées et donnés pour mettre en garde ceux qui douteraient de leurs forces maléfiques. Le résultat est bien probant (Avimadjessi 5).

Pour lutter contre cet état d’âme de la population, les conservateurs de la tradition, les autorités locales ainsi que les responsables ONG manifestent une volonté ferme de lutter contre cette pratique et ce, malgré le caractère cultuel et sacré du phénomène. Le fondement de cette pratique réside dans la manière de percevoir et d’expliquer les phénomènes incompris au sein de la communauté Yom. C’est une perception renforcée par l’orgueil social en vigueur dans la hiérarchie familiale et développé dans certaines localités.

La lutte proprement dite contre ce phénomène n’est pas bien huilée dans la communauté. La loi qui réprimande le phénomène n’est pas bien appliquée à sa juste valeur sinon on aurait pu éradiquer cette pratique à l’instar des mesures prises par l’Etat contre l’excision partout au Bénin.  Toutefois, avec la thérapie moderne, la construction des centres de santé et des maternités dans chaque hameau, le phénomène d’enfant dit sorcier n’est plus légion dans les contrées comme cela s’observait dans la communauté.

Le vaste dossier de l’infanticide n’a certainement pas été épuisé au cours de cette recherche. Il n’a pas été non plus question de faire le procès des peuples et des ethnies qui ont pratiqué ou qui la pratiquent encore, car à voir les choses de près, on pourrait, sans grand risque de se tromper, dire que ces peuples et ces groupes socioculturels sont finalement victimes d’un passé qui continue de s’imposer douloureusement à eux. C’est donc l’effort de tous les êtres humains, de tous les pays, qui délivrera ces peuples et sauvera les enfants encore menacés. Les lois et la force de l’État doivent se manifester sans complaisance dans ce combat.

Conclusion

Les travaux de recherche menés sur la problématique de l’infanticide rituel dans la communauté Yom ont permis de constater que le phénomène semble avoir disparu.  Mais ce n’est qu’une apparence perceptible dans les grandes agglomérations. Dans la réalité, même si la pratique a diminué d’ampleur, elle persiste dans d’autres cadres avec des stratégies plus affinées car, il existe toujours chez les Yom conservateurs de la tradition. Sur le terrain, plusieurs formes de lutte contre cette forme d’infanticide sont en train d’être menées.

Le principal fondement pour lequel la communauté Yom perpétue cette pratique est le respect scrupuleux des lois ancestrales qui stipulent que tout enfant qui ne respecte pas les normes de naissance prescrites par la société doit être absolument être mis à mort au risque de voir le malheur s’abattre sur la famille. Aussi, la ferme croyance aux forces surnaturelles et aux ancêtres, malgré l’influence des religions importées telles que l’islam et le christianisme, continuent-elles d’être perpétrer par les Yom.

L’Etat ne s’implique pas comme il le faut dans la lutte contre ce fléau qui est toujours d’actualité. On ne saurait sensibiliser la population sur la pratique de l’infanticide au nom des progrès de la médecine sans accroître la création des centres de santé dans les localités où il n’en existe pas encore. Ce devoir revient aux pouvoirs publics et aux structures privées. Les communautés sont finalement victimes d’un passé qui continue de s’imposer douloureusement à elles. La sensibilisation à tous est la principale stratégie à utiliser par les structures de lutte, les ONG, les autorités communales et religieuses contre cette pratique coutumière.

Travaux cités

Adamou, Said. Les fondements socioculturels de l’infanticide rituel en milieu Baatonu: à propos des résultats d’une enquête effectuée dans la sous- préfecture de N’Dali, Thèse de formation pour l’obtention du diplôme d’Etat d’Assistant Social, ENAS, UNB, 1999.

Adoukonou, Vitalien. Contribution   aux   stratégies   de communication pour l’éradication de l’infanticide rituel en milieu Baatonu de Bori,  commune   de   N’dali,   Thèse en Communication et Journalisme, 2007.

Avimadjessi, Denis« On  tue  vos  enfants sous  vos  yeux, infanticide rituel: le cas du Benin », Reportage journalistique, Cotonou, 2004.

Bio Bigou, Bani Léon « Les classes sociales Ganno et MareYo en milieu baatonu: comment et pourquoi des enfants sont liquidés ou exilés ?», Forum de la semaine hebdomadaire d’information générale. 209 (1994) : 11-14.

Bio Sanou, Paul. « Quelle place dans la société des Bariba pour les enfants dits sorciers » dans Acte du séminaire sur l’Infanticide rituel au Bénin, (1987) : 25-37.

Gbegnonvi, Roger. « Les droits de l’enfant à la vie et à la famille et les pratiques coutumières au Bénin » dans Actes du séminaire national, (1995) : 23-28.

Gobi, Amadou. Pratiques coutumières et droits de  l’homme  au  Bénin, mémoire DEA en Sciences Juridiques, FASJEP, UAC,2002.

Mohamed, Alassane. « Infanticide rituel : ses origines et ses causes », dans Rapport du séminaire sur l’infanticide rituel au Bénin. (1997) : 15-22.

Tevoedjre, Ephrem. Introduction au rapport sur l’infanticide au Bénin, 1997.

Toko Maman, Abdoulaye. « Les conséquences juridiques de l’infanticide rituel » dans Rapport du séminaire sur l’infanticide rituel au Bénin, (1997) : 47-54.

Comment citer cet article :

MLA : Takpe, Kouami Auguste et Mora Abdoulaye Bénon. «Approche anthropologique de la compréhension de l’infanticide rituel en milieu yom au Bénin.» Uirtus 1.1 (août 2021): 88-99.


§ Université d’Abomey-Calavi, [email protected]

[1] Gando : ce sont des groupes socioculturels issus des peuples Baatombu, Lokpa, Yom, etc. échappés au phénomène de l’infanticide rituel  des enfants présumés sorciers et qui sont récupérés par la Peuhls.

Abstract:Énonciation lyrique et la question du rythme dans la poésie chantée N’dolo[1]  de Côte d’Ivoire

In most traditional African societies, there are poetic forms for saying goodbye to the dead. These are poems that retrace facts, feats and even physical portrait of the deceased. These outpouring works make it possible to express the bruises of the community facing death. Lyric inspiration texts, they try to soften the audience. N’dolo poetry fits in this direction. It is one of the poetries that accompanies the deceased in Agni­ country. This poetic genre is imbued with lexemes and punctuation with a lyrical connotation. The serial rhythm highlights a lyricism of the elegiac type.

Keywords: Poetic, Lyrical enunciation, N’dolo, Elegiac, Tight rhythm, Serial rhythm.

Full Text                    

Résumé:Énonciation lyrique et la question du rythme dans la poésie chantée N’dolo[1]  de Côte d’Ivoire

Jean De Dieu Krouwa§

Résumé : Dans la plupart des sociétés traditionnelles africaines, il existe des formes poétiques pour dire un au revoir aux morts. Ce sont des poèmes qui retracent les faits, les prouesses et même le portrait physique du défunt. Ces œuvres d’épanchement permettent d’exprimer les meurtrissures de la communauté face à la mort. Textes d’inspiration lyrique, ils cherchent à attendrir l’auditoire. La poésie N’dolo s’inscrit dans ce sens. Elle est l’une des poésies qui accompagne le défunt en pays Agni[1]. Ce genre poétique est empreint de lexèmes et de ponctuations à connotation lyrique.  Le rythme sériel met en évidence un lyrisme de type élégiaque.

Mots-clés : Poétique, Enonciation lyrique, N’dolo, Élégiaque, Serré rythme, Rythme sériel 

Abstract: In most traditional African societies, there are poetic forms for saying goodbye to the dead. These are poems that retrace facts, feats and even physical portrait of the deceased. These outpouring works make it possible to express the bruises of the community facing death. Lyric inspiration texts, they try to soften the audience. N’dolo poetry fits in this direction. It is one of the poetries that accompanies the deceased in Agni­ country. This poetic genre is imbued with lexemes and punctuation with a lyrical connotation. The serial rhythm highlights a lyricism of the elegiac type.

Keywords: Poetic, Lyrical enunciation, N’dolo, Elegiac, Tight rhythm, Serial rhythm.

Introduction

En Afrique, dans certaines communautés, le deuil est accompagné de cérémonies traditionnelles pour exprimer son ressentiment. En société Agni, par exemple, la chanson N’dolo intervient dans ce sens. Elle est un moyen pour le peuple de pleurer l’Être qui part rejoindre les aïeux. Cette pratique est exercée exclusivement par les femmes dans cette société. Le N’dolo est une chanson qui exprime les sentiments éprouvés face à la mort, il se révèle comme de la poésie lyrique.      

  La poésie N’dolo apparaît comme le moyen d’expression de la gamme entière des sentiments humains. Elle est un genre poétique qui s’accompagne d’instruments musicaux traditionnels. Dans le genre N’dolo, il se présente une série d’énoncés abondants, variés mais homogènes qui ramènent au lyrisme. Certains éléments linguistiques dans le discours N’dolo sont représentatifs du lyrisme. Partant de la construction lexicale et syntaxique des textes du N’dolo, la problématique de cette étude est la suivante : le N’dolo, une poésie lyrique de type élégiaque ?

Quelles sont, alors, les éléments linguistiques qui mettent en exergue la tonalité lyrique de type élégiaque ?

 La poétique selon Meschonnic sera appliquée au corpus. Il accentue sa notion de poétique sur le rythme, parce qu’il organise la signifiance et la signification du discours. Elle permet de cerner tous les contours du discours et de prendre en compte l’énoncé et l’énonciation.  La poétique du rythme crée un rapport entre la chose exprimée et la manière de l’exprimer. Pour ce théoricien, le but de l’analyse rythmique est de montrer les éléments prosodiques, syntaxiques qui concourent au sens. Sa méthode est construite autour du rythme dans les discours littéraires. Il définit le rythme comme : 

L’organisation des marques par lesquelles les signifiants, linguistiques, et extralinguistiques (dans le cas de la communication orale surtout) produisent une sémantique spécifique, distincte du sens lexical, et que j’appelle la signifiance : c’est-à-dire les valeurs propres à un discours et à un seul. Ces marques peuvent se situer à tous les « niveaux » du langage : accentuelles, prosodiques, lexicales, syntaxiques. Elles constituent ensemble une paradigmatique et une syntagmatique qui neutralisent précisément la notion de niveau (Meschonnic 216-217)

La poétique telle que présentée par Meschonnic nous semble la plus fluide pour l’analyse des textes du N’dolo. Elle prend en compte tous les indices pour décrypter les chansons. Elle permettra de montrer les éléments qui fondent la littérarité du N’dolo. Elle aidera à faire une analyse de la chanson N’dolo et d’en tirer les déterminismes qui font d’elle une poésie lyrique de type élégiaque.

