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Résumé:Analyse qualitative des déterminants psychosociologiques du choix de la forme de délinquance par les jeunes en Côte d’Ivoire : Cas du cybercriminel (brouteur) et de l’enfant en conflit avec la loi (microbe)

Amegnan Lydie Kone§

Saga Bernard Loba

&

Logon Albert Thierry Djako

Résumé : Cette étude analyse les déterminants psychosociologiques du choix du type de délinquance chez les enfants en conflit avec la loi (microbes) et les cybercriminels (brouteurs). Cette recherche est qualitative. Nous avons interrogé un microbe et un cybercriminel. Ces sujets ont été soumis à un entretien semi dirigé. Leurs propos sont exploités à l’aide d’une analyse de contenu. Les sujets ont été interrogés sous l’angle de leur origine socio-économique, de leur personnalité, de l’influence par les pairs ou de leur appartenance à une bande, de la toxicomanie, du recours aux pratiques mystiques et des délits et crimes commis. Il ressort de l’examen des résultats que la personnalité est le facteur proéminent, déterminant le basculement dans la délinquance et le choix de la forme de délinquance.

Mots-clés : délinquant, microbe, cybercriminel.

Abstract: This study analyzes the psychological determinants of the choice of the type of delinquency by children in conflict with the law (microbe) and cybercriminals (grazers). This research is qualitative. We interviewed a microbe and a cybercriminal. These subjects were subjected to a semi-structured interview. Their words are exploited using content analysis. Subjects were interviewed for their socio-economic background, personality, peer influence or gang membership, drug addiction, use of mystical practices, misdemeanors and crimes committed. An examination of the results shows that the personality is the prominent factor, determining the shift into delinquency and the choice of the form of delinquency.

Keywords: Delinquent, Microbe, Cybercriminal.

Introduction

Le monde est en pleine mutation. De nouvelles découvertes se font dans les différents domaines scientifiques : médecine, informatique, communication, psychologie … Comme dans ces domaines, l’on est confronté à de nouveaux types de modes, de maladies, de maux, de délinquance ou d’infractions sanctionnées pénalement, d’activités agressives et dommageables légalement réprimées (Doron et al.).

En Côte d’Ivoire, depuis quelques années, de nouveaux types de délinquants ont vu le jour. En effet, l’on entend parler de ‘‘brouteurs’’ et de ‘’microbes’’. Les uns et les autres ont en commun la pratique du vol. Mais, ils diffèrent par les méthodes qu’ils utilisent pour arriver à leurs fins. Les uns utilisent la ruse, le mensonge et l’outil informatique. Les autres recourent à la violence, exercée avec des armes blanches. Cette étude vise à cerner les déterminants psychosociologiques du choix de l’une ou l’autre de ces deux formes de délinquance.

L’on peut faire remonter l’apparition du phénomène de la délinquance juvénile en Afrique au lendemain des indépendances. Selon les époques, la culture et les valeurs prônées dans la société, la délinquance revêt des formes variées. A ce propos, Mucchieli pose trois problèmes. Selon cet auteur, le droit évoluant en permanence, certains comportements cessent d’être incriminés tandis que d’autres le deviennent. La délinquance étant constituée par l’ensemble des transgressions définies par le droit pénal, connues et poursuivies par les acteurs du contrôle social. 

Un article publié par eburnienews.net affirme :

En Europe et aux Amériques, le phénomène des gangs de jeunes sévit. En France, l’on dénombre 6 morts et 252 blessés en 2011. Ce constat est le bilan de l’activisme croissant de gangs de jeunes violents qui n’hésitaient plus à attaquer frontalement les forces de l’ordre de France. Des gangs composés d’une population plus jeune encore, de gamins, font leur apparition. Un rapport publié dans le journal français « Le Figaro » mentionne que pas moins de 313 bandes ont écumé le pays. Il indique que la part des mineurs impliqués est en forte hausse. Ceux-ci représentaient 56% des 992 aficionados de gangs interpelés, contre seulement 40% en 2010. En outre, depuis quelques années, les experts ont prévenu que les constitutions de bandes juvéniles de moins de 13 ans, ont été détectées dans plusieurs agglomérations de l’Ile-de-France. Imitant le comportement des « grands »’ qui leur servent de référence, en l’absence d’autorité parentale, ces jeunes s’approprient les ‘’valeurs’’ de ceux-ci.      