1-Le N’Dolo : Une poésie lyrique

Les textes de la poésie N’dolo sont en accord avec les sentiments qui habitent les hommes quand survient la mort. Les ressentiments de la communauté sont un pan important dans la chanson N’dolo. En chantant le N’dolo, les femmes évoquent les thèmes relatifs aux chagrins provoqués par la mort qui est le substrat de beaucoup de discours. Les chanteuses évoquent les personnes disparues dans une ferveur poétique. Ces personnes mortes sont célébrées en évoquant leurs qualités. L’organisation du discours N’dolo fait apparaître le lyrisme. Le serré rythmique met en exergue un lyrisme de type élégiaque. Nous aborderons le lyrisme partant des récurrences syntagmatiques pour mettre en axiome l’élégie. Les textes N’dolo à analyser présentent dans leur ensemble les marques du lyrisme. Ils sont caractérisés par :

1-1-Pronoms personnels et adjectifs possessifs de la première personne

Il s’agit de tous les éléments qui prouvent la présence du locuteur, c’est-à-dire la personne qui parle. En effet, « le lyrisme est l’émanation d’un je » (Stalloni 115).

Ainsi, nous découvrons dans les textes du N’dolo, une forte présence du pronom personnel ‘’Je’’. La polyphonie de ce pronom personnel forme la subjectivité du langage. Ce pronom est utilisé pour représenter la communauté. Le ‘’Je’’ tel qu’il est employé ne désigne pas la poétesse, mais la communauté.  L’emploi de ce « je » pour désigner la communauté indique la nécessité de l’union de celle-ci en cas de deuil. En outre, le ‘’je’’ ne désigne pas seulement l’individu parlant. Il est une représentation du peuple en communion face à la douleur. Le ‘’je’’ est la combinaison de plusieurs voix qui pleurent un membre de la communauté disparu. Par ailleurs, le pronom personnel ‘’je’’ ne doit pas être considéré comme celui d’une œuvre biographique. En analysant les textes du N’dolo, il est perceptible que les dérivés du pronom personnel de la première personne ‘’nous’’ ’moi’’ et les adjectifs possessifs ‘’ma et mon’’ reviennent constamment dans le discours.

Abordons les textes du corpus pour nous en convaincre :

Texte 1

1-/aȷia mmó já ééé kobuja ééé ééé/

AyiaDame Yah eh! Kobouya eh! eh! eh!

2-/aȷia mmó já ééé kobuja ééé ééé/

Ayia! Dame Yah eh! Kobouya eh! eh! eh !

3-/mɛ̰́ kló mɛ́ éwé trà ɛ̀fɛ̀ bɔ̀ mɩ́ wɔ̀ nú/

Je préfère ma mort à la souffrance que je vis.

4-/aȷia mmó já ééé kobuja ééé ééé ééé/

Ayia! Dame Yah eh! Kobouya eh ! eh! eh!

5-/aȷia mmó já ééé kobuja ééé ééé ééé/

AyiaDame Yah eh! Kobouya eh! eh! eh!

Texte 2

1/- ééé mԑ̰́ krù  ɟɔ̀ má̰  óóó   óóó/

eh ! je me sens troublé oh ! oh ! oh !

2-/ ééé  mòwá  jah ééé ééé ééé /

ma sœur yah eh ! eh ! eh !

3- /ééé mԑ̰́  wá̰   mԑ̰́ kru  ɟɔ̀ má̰  mԑ̰́  hɔ̰́ óóó  óó/

eh ! je suis perturbé   oh ! oh ! oh !

Texte 3

LA MORT

1-/éwé ééé sa̰ná̰ éwé ééé ééé ééé/

eh ! eh ! eh ! la mort, nous sommes faits seulement pour la mort

2-/éwé ééé sa̰ná̰ éwé ééé ééé ééé/

eh ! eh ! eh ! la mort, nous sommes faits seulement pour la mort

3-/sɔ̰́ná̰ ti kɛ̀ àkɔ́ ɔ̀ ʃɛ̀ má̰ ná̰ w’àwú óóó/

l’homme est comme un poulet, il ne tarde pas à se briser  oh !oh !oh !

4-/sɔ̰ná̰ ti kɛ̀ bódómá̰ ɔ̀ ʃɛ̀ má̰ ná̰ w’ábó óóó/

l’homme est comme une bouteille, il ne tarde pas à se briser    oh !

TEXTE 4

La terre

1-/àsi wà mɛ̰́ ti èwɔ̀fwɛ̀/

Sur la terre, je suis étranger

2/-àunò lɔ̀ mɛ̰́ lé mɛ̰́ awló/

Au ciel, j’ai mon habitation

3-/ àunò lɔ̀ jɛ́ mɛ̰́ kùló mɛ̰ ɔ̀ má̰ àmɔ̀ siésié mɛ̰́ kpá ma gɔ̀/

Au ciel, le seigneur m’aimes, pour cela, arrangez-moi pour que je parte

La forte présence des lexèmes de la première personne montre qu’il s’agit d’un discours axé sur la fonction émotive. Les femmes poètes expriment la douleur du peuple en face de la  mort. Les textes mettent l’accent sur les émotions de la communauté.  Ces différents textes montrent l’emprunt du lyrisme dans la poésie N’dolo.

Toutefois, il existe d’autres éléments grammaticaux qui dénotent du lyrisme dans le N’dolo. Quels sont ces éléments ?

1-2-Le N’dolo: un lexique et une ponctuation émotive

Les indices lexicaux du discours N’dolo sont l’expression de la détresse du peuple souffrant de la séparation d’avec un membre. Le peuple exprime sa détresse face à la solitude qu’occasionne la mort. Certains éléments syntaxiques montrent les meurtrissures de la communauté. 

 Exploitons ces textes pour nous en convaincre.

Texte 1 :

1-/ éée mɛ̰́ gɔ̰́ mɛ̰́ óóó óóó óóó/

Eh ! Je suis seul oh ! oh ! oh !

2- /mami ya ééé ééé ééé/

Dame Yah est partie eh ! eh ! eh !

3- / ı́tjɔ̀ wà hà mɛ̰́ gɔ̰́ mɛ̰́/

C’est pourquoi, je suis resté seul

Texte 2 :

1/-mòwǎ káɟò mɩ̰̀ nı̀á̰mà̰ lé wɔ̀/

Mon fils Kadjo, tu es mon frère

2-/à é mòwǎ káɟò ó  ò/

3-/káɟò mɩ̰̀ nı̀á̰mà̰ lé wɔ̀ ò  a/̄

Kadjo, tu es mon frère oh! Ah ! oh !

4-/mɩ̰̀ nı̀á̰mà̰ káɟò ò   ō   ó   ó/

Mon frère Kadjo oh ! oh ! oh ! oh !

5-/(pleure) mòwǎ káɟò ò  ó/

(Pleure) Kadjo oh ! oh ! oh ! oh!

6 -/ káɟò mɩ̰̀ djɛ́ jɛ́ lɛ̀ wɔ́ ò ó/

Kadjo tu es à moi, tu es tout ce qui me reste oh ! oh ! oh !

Texte 3 :

1-/ɛ̀ bı́sà mɩ̰́ ǹzútjɔ̀ bɔ̀ mɩ̰̀ sṵ́/

Tu me demandes pourquoi je pleure

2-/m̀mó mɩ̰̀ sṵ́ mà̰ ŋ̀gbǎ̰ mɩ̰̀ wâ wá wú/

Ma tante je ne pleure pas en vain, mon fils est mort

3-/ı́tjɔ̀ mɩ̰̀ sɷ̀ sṵ́/

C’est pourquoi je suis en train de pleurer

4-/kàɟó kwá ɛ̀ fá m̀mâ mɷ́ fá mà̰nɩ̀ wá̰/

Koua Kouadio, tu as remis les enfants à qui ?

Texte 4 :

1-/sà̰drófjá bɛ̀ tú ɲ̀ɲɔ̰́ ɲ̀ɲɔ̰́/

Les Sandrofia volent par paires

2-/é  ē  è sà̰drófjá bɛ̀ kɔ́ ɲ̀ɲɔ̰́ ɲ̀ɲɔ̰́/

eh ! eh ! eh ! les sandrofia vont par paires

3-/é  ē  è ànùmà̰á̰ sà̰drófjá bɛ̀ kɔ́ bɛ̀ kɔ́ ɲ̀ɲɔ̰́ ɲ̀ɲɔ̰́/

Eh ! eh ! eh ! les oiseaux sandrofia ils volent, ils vont par paires

4-/wà hà mɩ̰́ gɔ́mɩ̰́/

Il ne reste plus que moi

Texte 5 :

1-/àbòdı̀á bàá kṵ̀gbá wà wú/

Abodia, le fils unique est mort

2-/àbòdı̀á wú àwùló nà̰ bó/

Abodia est mort, la maison est déserte

3-/bàá sɔ̀ na̰ wú ò  ō  ó/

Cet enfant-là est mort oh ! oh ! oh !

Texte 6 :

1/-bómòtjé mɩ̰̀ lá bjé/

Je n’ai pas de termitière

2-/é ē è bómòtjé mɩ̰̀ lá bjé ò ō  ó/

Eh ! eh ! eh ! je n’ai pas de termitière oh ! oh ! oh !

3-/mɩ̰̀ lá bjé ná̰ mà̰ fá mɩ̰̀ tı́ gı́sà é  ò  ō  ó/

Je n’ai rien pour m’adosser eh ! oh ! oh ! oh !

4-/é ē è bɛ̀ njǎ̰ bɔ̀ lé àjéè ná̰ tɩ́ wà á mɩ̰̀ gɔ́mɩ̰́/

Eh ! eh ! eh ! regardez ceux qui ont la graine de palme l’ont coupé, je suis restée seule

Texte 7 :

1/-mɩ̰̀ ǹzṵ́ mà̰ kɔ̰́ wá hà mɩ̰̀ gɔ̰̀mɩ̰́/

Je ne pleure plus, je suis restée seule

2- /bɛ̀ sɷ́ fá mɩ̰̀ mà̰mɩ̰́ kɔ́/

Ils sont en train d’emmener ma mère

3-/mɩ̰̀ ǹzṵ́ mà̰ kɔ̰́ wá hà mɩ̰̀ gɔ̰̀mɩ̰́/

Je ne pleure plus, je suis restée seule

4-/bɛ̀ sɷ́ fá mɩ̰̀ mà̰mɩ̰́ kɔ́/

Ils sont en train d’emmener ma mère

5/-mɩ̰̀ kpóŋ̀gbó wà sɩ̰́ wá/

Ma cuvette est passée par ici

Dans la chanson N’dolo, le lyrisme est marqué par le sentiment de la solitude. Dans cette poésie élégiaque, la poétesse montre que l’idée de la mort rime avec la solitude. La mort apporte la tristesse et surtout la solitude. Elle prive la communauté d’une personne importante. Cette dernière comblait un vide dans la vie des vivants. Dans les sept (7) fragments de discours relevés, l’expression de la solitude est dominante. Dans l’analyse du texte 1, nous remarquons la présence de l’adjectif qualificatif ‘’seule ‘’. Ce syntagme adjectival montre que le départ d’un membre de la communauté laisse certaines personnes dans la solitude. Dans le texte 2, l’idée de solitude se manifeste par la phrase exclamative ‘’tu es tout ce qui me reste oh ! oh ! oh !’’. Cette phrase de façon implicite informe que celui qui part était le dernier parent. Dans le texte 3, l’idée de solitude se manifeste avec la phrase interrogative ‘’tu as laissé les enfants à qui ?’’. Cette question est adressée au mort. Son départ met ses enfants dans la solitude. Ils manqueront de cette affection parentale dont le défunt les comblait au quotidien. Ces derniers sont livrés à eux-mêmes. Dans le texte 4, l’idéologie de la solitude se perçoit avec la phrase affirmative ‘’il ne reste que moi ‘’. Dans le texte 5, la solitude est perceptible par cette métaphore-hyperbolique : ‘’ la maison est déserte’’. Le désert est un lieu où l’on ne rencontre pratiquement personne, puisque les conditions de vie sont hostiles.