Dans les années 1970, en Côte d’Ivoire, l’on a vécu le phénomène des ‘‘Ziguéhis’’ et des ‘’nouchis’’ qui se caractérisaient par des actes de violence ouverts, perpétrés par des gangsters sur les populations abidjanaises. Les acteurs principaux étaient connus et le phénomène quasi maitrisé.

Depuis 2012, au lendemain de la crise postélectorale, un phénomène d’agression et de violence d’une rare barbarie perpétrée à l’arme blanche par de jeunes adolescents et parfois des gamins a vu le jour. Eburnienews.net décrit les microbes en ces termes :

Armes blanches à la main, fripouilles toujours prêtes à répandre le sang humain, ces jeunes meurtriers qui se déguisent souvent en mendiants n’hésitent plus à faire parler d’eux à Abidjan…les microbes, puisqu’il s’agit d’eux, se sont illustrés de fort mauvaise manière dans certains quartiers et communes d’Abidjan, en tuant à l’arme blanche, très souvent en pleine journée, leurs victimes. Agés de 9 à 15 ans, ces jeunes meurtriers n’hésitent plus à faire parler d’eux. 

Selon le rapport du Conseil National des Droits de l’Homme en Côte d’Ivoire, CNDHCI, les microbes ou enfants en conflit avec la loi sont analphabètes pour la plupart et sont frustrés pour ne pas avoir intégré l’armée comme leurs ainés au sortir de la crise postélectorale, à cause du critère d’âge en vigueur.

Né et répandu dans le quartier d’Abobo à Abidjan, ce phénomène s’est répandu dans les différents quartiers de la ville.

Parallèlement à ce phénomène, le fléau du broutage ou de la cybercriminalité évolue et multiplie ses adeptes et ses victimes. Un cybercrime est une infraction pénale susceptible de se commettre sur ou au moyen d’un système informatique généralement connecté à un réseau. Depuis quelques années, la démocratisation de l’accès à l’informatique et la globalisation des réseaux ont été des facteurs de développement du cybercrime comme le fléau des gangs de mineurs, la cybercriminalité revêt un caractère universel. Elle est reconnue par beaucoup d’experts comme étant la nouvelle forme de criminalité du xxie siècle. Dès lors, pour la contrôler, la France, par exemple, a mis en place de nombreux organes de lutte.

Selon Rahali, depuis quelques années, un intérêt spécial est porté au phénomène de la cybercriminalité qui prend des proportions inquiétantes. Elle évoque le piratage sans précédent dont a été victime la grande entreprise Oracle qui gère des terminaux commerciaux de paiement à travers le monde et les plus grands noms aux Etats Unis, tels Twitter, Amazone, Ebay, CNN, New York Times et autres, victimes d’un cyber-piratage qui a perturbé leur système informatique pendant plus de deux heures. Elle en déduit que le mal s’incruste de plus en plus avec l’avancée technologique et dans tous les pays.

Le cybercrime est une nouvelle forme de criminalité et de délinquance qui se distingue des formes traditionnelles en ce qu’elle se situe dans un espace virtuel, le « cyberespace ».

Les phénomènes des « microbes » et de la cybercriminalité ont des points communs et des différences. Leur finalité est l’enrichissement rapide sans effort (loin de l’exercice d’un métier conventionnel, valorisé) de ses adeptes qui dépouillent leurs victimes. Les uns affrontent courageusement leurs victimes à visage découvert tandis que les autres, derrière un écran d’ordinateur ou de portable, accomplissent la même besogne. Les acteurs font tous partie de la frange jeune de la population.

Plusieurs facteurs déterminent le choix du type de délinquance pratiquée par ces « gangs ». Certains travaux scientifiques soulignent l’importance du facteur du genre. En effet, selon plusieurs études, les garçons sont plus impliqués dans la délinquance que les filles. Cependant, ces études précisent que ce rapport varie selon la forme de délinquance. A mesure que la gravité des délits augmente, la participation des filles diminue. Les approches théoriques classiques lient la délinquance aux caractéristiques individuelles (personnalité, caractère, tempérament, …), environnementales. Agnew, citée par Lucia et Jaquier, postule que les stresseurs sociétaux ou individuels (échecs dans la poursuite d’un objectif, besoin d’autonomie, deuil…) poussent certains individus à s’engager dans la délinquance, à préférer les opportunités illégitimes aux opportunités légitimes.

Le statut socio-économique est désigné lui aussi comme un déterminant de la délinquance. Une recherche effectuée par Interspeace et Indigo affirme que, bien qu’une analyse approfondie des trajectoires individuelles des jeunes dits microbes révèle une complexité de facteurs en toile de fond de leur basculement dans l’action violente, l’environnement économique et social dans lequel ils évoluent constitue un écosystème assez déterminant. En effet, les auteurs de cette recherche, relatant l’historique du peuplement du quartier d’Abobo, relèvent les caractéristiques des populations qui l’habitent : faible niveau de revenu, promiscuité de l’habitat, désertion des maisons par les parents, jeunesses évoluant dans la rue à cause de l’exiguïté des logements et de la nécessité pour les enfants d’exercer une activité lucrative, culture de la violence.

Il existe différents types de facteurs de risque. Certains de ces facteurs sont internes, c’est-à-dire propres à la personne tandis que d’autres sont externes. De ce point de vue, les facteurs de risque seraient divisés en cinq sphères de la vie : (1) aspects personnels ; (2) famille ; (3) pairs ; (4) école ; et (5) collectivité ou quartier (Loeber & Farrington), cités par Day et Wanklyn.

Des recherches telles celles de Bowlby et Spitz donnent à penser que les facteurs de risque vécus tôt dans la vie, par exemple, pendant les périodes prénatales et périnatales du développement, entraînent les effets les plus nuisibles pour toute la durée de la vie. Ces facteurs de risque comprennent, non seulement, la consommation de drogues et d’alcool chez la mère et les complications à la naissance, mais aussi la violence et la négligence vécues pendant les cinq premières années de vie. La grande taille de la fratrie, la mauvaise gestion familiale seraient elles aussi des facteurs de risque.

Certains facteurs de risque chez les adolescents sont le rendement scolaire et les relations avec les pairs. Ces facteurs ont tendance à être des indices plus forts de délinquance chez les adolescents et les adultes que les facteurs de risque présents pendant l’enfance.

Comme nous l’avons relevé plus haut, la population des microbes et celle des cybercriminels se situent approximativement dans la même tranche d’âge (adolescents et jeunes adultes). Ils poursuivent un but ultime commun : déposséder les autres de leurs biens et s’enrichir sans exercer une forme conventionnelle de métier valorisé. Le choix du mode opératoire est certainement lié à la personnalité de l’individu (agressif ou machiavélique), au milieu fréquenté, au niveau d’études, à l’origine socioéconomique, etc. Ils ont en commun le facteur D (Moshagen & al.). En effet, selon ces auteurs, un composant général nommé facteur D est identifiable dans le champ de la malveillance. Le facteur D définit la tendance psychologique à situer les intérêts, les désirs et les motivations personnelles au-dessus de n’importe quel autre aspect, qu’il s’agisse de personnes ou d’autres circonstances. Ce facteur renferme tout le spectre de comportements qui composent la malveillance. Il se composerait de neuf traits obscurs que sont :   l’égoïsme, le machiavélisme, l’absence d’éthique et de sens moral, le narcissisme, le droit psychologique, la psychopathie, le sadisme, l’intérêt social et matériel, et la malveillance. Le facteur D peut être compris, selon eux, comme la personnalité obscure intégrant une grande partie de ces traits.