Par ailleurs, l’adjectif qualificatif à valeur attributive ’’déserte’’ montre la solitude, le vide depuis la mort de cet enfant. L’analyse du texte 6 confirme l’idée de solitude à travers l’emploi du syntagme adjectival ‘’seul’’. Le verbe ‘’adosser’’ qui est mis sous la forme négative renforce l’idée de solitude dans la mesure où celui qui vient de mourir constituait un pilier solide sur qui on pouvait s’adosser. Sa disparition crée un vide mais ampute la communauté d’un pilier sur qui on s’appuyait. Son association avec le lexème ‘’termitière’’ exprimelasolitude. Ce monticule de terre, ’’termitière’’ est utilisé pour représenter l’homme comme un appui moral, physique et financier. Elle est seule, et n’a personne sur qui compter. Pareillement dans la chanson 7, la solitude se lit avec la réitération de l’adjectif qualificatif à valeur attributive ‘’seule’’. Le verbe d’état ‘’suis’’ qui est utilisé en auxiliaire du verbe ‘’resté’’, montre que l’individu dont il est question est désormais seul. 

En définitive, ces types de phrase et ces lexies permettent d’exprimer la solitude de la communauté.  La ponctuation dans les textes fait référence aux sentiments. Les expressions, c’est-à-dire les vocatifs et les interjections (eh !, oh !, ayia !) donnent des informations sur les sentiments. Les poétesses utilisent des vocatifs pour mimer les pleurs. Les interjections sont utilisées également dans ce sens. Nous découvrons dans les discours du N’dolo, une présence massive de points d’exclamation (!) qui sont la conséquence de l’utilisation massive des vocatifs et des interjections. Ces éléments sont utilisés pour représenter les sensations du peuple Agni dans la douleur. Ces différents éléments du discours N’dolo précités marquent la fonction expressive ou émotive. La fonction émotive dans les textes est perceptible avec les locutions exprimant les impressions, les émotions et les sensations. Les vocatifs et les interjections mettent en évidence la fonction expressive du langage. Cette fonction du langage a pour rôle essentiel dans le N’dolo d’exprimer les réactions affectives. Même les textes satiriques sont profondément marqués par les énoncés émotifs pour marquer le chagrin. Nous le percevons dans les textes comme : 

Texte 1 :

1/-ɔ̀ mú mà̰ sá/

il ne se casse pas vainement

2/-Clɛ́kpɛ́kpɛ́ è ē  é/

punaise des bois eh !eh !eh !

3-/bàkǎ mú mà̰ sá/

le bois ne se casse pas vainement

4-/ Clɛ́kpɛ́kpɛ́ jɛ̀ ɔ́ sà̰sà̰ jı́/

c’est la punaise des bois qui l’a piquée

Dans ce texte, les poétesses critiquent les personnes asociales. Les chansonnières disent que rien n’arrive au hasard. En effet, il y a des mains obscures (personnes mesquines) qui sont à la base des malheurs qui surviennent.  Cependant, nous découvrons les indices de la fonction émotive avec les verbes au présent ‘’casse’’ et un nombre élevé d’interjection ‘’eh !’’. Nous constatons que même dans les textes satiriques, il y a la présence des marques de la fonction émotive.

Pareillement, dans ces textes qui dénoncent les comportements insociables :

Texte 2

Aidez-moi

1/-bɷ̀ká mɩ̰̀ má̰ mɩ̰̀ hɔ́ è e­̄ é/

Aidez-moi pour que je parte eh ! eh ! eh !

2-/mò àɟwá bɷ̀ká mɩ̰̀ má̰ mɩ̰̀ hɔ́ è e­­­̄ é/

Tante Adjoua, aidez-moi pour que je parte eh ! eh ! eh !

3/-nà̰ má̰ mɩ̰̀ wú àhṵ́vó nṵ̀ ò ō ó/

Afin que je ne meurs pas dans la tristesse oh ! oh ! oh !

Texte 3

Chercher la mort

1/-ɛ̀ kpɔ̀ miɔ̰́ kù mɛ̰́ óóó óóó óóó/

Tues-moi si tu me haies oh ! oh ! oh !

2-/ɛ̀ kpɔ̀ miɔ̰́ kù mɛ̰́ óóó óóó óóó/

Mais ne me rends pas fou oh ! oh ! oh !

3/-ɔ̀li ɛ̀ kpɔ̀ miɔ̰́ kù mɛ̰́ óóó óóó óóó/

Si tu me haies alors tues moi oh ! oh ! oh !

4-/ɛ̀ kpɔ̀ miɔ̰́ kù mɛ̰́ óóó óóó óóó/

Tues-moi si tu me déteste oh ! oh ! oh !

5-/ná̰ sɛ̀kì miɔ̰́ kù mɛ̰́ óóó óóó óóó/

Mais ne me gâte pas oh ! oh ! oh !

Les éléments référentiels aux émotions sont visibles avec les interjections ‘’eh !’’ , ‘’oh’’ et les pronoms de la première personne du singulier ‘’me, moi’’. Le lexique est émotif avec les termes ‘’aidezmoi ‘’ ‘’tristesse’’tués moi’’.  Ces syntagmes témoignent des sentiments. Néanmoins, les poétesses les utilisent pour dénoncer des tares de la société.

 Ainsi, dans le texte ‘’aidez-moi’’ par exemple, tous les indices du lyrisme sont représentés. Nous avons les interjections ‘’eh’’ et ‘’oh’’ suivi des points d’exclamations. Nous avons la présence du pronom personnel de la première personne ‘’je’’.

 Les interjections traduisent l’implication du sujet parlant dans son discours et dénotent des sentiments qui l’animent. Ces discours bien qu’émotifs sont des critiques envers les personnes asociales. Les discours satiriques sont empreints d’éléments émotifs.  Le N’dolo apparaît comme une élégie à l’égard du défunt.

                         2- Le N’dolo : Un rythme élégiaque

  L’organisation du langage dans un discours ramène à certaines thématiques. Ces dernières peuvent être situées dans un réseau rythmique qui fonde le sens du discours.

Pour Gérard Dessons, le rythme linguistique fonctionne en discours (…). Ce sont ces éléments précis et nombreux qui doivent faire l’objet de prises en compte dans l’idiolectalité des discours littéraires pour mettre en évidence une poétique propre .

    (Sadoulet10)   

Le rythme permet d’accéder à la poéticité d’un discours. Il relève les éléments qui fondent la littérarité d’une œuvre poétique. Ainsi, Les éléments nombreux et récurrents du discours N’dolo mettent en évidence un rythme élégiaque.

  Dans le prolongement de l’inspiration lyrique se situe la poésie élégiaque qui n’est en fait qu’un lyrisme limité et codifié. Le mot, d’abord renvoie à un contenu, puisqu’il vient du grec « élégia », dérivé de « élégos », chant de deuil. (Stalloni 115).

Dans le genre poétique N’dolo, on dénote deux formes de rythmes élégiaques : la figure romantique du deuil et l’éloge de l’être disparu.

2-1-La figure romantique du deuil

    L’élégie désigne un poème lyrique voué, à l’origine, à l’expression du deuil et du regret, à l’expression de la plainte mais qui peut aussi chanter la beauté de l’amour.Elle est portée sur la mélancolie face à la disparition d’un Être cher dans certains textes du N’dolo. L’élégie se révèle comme un moyen pour les poétesses chanteuses de faire l’éloge de l’être disparu. Les poèmes montrent l’impact de l’absence du défunt. Les auteures expriment la nostalgie face à l’absence de l’âme sœur. « L’élégie a opté (…) pour un paradigme foncièrement nostalgique, et s’est donnée pour fonction première de chanter ce qui a disparu, de dire l’absence » (Galland 342). Dans ces textes qui expriment la nostalgie face au départ de l’Être aimé, on découvre les termes langoureux (bien aimé, chéri, fiancé). Abordons le texte suivant pour nous en convaincre :

Texte 1

1-/ééé àsóma̰ ééé ééé ééé/

eh ! bien aimé eh ! eh ! eh !

2-/kɩá̰ béni ééé ééé ééé/

Quel jour pourrais-je te revoir encore eh ! eh ! eh !

3/-kadio mɛ̰́ wú kɩà̰ béni biékú/

Kadio je pleure quel jour pourrais-je te revoir encore ?

4-/ééé àtómoli ééé ééé ééé/

eh ! chéri eh ! eh ! eh !

5-/mɛ̰́ wá̰ kiá̰ béni ééé ééé ééé/

Je dis, quel jour pourrais-je te revoir encore eh ! eh ! eh !

Les poétesses chansonnières s’attardent sur les sentiments d’une conjointe qui a perdu son conjoint. Cette chanson montre que la mort démantibule les couples. Elle arrache un/une fiancé(e) à son amoureux(se) et engendre la solitude. La mort sépare les couples et oblige un/une fiancé(e) à vivre seul(e) ‘‘je pleure quel jour pourrais-je te revoir encore ?’’. Les auteures montrent l’impact de la mort dans une vie amoureuse. La mort est une source de séparation pour les personnes amoureuses. Le serré rythme met en avant une figure romantique du deuil. Cette chanson représente les pleurs pour un amour parti.

     La mort de l’être aimé n’est sans doute qu’une des figures – mais chargée d’affects, celle dont la poésie tirera le plus d’effets – du deuil romantique. (…)  on peut donc considérer la figure esthétique de la mort romantique comme l’aboutissement de « cette mort de toi » qui met l’accent sur la mort de l’autre et fait du deuil une relation duelle entre toi et moi.  (Galland 343-344)

    Le texte évoque la douleur de la perte d’un être cher. Les poétesses allient la mort et les sentiments qu’elle engendre chez la compagne. Les auteures font également l’éloge du disparu pour matérialiser sa beauté physique et morale.

   2-2-Éloge et élégie de l’Être disparu

        L’éloge et l’élégie sont deux éléments liés. L’élégie dans la plupart du temps fait l’éloge d’une personne ou d’un animal…

L’éloge et l’élégie sont deux genres très liés ; l’élégie fait presque toujours l’éloge de quelqu’un que ce soit un homme, un animal (il y a des élégies adressées à des chiens, à des chevaux…) ou une entité abstraite (…). L’éloge fait ressortir les qualités de quelque chose, elle loue quelque chose. L’élégie est un chant de louange et un chant de deuil. (Julliard 1)

Les auteures ont des propos élogieux pour le défunt. Elles mettent en perspective sa beauté physique et surtout morale. 

Referons-nous à quelques chansons pour voir le fonctionnement du rythme élégiaque de l’être disparu.

Texte 1

Abodia

1-/àbòdı̀á bàá kṵ̀gbá wà wú/

Abodia, le fils unique est mort

2-/àbòdı̀á wú àwùló nà̰ bó/

Abodia est mort, la maison est déserte

3-/bàá sɔ̀ na̰ wú ò  ō  ó/

Cet enfant-là est mort oh ! oh ! oh !

4-/tɛ́tɛ́ bɔ̀ lè ǹdɛ̀wáà klà̰má̰ wà wú ò  ō  ó/

la fourmi qui a de belles ailes est morte oh !oh !oh !

Texte 2

1/-mòwǎ káɟò mɩ̰̀ nı̀á̰mà̰ lé wɔ̀/

Mon fils Kadjo, tu es mon frère

2-/à é mòwǎ káɟò ó  ò/

3-/káɟò mɩ̰̀ nı̀á̰mà̰ lé wɔ̀ ò  a/̄

Kadjo, tu es mon frère oh! Ah ! oh !

4-/mɩ̰̀ nı̀á̰mà̰ káɟò ò   ō   ó   ó/

Mon frère Kadjo oh ! oh ! oh ! oh !

5-/(pleure) mòwǎ káɟò ò  ó/

(Pleure) Kadjo oh ! oh ! oh ! oh!

6 -/ káɟò mɩ̰̀ djɛ́ jɛ́ lɛ̀ wɔ́ ò ó/

Kadjo tu es à moi, tu es tout ce qui me reste oh ! oh ! oh !

Texte 3

1-/mɩ̰̀ ǹzṵ́ mà̰ kɔ̰́ wá hà mɩ̰̀ gɔ̰̀mɩ̰́/

Je ne pleure plus, je suis restée seule

2- /bɛ̀ sɷ́ fá mɩ̰̀ mà̰mɩ̰́ kɔ́/

Ils sont en train d’emmener ma mère

3-/mɩ̰̀ ǹzṵ́ mà̰ kɔ̰́ wá hà mɩ̰̀ gɔ̰̀mɩ̰́/

Je ne pleure plus, je suis restée seule

4-/bɛ̀ sɷ́ fá mɩ̰̀ mà̰mɩ̰́ kɔ́/

Ils sont en train d’emmener ma mère

5-/mɩ̰̀ kpóŋ̀gbó wà sɩ̰́ wá/

Ma cuvette est passée par ici

6 /-bɛ̀ kɩ̰̀dɛ́ má̰ mɩ̰̀/

Qu’on me la retrouve

Texte 4

1-/ éée mɛ̰́ gɔ̰́ mɛ̰́ óóó óóó óóó/

Eh ! Je suis seul oh ! oh ! oh !

2- /mami ya ééé ééé ééé/

Dame Yah est partie eh ! eh ! eh !

3- / ı́tjɔ̀ wà hà mɛ̰́ gɔ̰́ mɛ̰́/

C’est pourquoi, je suis resté seul

Le texte 1 fait l’éloge d’un enfant décédé. Le discours est porté sur sa beauté physique. Celui-ci est comparé à une ‘’fourmi qui a de belles ailes’’. Au-delà, de son éloge, la poétesse montre l’impact de la perte sur la famille.  Depuis son décès, il y a un vide dans la maison. Ce vide est si immense qu’il est comparable à ‘’un désert’’.  L’enfant est parti avec la bonne humeur. Depuis que cet enfant est décédé, il règne une atmosphère morose dans ce foyer. Cette famille vit désormais dans la tristesse. Dans ce texte, il est fait l’éloge de l’enfant en évoquant son élégance et surtout son importance dans la qualité de vie dans la maison. 

L’analyse du texte 2 fait référence à un frère décédé. Il est évoqué dans le discours la bravoure de cet individu pour les personnes qui le pleure. Ce dernier est montré comme une richesse pour la famille. Cela est perceptible avec la phrase exclamative ‘’ tu es tout ce qui me reste oh ! oh ! oh,’’. Son départva chambouler l’organigramme de la famille. Les femmes ne sont pas désignées comme chef de famille dans la société Agni. Quand il y a un décès, la communauté désigne un nouveau chef de famille. Celui-ci peut se révéler comme une embûche pour la tranquillité financière et familiale. Il peut s’avérer qu’il ne soit pas juste dans la gestion des biens du défunt. Alors, les poétesses chansonnières font l’éloge du défunt qui était bienveillant et participait à la stabilité de la famille. Ce système est un moyen pour rappeler implicitement les charges du futur héritier. Ce dernier doit pérenniser les actes du défunt. Cette réalité est perçue dans le texte où l’on parle de ‘’Kadjo’’. Il est présenté dans le texte comme celui qui maintenait cette famille en éveil. ‘’Kadjo’’ était tout pour cette famille. Les poétesses mettent en perspective les valeurs de l’être disparu.

Dans le texte 3, par exemple, les chansonnières font l’éloge de la mère disparue. Elles usent de la métaphore pour désigner cette chère mère disparue. Dans le discours, il y a une séparation d’avec la réalité. La mère est identifiée à une cuvette. Nous assistons à une déconnexion avec la réalité. Le fait de représenter la mère par un récipient n’est pas un manque de considération à la mère. Les artistes le font au vu du caractère utilitaire du récipient dans la vie de l’homme. À l’image du récipient, la mère nourrit, elle emmagasine les douleurs de la famille et est utilisée au gré de tous. Dans les foyers traditionnels africains, la mère est celle qui veille au bien-être de tous. L’adjectif possessif ‘’ma’’ donne l’idée de possession. Les caractéristiques de la cuvette pour le ménage et pour une famille illustrent les qualités d’une mère pour le foyer. Cette rupture avec la réalité permet de matérialiser l’importance de la femme dans la société. 

Les artistes par leur esprit de créativité débordant, font l’éloge d’une mère en utilisant l’image de la ‘’cuvette’’.  Elles rendent vivant ce qui ne l’est pas. La cuvette en réalité n’a pas de membres donc ne peut pas disparaître sans qu’une personne ne la prenne. L’évoquer est une façon de s’adresser à Dieu en ces termes ’’tu me l’as pris’’. Ce discours regorge de grands traits du lyrisme qui sont l’éloge du mort, un vocabulaire d’expression des sentiments et une adresse aux divinités qui emportent les hommes qui nous sont chers.

 Les inspirations lyriques orales transmettent une intuition sympathique des choses et des êtres. Elles chantent tout ce que l’auteur initial et les auteurs traditionnalistes ont voulu éterniser ou diviniser, faire adorer, ou regretter (Belinga 105)

Enfin, dans le dernier texte, il est fait l’éloge de la beauté de la défunte. Le discours est tourné vers le physique. L’adjectif qualificatif ’’ jolie’’ qui est relié directement (épithète) au nom de Yah qui est la défunte permet d’évaluer son élégance.

Au regard de l’analyse de ces textes, nous convenons avec  Julliard (6) que : « l’élégie peut à la fois faire l’éloge de quelqu’un ou de quelque chose et déplorer sa disparition ». De même, l’élégie dans le N’dolo est une forme de pleurs ou une plainte de l’homme à l’égard de la mort. Ces discours insistent sur la qualité des individus.  L’élégie est donc par « la qualité de son nom (…) un poème destiné aux pleurs et aux plaintes » (Rapin 27).

De ces différents textes, il est à retenir que le N’dolo est une poésie élégiaque qui permet la manifestation de la tristesse. Il est célébré, dans un discours émotif, les qualités des personnes disparues. Ce procédé, qui consiste à peindre le disparu, permet de marquer le vide que ce dernier crée. Ce système discursif suscite l’admiration et non la plainte du disparu.

Néanmoins, dans un intérêt cathartique, le N’dolo fait revivre le passé du défunt pour susciter auprès de la communauté une grande douleur. C’est un moyen pour évacuer la grande douleur qu’occasionne la mort.

En définitive, ces différents éléments fondent l’expressivité du N’dolo. En effet,

L’expressivité se trouve donc placée au cœur des préoccupations liées au sens, un peu comme les moyens de la rhétorique contribuaient à l’efficacité du propos, parce que la problématique de l’expressivité ou du rythme touche aux moyens mis en jeu pour atteindre le sens du texte. (…) le sens et son expression sont indissociables. (N’Guettia 44)

L’expressivité et le sens sont homogènes dans les textes du N’dolo. « Le sens, le sujet, le rythme sont liés » (Meschonnic 78). L’organisation de certaines marques linguistiques comme le lexique, le syntagme et la ponctuation concourent au rythme. Leur analyse produit la signifiance du discours et fait ressortir la tonalité littéraire du N’dolo. La sémantique sérielle dégage une poétique lyrique à consonance élégiaque.            

Conclusion

Les textes du N’dolo baignent dans une sphère émotive. Le serré rythme permet d’affirmer que la tonalité littéraire du N’dolo est le lyrisme. Les poétesses usent d’un lexique qui met en avant les sentiments de la communauté lorsque survient la mort. Les vers se terminent par des interjections qui matérialisent les pleurs de la communauté. La ponctuation la plus représentative dans les textes est le point d’exclamation. Les poétesses chansonnières évoquent les actes marquants du défunt dans un discours élégiaque. Elles cherchent à travers les textes émouvants à épancher les âmes en peine. Les textes ont une fonction cathartique, car l’exubérance des termes élogieux envers le disparu, tout en suscitant l’émotion, concourt à montrer qu’il a été utile à la communauté et que celle-ci devrait malgré tout accepter son départ. Ces différents éléments linguistiques (forte présence de la première personne et le champ lexical des émotions) fondent la littérarité de la poésie funéraire N’dolo.

Travaux cités

Belinga, Eno. Comprendre la littérature orale. Les Classiques africains, Editions Saint Paul, 1978.

Galland, David. Poétique de l’élégie moderne de C-H. de Millevoye à J. Reda. Littératures. Paris : Université Sorbonne, 2015.

Julliard, Alain. Eloge et élégie, étude de deux genres littéraires (Cours), 1999.