En conduisant cette recherche, nous voulons relever les facteurs intervenant dans le choix de l’une des deux formes de délinquance à l’étude. L’objectif général ainsi poursuivi est de montrer que le choix de la forme de délinquance est lié à certains traits de personnalité, au milieu dans lequel évolue l’adolescent et à son niveau d’études.

  1. Méthodologie 

Cette étude porte sur deux types de délinquants à Abidjan, en Côte d’Ivoire. D’approche qualitative, notre étude s’attache à analyser les déterminants psychosociologiques du choix de la forme de délinquance chez deux types de jeunes délinquants : le « microbe » (un type braqueur violent et agressif) et le « brouteur », une forme de cybercriminel.

  1. Échantillon

La population à l’étude est celle des délinquants appartenant à la tranche d’âge allant de l’adolescence à celle du jeune adulte, c’est à dire de 12 à 25 ans. Sont concernés les cybercriminels ou « brouteurs » et les « microbes » ou enfants en conflit avec la loi, en Côte d’Ivoire.

Nous effectuons une étude de cas portant sur un « microbe » ou enfant en conflit avec la loi de 21 ans issu d’une famille de 15 enfants (dont 5 garçons et 10 filles) et un cybercriminel ou « brouteur » de 19 ans issu d’une famille de 5 enfants (dont 2 garçons et 3 filles).  Ces deux sujets sont célibataires, déscolarisés et issus de milieu défavorisé. Le premier provient d’une famille chrétienne et a arrêté ses études en classe de 5ème, alors que le second a le niveau terminal et est issu d’une famille fétichiste.

  1. Matériel

L’instrument de recueil de données utilisé est un guide d’entretien semi-directif. Le choix de ce type d’entretien est motivé par le fait qu’il offre la possibilité au sujet d’expliquer ses réponses, de les étayer, … En outre, il permet au chercheur de poser de nouvelles questions afin de produire une compréhension plus approfondie des réponses du sujet. Cet instrument est articulé en 6 points :

  • informations biographiques (sexe, âge, taille de la famille et de la fratrie,  niveau d’études) ;
  • histoire de la vie du sujet ;
  • caractéristiques de la personnalité ;
  • origine de la délinquance ;
  • rapport à la drogue, à l’alcool et aux stupéfiants ;
  • tolérance à la frustration.

Ce guide d’entretien a servi de support pour mener un entretien auprès de chacun des deux enquêtés.

Les productions verbales ainsi recueillies sont exploitées au moyen de l’analyse de contenu thématique dont les procédures sont décrites dans les lignes suivantes. 

  1. Analyse des données : mise en œuvre de l’analyse de contenu

La pratique de l’analyse de contenu, selon Aktouf, tient en 6 étapes :

  • lecture du document ;
  • définition des thèmes ou catégories ;
  • définition de l’unité d’information ou de contexte ;
  • définition de l’unité d’enregistrement ou de codage ;
  • détermination de l’unité de numération.

Nous avons eu recours à la méthode des deux juges indépendants. Ainsi, deux analystes ont, dans un premier temps, lu indépendamment les deux protocoles d’entretien recueillis dans le but, d’une part, de dégager les thèmes et sous-thèmes autour desquels s’organise le discours des enquêtés et, d’autre part, de ranger les opinions émises par thématique.

Après lecture attentive et répétée des entretiens, nous avons, dans un second temps, dégagé 7 thèmes couvrant l’ensemble des opinons exprimées par les participants :

  • personnalité ;
  • délits et crimes ;
  • désir de puissance ;
  • toxicomanie ;
  • influence des pairs ou appartenance à une bande ;
  • origine socioéconomique et insatisfaction des besoins ;
  • pratique du mysticisme.

Le thème « Personnalité » englobe l’ensemble des propos décrivant la façon d’être relativement stable de l’individu, sa manière habituelle de réagir aux diverses situations auxquelles il est confronté. Ce thème se décompose lui-même en 7 sous-thèmes : la personnalité « criminelle », « violente », « preneuse de risque », « fourbe », « téméraire », « insouciante » et « camouflée ».