Meschonnic, Henri. Pour la poétique I. Paris : Gallimard, 1970.

———–. Critique du rythme, Anthropologie historique du langage, La grasse, Verdier, 1982

N’guettia, Kobenan Kouadio. De l’expressivité au sens dans la poésie ivoirienne d’expression française, thèse présentée pour le doctorat de poétique et littérature, Université de Savoie, 2005.

Rappin, René. Les réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, « réflexions sur la poétique en particulier », Genève, Droz, 1970.

Sadoulet, Pierre. Rythme, langue, discours, Limoges : Editions Lambert-Lucas.  2012.

Stalloni, Yves. Les genres littéraires, Paris : Armand Colin, 2008.

Comment citer cet article :

MLA : Krouwa, Jean De Dieu. «Énonciation lyrique et la question du rythme dans la poésie chantée N’dolo de Côte d’Ivoire.» Uirtus 1.1 (août 2021): 72-87.


§ Université Félix Houphouet Boigny, [email protected]

[1] Les Agni sont un peuple d’Afrique de l’Ouest, surtout présents en Côte d’Ivoire et au Ghana.

Abstract:L’image du poète dans Le rêveur de Jean Vauthier 

This article proposes to analyze the image of the poet in The Dreamer by Jean Vauthier. In a world increasingly influenced by scientific discoveries which have stimulated economic expansion, and have enabled men and women to find occupations suited to their aptitudes and tastes, the question of the place of the poet and of the very importance of poetry arises acutely. In a poetic approach coupled with the method of analysis of the theatrical text of Michel Vinaver, the lyricism of Jean Vauthier in the relevant fragments reserved for the study makes it possible to examine the image of the poet and to account for the importance of poetry in today’s world.

Keywords: Science, Importance of Poetry, Poetry, the Image of the Poet, the World Today.

Full Text                           

Résumé :L’image du poète dans Le rêveur de Jean Vauthier 

Yohou Constant Dahiri§

Résumé : Cet article propose d’analyser l’image du poète dans Le rêveur de Jean Vauthier. Dans un monde de plus en plus influencé par les découvertes scientifiques qui ont stimulé l’expansion économique, et ont permis aux hommes et aux femmes de trouver des occupations adaptées à leurs aptitudes et à leurs goûts, la question de la place du poète et de l’importance même de la poésie se pose avec acuité. Dans une approche poétique doublée de la méthode d’analyse du texte théâtral de Michel Vinaver, le lyrisme de Jean Vauthier dans les fragments pertinents réservés à l’étude permet d’examiner l’image du poète et de rendre compte de l’importance de la poésie dans le monde actuel.

Mots-clés : la science, importance de la poésie, la poésie, l’image du poète, le monde actuel.

Abstract: This article proposes to analyze the image of the poet in The Dreamer by Jean Vauthier. In a world increasingly influenced by scientific discoveries which have stimulated economic expansion, and have enabled men and women to find occupations suited to their aptitudes and tastes, the question of the place of the poet and of the very importance of poetry arises acutely. In a poetic approach coupled with the method of analysis of the theatrical text of Michel Vinaver, the lyricism of Jean Vauthier in the relevant fragments reserved for the study makes it possible to examine the image of the poet and to account for the importance of poetry in today’s world.

Keywords: Science, Importance of Poetry, Poetry, the Image of the Poet, the World Today.

Introduction

Les écritures dramaturgiques des années 1950 baptisées « théâtre de l’absurde » ou « nouveau théâtre » ou encore « anti-théâtre » voire « a-théâtre » (Stalloni) ont pour point nodal la rupture avec les conventions théâtrales admises jusque-là. Ce divorce rime pour chacun des auteurs avec inventions de formes nouvelles, d’innovations ou de transgressions de certaines catégories dramaturgiques fondamentales comme la fable, le personnage, l’espace, le temps et le dialogue. Dans ce mouvement, Jean Vauthier a considérablement tourné son théâtre vers la poésie. Pour relever le caractère poétique de l’œuvre théâtrale de Vauthier, Géneviève Serreau dira : « ce théâtre frénétique, en effet, est d’abord verbal, se veut soûle de mots et de cris, et trouve en eux sa satisfaction, son épanouissement, sa fin dernière» (Serreau 138). En mettant en évidence la dominante verbale et la profusion de mots ayant trait à la poésie, au lyrisme et de cris, Sereau rapproche le théâtre vauthurien de la poésie. Avec sa pièce Le rêveur Vauthier théâtralise un discours social portant sur le poète et son art. Dès lors, comment l’image du poète est-elle mise en débat dans cette pièce ? La poésie est-elle encore nécessaire dans ce monde dominé par la science ? En entreprenant la présente analyse, notre objectif est de montrer l’image du poète et, à partir d’elle, juger de l’importance de la poésie. Pour mener à bien notre travail, nous nous servirons de la méthode d’analyse du texte théâtral de Michel Vinaver. Cette méthode préconise le prélèvement d’un ou plusieurs fragments pertinents de l’œuvre pour les lire au ralenti. De cette étude au niveau moléculaire sortira des informations nécessaires pour la compréhension globale de la pièce. De façon précise, cette méthode, comme celles des sciences expérimentales « repose sur le postulat que la lecture au ralenti d’un fragment suffit à relever pour l’essentiel le mode de fonctionnement dramaturgique de l’œuvre tout entière ; il s’agit d’un regard porté sur le texte à un niveau qu’on peut appeler moléculaire […] », (Vinaver 11). Notre analyse s’articulera en trois points. La première articulation présentera la séquence. La séquence sera composée d’un ensemble de trois fragments qu’on retrouvera en annexe de l’article. Dans une approche poétique, il est question d’aborder le lyrisme de Vauthier dans cette séquence. Consacrée à l’analyse au ralenti de la séquence, la seconde articulation examinera le persiflage du poète ainsi que la défense qu’il présente. La troisième et dernière articulation mettra un point d’honneur à la poésie qui mérite encore ses lettres de noblesse dans un monde dominé par la science. 

  1.  Le lyrisme dans la séquence

Pour la présente analyse, nous avons constitué une séquence pertinente composée de trois fragments. La pertinence de cette séquence réside dans le fait que les échanges dialogiques dans les fragments qui la constituent permettent de cerner au mieux l’image du poète et l’importance de son art. Autrement dit, au cours des dialogues des actants dans les trois fragments, les différentes visions du poète et l’expression de l’importance de la poésie transparaissent crescendo de façon plus ou moins explicité. 

Toutefois, avant de présenter les différents fragments constitutifs de la séquence (voir annexe), il convient de préciser que la division en fragments de la séquence tient au fait que pour mieux l’explorer, « une division de cette séquence en fragments est nécessaire pour mieux en permettre la saisie », (Vinaver 896). Au demeurant, la poésie dans les fragments se manifestant d’entrée par la présence du lyrisme, nous analyserons les marques lyriques dans cette première articulation de notre réflexion.

  1.  Le lyrisme dans le fragment un

Dans le premier fragment, le lyrisme se manifeste par deux éléments essentiels qui sont la scansion et le changement orthographique de certains mots. Ces marques lyriques résident dans l’usage de l’interjection « ah » avant et après un mot scandé « phé-no-mé-nal » et le changement de l’orthographe du mot « joli » en « jolly ». Ces procédés confèrent aux lexèmes en question une teinte de chant car leur prononciation nécessite une certaine magnificence de la voix chez le lecteur ou le comédien qui assumera la réplique. Cette technique scripturale proche de la composition des chants est perceptible dans la réplique de Simon ci-après : 

Simon, se hâtant

Ah ah ! Phé-no-mé-no-nal !! Ah !

« jolly » … « jolly » ! Ça alors…

(Changement de ton,  et lourd) :

Dans cette réplique transparaît l’expression du lyrisme fondé sur la voix en ce sens qu’après les interjections, la scansion de « phénoménal » et le travestissement de « Joli » qui auront un impact certain sur leur diction, la didascalie interne annonce un « changement de ton, et lourd ». Cela prouve sans ambages le goût de la variation et de l’esthétisation de la voix chez Vauthier. Or, la poésie lyrique met un point d’honneur la voix. Elle appelle à l’oralité pour sa diction. Bertrand Darbeau le dit bien en ces mots : « la poésie lyrique est (…) par excellence celle de la voix : très longtemps, elle fut destinée à une performance orale dans laquelle elle était lue (ou chanté) à haute voix. » (Darbeau, 17). Cette quête de la voix lyrique marquée par la scansion se poursuit dans la réplique suivante de Georges :   

Georges

Pour tout dire, je ne sais plus…/ tu sais bien où j’habite / pour tout dire : mon, je sais ne plus… sincèrement – dans l’instant du moins…/ tu sais bien : deux pièces, au cinquième.

Les barres obliques et slashs impactent et déconstruisent la continuité énonciative du locuteur. Georges joue ainsi sur la voix, les mots, ses sentiments et le rythme de la syntaxe.   

  1. Le lyrisme dans le second fragment

Dans ce fragment, le lyrisme provient de l’exposition des sentiments de Simon à l’égard de Georges. En effet, les répliques de Simon dominent dans ce fragment. Il juge Georges à travers un vocabulaire appréciatif et des qualificatifs dépréciatifs qui laissent transparaître ses émotions. Les répliques qui suivent en témoignent : 

Simon

Ouayi. Ah – ah – ah (petit rire de Laurette.) … Très bon rêveur…

(Grave soudain) :

– vois-tu, tu ferais bien de te lever à cinq heures du matin, petit coin ou pas

– – – Comment tu fais pour rêver ? Tu te couches en te disant « bonsoir – bon rêve » et le matin, ça y est, tu peux trafiquer là-dessus ? (Il allume une cigarette.)

(Marchant un peu les mains dans les poches)

… C’est pas mal, le coup de l’acte non prémédité, ouayi, qui en déclenche un autre… L’âme sœur, l’osmose au sous-sol… Tu te lèves tard ? Tais-toi.

(Les grandes études et les grandes découvertes

…. D’où viennent les rêves ? Duverger a écrit un bon bouquin là-dessus. (Les yeux vers la bibliothèque.) … Très intéressant, (à Laurette en proférant large) : – Très intéressant.

Simon.

C’est jolly, cet hurluberlu, (Appuyant et complice de l’œil de Laurette.), ce casse-pieds !– Qui galope sur le pont. (Leger rire de Laurette.) Ce coupable, perpétuellement coupable à l’air libre, coupable partout ! (Rire vainqueur et bruyant.)

Simon.

… C’est jolly, (Fort et méchamment) Ce

Crétin galopeur ! … (Se balançant un peu, réfléchissant.)

– dis-moi, tu as un cerveau.

Il est inévitable que tu penses.

Allez,

Passe-moi ça que j’auditionne, – vite.

Tu te poses questions, non ?

Simon, mécontent.

Il n’y a pas de sujet majeur, non ? Par exemple, moi, je sais que je représente quelque chose d’important dans la vie de la Nation. J’agis sur toute une population – et j’en suis fier. J’en tire une légitime fierté.

Dans ces discours, Simon traduit ses émotions, ses jugements à travers des interjections à valeur de moquerie : « Ouayi. Ah-ah-ah », un vocabulaire mélioratif à travers les groupes de mots « très bon rêveur », « c’est pas mal » et « c’est jolly » et des qualificatifs péjoratifs comme « casse-pied », « hurluberlu ». Ces éléments traduisent des sentiments contrastés du journalise à l’égard du poète. Aussi fait-il un usage excessif des déictiques des première et deuxième personnes et leurs variantes : « je », « me » dans la dernière réplique, « tu », « toi » dans la première réplique. L’usage de ces pronoms personnels illustre le lyrisme. On le sait avec Darbeau que « [l’énoncé] lyrique n’est pas seulement celui dans lequel s’exprime un je : il est aussi celui dans lequel on s’adresse à un tu » (Darbeau,21). Le tu qui est le destinataire de l’énonciation du je dans le discours lyrique fonde la substance de celui-ci.       

  1. Le lyrisme dans le troisième fragment

Dans ce fragment, le lyrisme découle de l’intensité dans les dialogues. Cette tension dans les répliques que manifeste par leur brièveté des répliques qui dénote de l’empressement des uns à arracher la parole aux autres. Ainsi, l’échanges dialogique entre les personnages est d’une forte intensité que son rythme devient fort, telle que montré dans ce relevé suivant :

Simon

« Je ne sais pas mais je lui donne vingt mille francs par mois » – Une veuve !

Laurette.

Oh … c’est beaucoup

Simon, véhément.

Sans rien faire

Les poètes

– A quoi tu crois ?

Georges

A quoi je pense ?

Simon

Oui

Georges, gênant et gravement.

… je crois à la beauté.

Simon

Bon

Georges

… à ceux qui meurent pour elle. – – – je crois à tous les dévouements obscurs et inlassés, et à tous les bafouements que cela implique.

Je crois aux martyrs. Je crois aussi à leur victoire, proche où lointaine.

Je ne crois pas à ce qui est altéré ni à ce qui ressemble à du vrai … Je ne crois pas qu’aux chefs-d’œuvre. Je crois à la beauté et aux secrets desseins de Dieu.

Les trois dernières répliques de Simon et de Georges montrent clairement que les deux actants ont presque lutté la parole. Cependant, Georges l’emporte car il parvient à dire une ode à sa croyance et in fine à celle du poète. Cette ode dans sa forme comme dans son fond est empreinte de lyrisme tant le poète la dit comme un poème qu’il récite mais aussi y traduit ses sentiments par la reprise anaphorique de « je crois » et « je ne crois pas ».  

  • Lecture au ralenti de la séquence

La lecture au ralenti est une analyse minutieuse des répliques échangées, car « elle se fait en s’arrêtant à chaque réplique [pour y tirer] ce qui est proprement action», (Vinaver 896.) Au demeurant, dans les différents fragments de la séquence, les échanges ont porté sur la condition du poète dans la société actuelle et l’utilité de la poésie. Les personnages en présence sont Simon, le journaliste, son épouse Laurette et Georges le poète. Dans une sorte d’interrogatoire, le journaliste et le poète ont eu un échange construit sur le modèle de questions-réponses rythmé par une tournure en dérision du poète et de son art, mais aussi de sa défense. Notre analyse au niveau moléculaire prendra en compte deux points essentiels : le persiflage du poète et sa défense.

  •  Le persiflage du poète

Eu égard aux différentes positions assumées, on note que l’échange dialogique oppose deux groupes de personnages : le couple Simon- Laurette et Georges. Cette opposition met en confrontation deux points de vue dont le dominant est, ici, le persiflage de la condition du poète dans la société.  En effet, Simon et Laurette ont trouvé l’occasion bonne, celle d’être en face d’un poète, pour se moquer à fond de lui. Comme on peut le constater, la séquence s’ouvre sur un rire soudain et bruyant du couple Simon-Laurette : « soudain éclate un rire bruyant de Simon. Celui de Laurette le rejoint » (fragment un). Ces rires sont, en fait, des railleries orientées contre le poète, car les époux le considèrent comme un être anormal, un vulgaire personnage. Les rires moqueurs éclatent lorsque Georges décide de partir.

Pour profiter de l’instant qui leur est offert pour « examiner » le poète afin de le découvrir davantage, Simon refuse qu’il parte : « ne pars pas si vite » lui lance-t-il, (fragment un). Mais, la situation embarrassante dans laquelle se trouve Georges le gêne tellement qu’il veut s’en éloigner le plus tôt possible. Ainsi, il informe à nouveau ses interlocuteurs qu’il part. La réplique suivante dévoile son embarras :

Georges, gêné et ne disant mots qu’il veut

Je m’échappe, avec plus de vélocité possible.

 (Fragment un.)

Cependant, Simon qui veut tirer plus d’informations possibles de son interlocuteur refuse de le laisser partir. Il engage alors un interrogatoire, non des moins frustrants tant il perçoit le poète comme un être atypique. Voici le « dialogue direct » des deux personnages.  

Simon, avançant d’un pas. Un bras de sa femme autour du cou.

Non, non, attends un peu.  – quel âge as-tu ?

Georges

Je m’en vais / pas d’âge.

Simon

Où habites-tu, très exactement ?

Georges

Pour tout dire, je ne sais plus…/ tu sais bien où j’habite / pour tout dire : mon, je ne plus… sincèrement – dans l’instant du moins…/ tu sais bien : deux pièces, au cinquième.

Simon

Non. Une pièce, plus un débarras. Cela fait deux débarras.

Laurette, bref rire de gorge.

Oh Simon … le pauvre …

Simon, désenlaçant Laurette.

Le pauvre ? (Il avance vers Georges) – Écoute ça. (A Georges) : – Comment assures-tu ton existence ?  –  Avec quoi ?

  (Simon loge ses mains dans ses poches)

Georges

… Traductions.

 (Fragment un.)

Dans cet échange dialogique à valeur d’interrogation marqué par la dominance du mouvement-vers, il convient de retenir que pour Simon, Georges est un être autre qu’un homme normal. Ses questions mettent en doute l’humanité, c’est-à-dire qu’elles nient à Georges la condition humaine : un poète est tout sauf un homme disposant d’une psychologie normale. Ainsi, suivant ses questions, Georges serait un homme sans âge, un sans-abri et un homme inutile à lui-même et à la société si bien qu’il l’interroge : « Comment assures-tu ton existence ? Avec quoi ? » À cette nième interrogation déshumanisante, le poète répond sans ambages : « traductions ».

On le sait, un rêveur est un homme qui fait des rêves, c’est-à-dire qu’il explore l’univers onirique pour y puiser la substance de son art. Le traducteur exprime en d’autres langues ce qui existe déjà dans une langue donnée ou il convertit une chose, une idée d’un aspect à un autre. Un Rêveur qui vit des traductions de ses rêves est un homme qui transcrit ses rêves pour leur donner un caractère du réel. Or, cette activité est du ressort du poète ou de l’écrivain. Georges affirme donc qu’il vit de traductions. En affirmation qu’il assure son existence avec des traductions, le poète nous envoie à la source du poème, de la poésie. En effet, à la source, le poème est d’abord et avant tout un rêve. Il est un rêve que son auteur, le Rêveur, esthétise en le transcrivant pour lui donner un timbre agréable, un fondement lyrique, épique et / ou poétique tout simplement. Mieux, le poème, c’est un rêve esthétisé et sublimé. William Marx ne dit pas autre chose qui remonte aux sources de la poésie pour révéler que « dans la Grèce archaïque, la poésie était le discours des Muses » (Marx 7). Autrement dit, la poésie, depuis ses origines antiques a toujours été fondée par le rêve, si elle n’est le rêve tout simplement. « Les poètes sont les « serviteurs des Muses» (Marx 2), ajoute-t-il pour conclure. Pierre Michot, dans un fragment intitulé Maitres chanteurs et maitres poètes, abonde dans le même sens lorsqu’il soutient que : « tout art poétique n’est rien d’autre qu’explication du rêve en tant que réalité ». Les poètes sont donc des rêveurs. Pour transcrire leurs rêves, les poètes jouent avec le langage dont ils brisent les codes habituels pour mieux le mêler à leur rêve. « Les poètes sont des explorateurs aux frontières du langage », dira Catherine M. Grise : (2002, p.8). Dans cet ordre, Georges, le Rêveur, celui dont le métier est de « rêver » et traduire ses rêves en poèmes montre, à travers sa réponse à Simon, qu’il vit bien de son art : la poésie. Il assume son métier. Il en est donc fier.

Mais, dans sa dynamique de dénigrement du poète, après s’être renseigné sur les conditions qui favoriseraient le rêve, donc les conditions de son inspiration, et après avoir obtenu des réponses sincères de Georges, Simon le qualifie de bon « très bon Rêveur » (fragment deux). Cependant, alors le lecteur-spectateur pouvait s’attendre à d’autres qualificatifs mélioratifs, le journaliste se lance dans une déshumanisation sans précédent du poète : ainsi le traite-t-il : « […] hurluberlu. […] ce casse-pied ! – qui galope sur le pont. […] Ce coupable perpétuellement, coupable à l’air libre, (rire qui monte.) Coupable aux toilettes, coupable partout ! (Rire vainqueur et bruyant) », (fragment deux). Le rire qu’il mêle à son discours visant à humilier le poète lui donne un caractère aussi bien comique que sadique tant il se réjouit de ses attaques contre son interlocuteur avec une certaine dose de cruauté. Il se voit vainqueur et possesseur d’un certain pouvoir sur le poète d’où il éclate un « rire vainqueur et bruyant ». Son rire est aussi la signification de la chosification du poète. Il rit de lui parce qu’il le prend pour une chose, car on rit d’un homme lorsqu’on le prend pour une chose. Bergson le dit dans son Essai sur la signification du comique : « nous rions toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose » (Bergson 51). Comme si cela ne suffisait pas et que le concerné n’avait pas pu décoder les différentes attaques contre lui portées, Simon, toujours suivant sa logique énonciative, interroge sa désormais cible : « __dis-moi, as-tu un cerveau [?] » (fragment deux). Pour boucler son entreprise de rabaissement du poète, il extériorise un dépit qui sous-entend que les poètes profitent de la société sans rien faire et sans lui apporter. Ce dégoût à l’encontre des inutiles (poètes et autres littérateurs) qui vivent sur le dos des autres se révèle dans sa réplique ci-après :

Simon, véhément.

Sans rien faire.