Le thème « Délits et crimes » traite des aveux du sujet relatifs aux actes répréhensibles ou punis par la loi qu’il a commis au cours de sa vie. Ce thème se décline en 5 sous-thèmes : « Braquage », « Vol », « Agression », « Avortement » et « Meurtre ».

Le thème « Désir de puissance » recouvre un ensemble d’opinions traduisant l’aspiration de l’enquêté au pouvoir, à la richesse matérielle et à la popularité. Il admet 6 sous-thèmes : « Désir de diriger », « Désir de pouvoir », « Désir d’être connu et populaire », « Refus de soumission », « Désir d’être aimé » et « Désir d’argent ou d’être riche ».

Le thème « Toxicomanie » réfère à des opinions décrivant le rapport du participant aux stupéfiants. Il se décline lui-même en 4 sous-thèmes : « Drogue », « Alcool », « Essence » et « Vente de drogue ».

Le thème « Influence des pairs ou appartenance à une bande » fait référence aux opinions indiquant soit l’appartenance du sujet à une bande de délinquants, soit son influence par un gang de criminels.

Le thème « Origine socioéconomique et insatisfaction des besoins » traite des insatisfactions du sujet dues à l’incapacité de ses parents à répondre à ses besoins pécuniaires et/ou matériels en raison justement de leurs difficultés financières dues à leur pauvreté.

Enfin, le thème « Pratique du mysticisme » décrit la propension de l’individu à avoir recours aux services des spécialistes des sciences occultes (féticheurs, marabouts, voyants …) dans le but d’assurer la réussite de ses activités criminelles.

L’attribution des différentes parties du discours aux catégories thématiques mises en évidence se fonde sur le choix des trois critères d’analyses suivants :

  • l’unité d’enregistrement ou de codage. Il permet de découper le texte en ses constituants unitaires. Nous avons choisi ici comme unité d’enregistrement l’idée ;
  • l’unité de contexte qui sert à classer les unités d’enregistrement (ici les idées émises) dans les différents thèmes dégagés. Dans ce travail, est considéré comme unité de contexte toute idée émise par l’enquêté en rapport avec l’un des thèmes précités ;
  • l’unité d’énumération est la fréquence d’apparition des idées en rapport avec l’une des thématiques précédemment évoquées. La fréquence d’un thème correspond au nombre de fois qu’une idée relative à ce thème ou ce sous-thème est évoquée dans l’ensemble du protocole d’entretien d’un participant.

La pratique de l’analyse de contenu thématique a donné lieu à des résultats instructifs.

  • Résultats

L’analyse de contenu des propos des sujets et leur analyse statistique ont abouti à des résultats qui exposent clairement les similitudes et les différences liant nos deux sujets, d’une part, et, les distinguant l’un de l’autre, d’autre part. 

Ces résultats sont présentés dans un tableau synthétique et à travers des histogrammes synthétiques et détaillés.

Tableau 1 : Résultats de l’analyse de contenu

BrouteurMicrobe
THÈMESSous-thèmesFréquence%% totalFréquence%% total
PERSONNA-LITÉViolente38%42%710%34%
Criminelle26%710%
Fourbe38%46%
Camouflée26%57%
Téméraire38%00%
Preneuse de risque13%00%
Insouciante13%00%
DÉSIR DE PUISSANCEDésir de pouvoir26%34%10%
Désir d’argent ou d’être riche411%11%
Désir d’être connu et populaire26%00%
Refus de soumission00%11%
Désir de diriger00%23%
ORIGINE SOCIOÉCO- NOMIQUE ET INSATISFAC- TION DES BESOINSPauvreté des parents ou de la famille26%8%11%4%
Insatisfaction des besoins personnels13%23%
TOXICOMANIEDrogue13%3%34%10%
Alcool00%23%
Vente de drogue00%11%
Essence00%11%
DÉLITS ET CRIMESVol38%8%710%27%
Agression00%57%
Braquage00%34%
Meurtre00%23%
Avortement00%11%
PRATIQUE DU MYSTICISME38%8%00%0%
INFLUENCE DES PAIRS OU APPARTENANCE A UNE BANDE38%8%913%13%

Ce tableau présente les résultats du traitement statistique des données recueillies lors de l’analyse de contenu du discours des sujets. Chaque pourcentage d’apparition du thème évoqué par le sujet est représenté graphiquement pour donner au lecteur un meilleur aperçu du niveau d’influence de chaque thème et sous thème sur le choix du type de délinquance par les sujets.  