La didascalie instrumentale qui dévoile la tonalité avec laquelle il exprime sa désapprobation du fait que des gens puissent vivre uniquement de traductions de rêves est « véhément ». Adverbe d’intensité, cette note didascalique laisse transparaître toute la charge émotionnelle qui accompagne le propos de Simon. Il considère que le poète est inutile à la société. C’est un être déréglé qui n’apporte rien, mais gagne tout dans la société.  Comme il apparait, le journaliste Simon pense que le poète n’est pas un être normal. Il le considère même comme une chose, comme un vil personnage.

  •  La défense du poète

Au cours des échanges, Simon s’est résolu à vilipender et rabaisser le poète. Il l’a chosifié. Il s’est moqué de lui en le déshumanisant à bien des égards. Mais, malgré les offenses, Georges répond correctement aux interrogations. La cohérence et le bon ton avec lesquels le poète a échangé avec son interlocuteur ne sont-ils pas les fondements de sa défense ?

Au cours des échanges qui ont lieu dans les différents fragments, Georges est resté cohérent dans ses interventions. Quoique les questions de son interlocuteur visaient à lui montrer son inutilité dans la société, il leur a apporté des réponses cohérentes et logiques. Il est surtout resté calme au cours des dialogues. Ses prises de paroles se font conformément aux exigences des maximes conversationnelles. En outre, lorsque Georges intervient, c’est pour apporter une réponse, une information exhaustive qui aide Simon à mieux comprendre le poète, sa fonction et ses sources d’inspiration comme c’est le cas dans les séquences dialoguées suivantes :

Simon.

… C’est jolly, (Fort et méchamment) Ce

Crétin galopeur ! … (Se balançant un peu, réfléchissant.)

                                          – dis-moi, tu as un cerveau.

Il est inévitable que tu penses.

                                  Allez,

Passe-moi ça que j’auditionne, – vite.

           Tu te poses questions, non ?

Georges

C’est toi. C’est toi qui poses des questions.

                            (Fragment deux)

Simon, véhément.

Sans rien faire

Les poètes

 – A quoi tu crois ?

Georges

À quoi je pense ?

Simon 

Oui

Georges, gênant et gravement.

            … je crois à la beauté.

                            (Fragment trois)

Dans les relevés ci-dessus, les questions de Simon sont des attaques. Aussi, traite-t-il Georges de « crétin galopeur », un substantif de sens péjoratif qui désigne une personne devenue inintelligente, idiote. Mais, en homme avertit des préjugés et des attaques de toutes sortes contre sa fonction et son importance dans la société ainsi que de son activité, en lieu et place de riposter à l’attaque de Simon par une attaque-défense, il répond avec justesse de ton qui évite tout conflit. Pour lui, seul Simon est habilité à poser des questions, car c’est lui qui cherche à comprendre ou à connaître comment un Rêveur vit. C’est pourquoi Georges est resté calme et comme un enseignant, il a répondu en respectant les « principes de pertinence, sincérité, informativité et d’exhaustivité » (Maingueneau 83). Sa posture montre sa grandeur d’esprit par rapport à celui du journalise qui porte, ici, le point de vue du sens commun, c’est-à-dire des non-initiés à décoder la poésie et qui pour ce fait la relève aux calendes grecques. 

En opposant la vision du poète selon sa conception profane (Simon), à la clarté de l’expression du poète (Georges), Vauthier contribue clairement à la défense du poète et au relèvement de son importance dans la société. C’est pour mieux mener sa stratégie qu’il confie le rôle de l’interrogateur à un journaliste pour examiner le Rêveur afin d’amener le lecteur-spectateur à comprendre les deux points de vue (profane et éclairé) relatifs au poète afin de cerner l’importance définitivement sociale de l’artiste.

L’échange a montré que le poète est un homme mûr et mature qui ne se laisse pas ébranler par quelques dénigrement et abaissements que ce soit. Homme incompris dans un monde porté vers le matérialisme, il le sait et comprend pourquoi les uns et les autres lui en veulent. Pour déconstruire ses clichés négatifs à son sujet, il doit rester plus persuasif d’où son calme et sa posture doctorale au cours des échanges dialogiques. Mieux, s’il cherche à donner le maximum d’informations relatives au métier et à la vie du poète, c’est parce que : 

[Le] plus souvent poètes et critiques soulignent la responsabilité de la société parce que celle-ci, préoccupée d’un savoir rentable et rapidement assimilée ne peut intégrer le caractère singulier d’une poésie qui réclame la lenteur de la relecture et qui n’apporte pas de parole claire et aisément assimilable. (Andreucci 26).

 Sachant qu’il revient aux poètes de montrer la valeur sociale de leur art, malgré toutes les prises de positions et les questions calomnieuses de Simon, Georges, le poète, a gardé la lucidité pour prouver la grandeur de l’esprit du poète. Il sait que les jugements abjects que font les époux relèvent de leur ignorance. Sa constante clarté démontre que le poète est un homme normal, un être doté du sens de raisonnement quoique le profane le trouve inutile et étrange dans le processus de réalisation du progrès social et du bonheur de l’Humanité. Aussi comprend-t-il que la poésie est « le lange de Dieu » dont les codes qui sont les « secrets desseins de Dieu » (fragment trois) ne sont déchiffrables que par de « happy few initiés » (Andreucci 26), des éclairés et imprégnés de la chose artistique. La grandeur du poète réside dans son éloignement du monde ordinaire qui fonde son incompréhension par tous.

  • L’importance de la poésie dans un monde dominé par la science

Le monde actuel est dominé par la science, cela est une certitude. Pour nous en convaincre, nous pensons à l’avancée des technologies de la communication et de l’information qui réduisent davantage les frontières du monde, simplifie le travail et les activités économiques (on parle aujourd’hui de télétravail et d’économie numérique), à la performance de la médecine, aux moyens de transports révolutionnés, pour ne citer que ceux-ci. En plus de ces éléments scientifiques, il y a aussi la politique et la production des armes hautement sophistiquées par des industries de pointe qui rythment le monde en l’agitant. Ainsi, si l’importance de la poésie est aujourd’hui en débat, c’est parce « [qu’] elle entre en compétition avec la politique et l’économie […] », (Bouraoui 13). Dans cet univers sous l’emprise de moyens de production de résultats palpables et quantifiables au service de l’évolution de l’Humanité, la poésie serait devenue inutile ?

Dans ces dialogues qui se présentent sous la forme d’interrogatoire entre Simon le journaliste et Georges le poète, pour prendre la défense du poète et montrer l’utilité de la poésie, Vauthier les a fait évoluer par des questions-réponses. Cette stratégie dialogique conduit le poète à produire un nombre important d’informations pouvant aider Simon et le lecteur-spectateur sur la valeur sociale et spirituelle de la poésie. Et la démarche adoptée par le dramaturge amène le rabaissé à tout mettre en œuvre pour combattre les clichés contre lui. Toutefois, en plus de la lucidité du poète au cours du dialogue, pour comprendre l’importance de la poésie, il convient d’analyser la séquence dialoguée suivante :

Simon, véhément.

Sans rien faire

Les poètes

 – A quoi tu crois ?

Georges

A quoi je pense ?

Simon

Oui

Georges, gênant et gravement.

… je crois à la beauté.

Simon

Bon

Georges

… à ceux qui meurent pour elle. – – – je crois à tous les dévouements obscurs et inlassés, et à tous les bafouements que cela implique.

                     Je crois aux martyrs. Je crois aussi à leur victoire, proche où lointaine.

Je ne crois pas à ce qui est altéré ni à ce qui ressemble à du vrai … Je ne crois pas qu’aux chefs-d’œuvre. Je crois à la beauté et aux secrets desseins de Dieu.

                                                                                                     (Fragment trois)                     

À la question « à quoi tu crois ? » de Simon, Georges affirme mordicus qu’il croit à la beauté avant de décliner tous les fondements dans sa croyance dans la tirade construite sur le modèle d’un poème qui met fin à la séquence. À travers cette tirade à valeur d’ode à la croyance du poète, Georges, se met une posture doctorale, car il enseigne, en fait, au journaliste ce que ce dernier semble ignorer au sujet des poètes et de son importance dans la société. Il montre la maturité du poète et sa ténacité face aux coups qu’il a toujours pris de toute part pour le simple fait qu’il se fait la voix des sans voix. Ces coups venant du sens commun sont, dans la séquence, portés par Simon le journaliste. En y résistant, il dévoile sa capacité ou la capacité du poète, à résister aux calomnies, aux railleries, aux rejets et à la persécution voire aux assassinats dont sont victimes les poètes pour leurs « rêves » d’espoir, de changement et d’un monde meilleur. En effet, pour de simples poèmes, des poètes sont morts, le plus souvent combattus et exécutés, ce qui montre l’importance de la poésie. Victor Hugo n’avait-il pas combattu le grand Napoléon avec de simples mots et vers et, pour cela n’avait-il été contraint à l’exil ? La poésie est une arme de combat qui dérange d’où elle est combattue au point de faire des « martyrs ». 

Aussi montre-t-il l’importance de la poésie dans la société. En outre, la vie ne peut pas être fondée uniquement que sur ce qui est vrai, matériel et quantifiable. L’esprit a besoin d’évasion et de nourriture spirituelle qui puisse fortifier l’âme. C’est pourquoi le poète croit à la beauté et à la sublimation de la vie. La poésie, c’est aussi le rêve, la beauté, l’esthétique et le sublime. Il souligne également que la poésie est d’inspiration divine. L’inspiration du poète est nourrie par « les secrets desseins de Dieu », donc de Dieu, dont il rend compte dans ses poèmes. En fait, le poète est un messager de Dieu, la poésie étant d’inspiration divine. Pour corroborer cette dimension du poète et de l’écrivain, in fine, Séry Bailly, écrit dans la préface du roman Epitres aux gens d’Adjouffou de Jérome Diégou Bailly que « l’écrivain est un démiurge qui peut créer des mondes qui le soulagent et cette puissance acquise [de Dieu] peut instaurer son espérance » (Bailly 17). Selon Bailly, le poète tient son importance de sa relation directe avec Dieu, son inspirateur. Ce que Séry Bailly dit autrement est que l’écrivain, le poète en sa qualité de cumule de Dieu comme le prophète, agit au nom de Dieu. Il transmet aux humains ce que Dieu lui inspire.

Pour tout dire, en abordant le thème de la poésie dans Le rêveur à travers le vocable du « rêve » et désignant le poète comme un Rêveur, Vauthier réveille le débat relatif à l’importance de la poésie dans la société. Pour montrer la valeur sociale de la poésie dans un monde très porté vers les sciences, il confie le rôle de pourfendeur de la poésie et du poète à un journalise, Simon, qui vilipende et offense son interlocuteur et confère une certaine aisance, une hauteur de vue, à Georges le poète qui se défend contre les attaques, des calomnies face auxquelles il se montre psychologiquement préparé. Le poète qui répond à son détracteur avec élégance, loin de toute polémique relevant du sens commun, met en évidence la définition du poète selon laquelle « le terme « poète » évoque une manière de voir la vie et de la vivre, une façon d’appréhender qui se marque par une certaine distance avec le « commun des mortels » » (Collectif, Rue des écoles). En d’autres mots, le poète est, à bien des lieux du sens commun et, de ce fait, il ne peut polémiquer avec lui. Là où le commun des mortels voit le mal, le poète voit et crée le bien avec sa manière d’appréhender ce mal.

Relativement à l’utilité de la poésie dans la société, lorsque le poète clame qu’il croit au « beau », il avoue d’abord l’inutilité de son art. Cependant, par la suite, quand il se fonde sa croyance dans les « secrets desseins de Dieu », il dévoile la part divine de la poésie. En effet, le poète a une mission divine de restauration, d’apaisement et de consolation de l’âme. Ainsi, face aux miasmes morbides d’ici-bas, face aux atrocités des guerres et aux pandémies qui déchirent l’Humanité, la poésie s’avère nécessaire en ce sens qu’elle est une alternative thérapeutique. En clair, Vauthier aborde le thème de la poésie pour amener le lecteur-spectateur à comprendre que

Le poète occupe une place spécifique dans la société. Artiste c’est l’homme « inutile » dont l’œuvre n’apporte rien de matériellement nécessaire à la société. Et en même temps, c’est un homme nécessaire, son œuvre parle au cœur et aux sens, elle apporte un enrichissement émotionnel et spirituel (Rue des écoles).

Mieux, il est illusoire d’attendre des moyens matériels de la poésie qui montreraient son importance dans la société. Pour apprécier la valeur sociale de la poésie, il faut que l’on cherche à comprendre ce qu’elle apporte émotionnellement et spirituellement à l’âme. C’est à l’esprit et l’âme que la poésie à affaire. Somme toute, la poésie est « une célébration de l’inconscient, non dans le sens freudien, lacanien ou autre, mais dans cet acte de naissance ou de créativité qui dévoile tout besoin du mystérieux ou du divin en nous» (Bouraoui 20).  Le poète vend des rêves de restauration, de paix, de quiétude, de fraternité, d’intégration et d’une vie sociale radieuse. La poésie travaille à la réalisation de l’Humanité vraie.

Conclusion

Dans sa pièce Le rêveur, Vauthier met la poésie en débat pour montrer l’importance sociale de la poésie. Par le truchement du thème du rêve et du personnage du Rêveur, il prend part à l’interminable débat relatif à l’importance de la poésie dans un monde exigeant en matière de production de moyen matériel concret. Afin de monter la valeur du poète et l’importance de la poésie, il confronte deux points de vue : celui du journaliste et du poète. Pour Simon le journaliste et tenant de l’opinion du sens commun sur la poésie, le poète est un déréglé mental (hurluberlu, casse-pieds, crétin galopeur) qui gagne tout de la société sans prendre part à son amélioration, à son émergence. De ces rabaissements, Georges se défend et par sa lucidité, il montre l’importance de la poésie.

En transposant la fonction du poète au théâtre, Vauthier met en question la perception du poète par la société. En effet, lorsque Simon, l’avatar du sens commun, découvre que Georges, au départ présenté comme un rêveur, est un poète, il en rit avant d’en faire une crispation particulière ; ce qui donne une certaine tension à l’échange. Après que cette tension s’est nouée autour de la connaissance du rêveur, le discours théâtral arrive à un dénouement donnant l’avantage au poète, le lecteur-spectateur, en suivant les dialogues de bout en bout, a pu se rendre compte que le poète est un homme normal, lucite de persuasif qui est parvenu à démontrer l’importance de la poésie. C’est lieu de préciser que la poésie étant « une certaine façon de s’emparer de la langue et du monde et de les faire jouer ensemble», (Bougault et Wulf 6), elle demeure utile à la construction d’un monde meilleur, un monde de valeur où les hommes soient en parfaite harmonie.

Annexe : Les fragments étudiés

Fragment un

(Soudain éclate le rire bruyant vite de Simon. Celui de Laurette le rejoint.)

Simon, se hâtant

Ah ah ! Phé-no-mé-no-nal !! Ah !

« jolly » … « jolly » ! Ça alors…

(Changement de ton,  et lourd) :

Ne pars pas si vite…

         (Laurette accrochée aux épaules de Simon)

Georges, gêné et ne disant les mots qu’il veut.

Je m’échappe, avec le plus de vélocité possible …

Simon, avançant d’un pas. Un bras de sa femme autour du cou.

Non, non, attends un peu.  – quel âge as-tu ?

Georges

Je m’en vais / pas d’âge.

Simon

Où habites-tu, très exactement ?

Georges

Pour tout dire, je ne sais plus…/ tu sais bien où j’habite / pour tout dire : mon, je ne plus… sincèrement – dans l’instant du moins…/ tu sais bien : deux pièces, au cinquième.

Simon

Non. Une pièce, plus un débarras. Cela fait deux débarras.

Laurette, bref rire de gorge.

Oh Simon … le pauvre …

Simon, désenlaçant Laurette.

Le pauvre ? (Il avance vers Georges) – Écoute ça. (A Georges) : – Comment assures-tu ton existence ?  –  Avec quoi ?

  (Simon loge ses mains dans ses poches)

Georges

… Traductions.

                                                                              Le rêveur, pp. 216-217

Fragment deux

Simon

Ouayi. Ah – ah – ah (petit rire de Laurette.) … Très bon rêveur…

                                               (Grave soudain) :

– vois-tu, tu ferais bien de te lever à cinq heures du matin, petit coin ou pas

– – – Comment tu fais pour rêver ? Tu te couches en te disant « bonsoir – bon rêve » et le matin, ça y est, tu peux trafiquer là-dessus ? (Il allume une cigarette.)

    (Marchant un peu les mains dans les poches)

           … C’est pas mal, le coup de l’acte non prémédité, ouayi, qui en déclenche un autre… L’âme sœur, l’osmose au sous-sol… Tu te lèves tard ? Tais-toi.

   (Les grandes études et les grandes découvertes

…. D’où viennent les rêves ? Duverger a écrit un bon bouquin là-dessus. (Les yeux vers la bibliothèque.) … Très intéressant, (à Laurette en proférant large) : – Très intéressant.

Laurette, timide et convaincue

Oui, très intéressant, très intéressant.

Simon.

C’est jolly, cet hurluberlu, (Appuyant et complice de l’œil de Laurette.), ce casse-pieds !– Qui galope sur le pont. (Leger rire de Laurette.) Ce coupable, perpétuellement coupable à l’air libre, coupable partout ! (Rire vainqueur et bruyant.)

Laurette, faisant chorus, petits rires

Ah – ah ! Ça alors oui.

Simon.

… C’est jolly, (Fort et méchamment) Ce

Crétin galopeur ! … (Se balançant un peu, réfléchissant.)

                                          – dis-moi, tu as un cerveau.

Il est inévitable que tu penses.

                                  Allez,

Passe-moi ça que j’auditionne, – vite.

           Tu te poses questions, non ?

Georges

C’est toi. C’est toi qui poses des questions.

Laurette : rieuse.

Ah – ah, Georges a marqué un point.

Simon, mécontent.

Il n’y a pas de sujet majeur, non ? Par exemple, moi, je sais que je représente quelque chose d’important dans la vie de la Nation. J’agis sur toute une population – et j’en suis fier. J’en tire une légitime fierté.

Georges, pour être aimable, mais juste.

Oui – oui, et, d’ailleurs, tu en tires aussi un profit qui est très peu en rapport avec l’importance, bonne ou mauvaise de la chose.

                                      Le rêveur, pp.219-221

Fragment trois

Simon.

Ah ! Ça y est ! – j’étais sûr qu’il y aurait quelque chose comme ça.  –  – Ah ? Monsieur serait fauché … ? – Mais t’émeus pas, Laurette je la connais, moi, la vérité. (A Georges) : – je t’analyse, tu sais – tu n’as pas mangé pour avoir tout le naturel souhaitable dans le cas où en reparlerions.

Mais en réalité, il a de l’argent.  –  Je sais combien tu as.

(A Laurette) : Sa mère lui donne vingt – mille – francs – par – mois ––––

––– Oui Madame !

Elle me l’a dit dernièrement. Je l’ai rencontrée : « – Et votre fils ? – Oh Monsieur, le pauvre » me dit-elle, « il travaille tant ! – A quoi ? – je ne sais pas… »

Laurette, cou ployé en arrière, rire de gorge.

Ah – ah, qu’elle est gentille … je l’aime beaucoup.

Simon

« Je ne sais pas mais je lui donne vingt mille francs par mois » – Une veuve !

Laurette.

Oh … c’est beaucoup

Simon, véhément.

Sans rien faire

Les poètes

 – A quoi tu crois ?

Georges

A quoi je pense ?

Simon

Oui

Georges, gênant et gravement.

… je crois à la beauté.

Simon

Bon

Georges

… à ceux qui meurent pour elle. – – – je crois à tous les dévouements obscurs et inlassés, et à tous les bafouements que cela implique.

                     Je crois aux martyrs. Je crois aussi à leur victoire, proche où lointaine.

Je ne crois pas à ce qui est altéré ni à ce qui ressemble à du vrai … Je ne crois pas qu’aux chefs-d’œuvre. Je crois à la beauté et aux secrets desseins de Dieu.

                                  Le rêveur, pp.223-225.

Travaux cités

Collectif, Rue des écoles (version électronique) 2011-2012, disponible sur www.ruedesécoles.net consulté le 04 juin 2021.

Catherine, M. Grise. Rencontres avecla poésie. Toronto, Ontario : Canadian Scholars’ Press Inc, 2002.

Darbeau, Bertrand. Poésie et lyrisme. France : Editions Flammarion, 2007.

Bougault, Laurence et Wulf Judith (dir). Formes et normes en poésie moderne et contemporaine. France : Éditions Styl-m, 2011,

Bouraoui, Hédi. Mutante, poésie. Canada : CMC Éditions, 2015

Maingueneau, Dominique. Les termes clés de l’analyse du discours. Paris : Seuil, 2009

Michot, Pierre. Maitres chanteurs, maitres poètes, disponible sur htt://www.asopera.fr, consulté le 04 juin 2021.

Serreau, Géneviève. Histoire du nouveau théâtre. Paris : Gallimard, 1966.

Diegou, Bailly. Epitres aux gens d’Adjouffou. Abidjan : Frat-mat éditions, 2010.

Stalloni, Yves. Ecoles et courants littéraires. Paris : Armand Colin, 2015.

Vauthier, Jean. Le rêveur. Paris : Gallimard, 1960.

Vinaver, Michel. Ecritures dramatiques. Paris, Actes du Sud, 1993.

Comment citer cet article :

MLA : Dahiri, Yohou Constant. «L’image du poète dans Le rêveur de Jean Vauthier.» Uirtus 1.1 (août 2021): 52-71.


§ Université Félix Houphouet Boigny, [email protected]