Figure 1 : Histogramme représentant les résultats globaux

Les résultats découlant de l’analyse du contenu des propos des sujets de l’étude révèlent que la personnalité constitue, tant pour le microbe que pour le brouteur, le facteur le plus déterminant influençant la pratique de ces deux formes de délinquance. Cependant, l’influence des pairs, la toxicomanie et la commission de délits et crimes sont plus importants chez le « microbe ». Le brouteur se distingue du « microbe » par son grand désir de puissance et par son attachement aux pratiques mystiques.

L’analyse des éléments constituant les sous catégories apportent davantage de lumière sur la personnalité de ces deux types de délinquants.

Figure 2 : Histogramme représentant les composantes de la personnalité

Du point de vue de leur personnalité, le « microbe » se distingue par sa violence, sa forte tendance criminelle et par sa propension au camouflage. Le « brouteur »,  quant à lui, se caractérise par une grande fourberie, un grand désir de puissance, une forte témérité se manifestant à travers la prise de risques élevée dans la pratique du mysticisme, malgré la connaissance des inconvénients liés à cette pratique.

Figure 3 : Histogramme des manifestations du désir de puissance

Le désir de puissance est plus manifeste et proéminent chez le brouteur que chez le microbe.

Figure 4 : Histogramme des formes de délits et crimes

Le microbe se démarque nettement du brouteur par le nombre élevé, par les formes et la violence des délits et crimes commis. L’agressivité du brouteur est masquée. L’enfant en conflit avec la loi interrogé dans le cadre de cette étude a avoué son agressivité. En effet, il a affirmé qu’enfant, il aimait se bagarrer et qu’à deux reprises, son adversaire avait saigné. Son père lui avait alors dit qu’il aurait des problèmes, qu’il soit vainqueur ou vaincu dans une bataille. La crainte d’avoir des problèmes l’avait poussé à arrêter de se bagarrer. Cette agressivité n’ayant pas disparu a été convertie et réorientée. Ainsi, les proies de ce sujet devaient subir une agression mystique, les contraignant à accéder aux demandes du « brouteur ».     

Figure 5 : Histogramme des niveaux de toxicomanie

Le brouteur se caractérise par un délit majeur : le vol. Il ne commet le crime qu’occasionnellement, selon le besoin exprimé par son féticheur ou marabout.

Le microbe a recours, vu la violence et les formes de délits qu’il commet, à plusieurs types de drogues.

  • Discussion

Cette étude était motivée par le besoin de découvrir les facteurs psychosociologiques déterminant le choix de la forme de délinquance pratiquée par la jeunesse, en particulier par les brouteurs et les microbes. Il ressort que le facteur de personnalité criminelle est proéminent. Cependant, la proéminence des sous facteurs de la personnalité varie selon le type de délinquance pratiqué par le sujet. Ainsi, nous avons noté le fort attrait et les pratiques mystiques caractérisant les cybercriminels ou brouteurs.

Cela concorde avec les résultats de l’étude effectuée par Bazare et al. Ces auteurs relèvent la pratique du mysticisme et de crimes rituels qui y sont associés par les cybercriminels en vue d’envouter leurs victimes afin qu’elles soient malléables et répondent à toutes leurs demandes financières et pour échapper aux mailles des filets des policiers. Ces chercheurs notent aussi le recours, à tous les niveaux de broutage, à des pratiques mystiques dont les caractéristiques et le niveau évoluent selon le type de résultats escompté.

Par ailleurs, une étude effectuée par Carignan, dont l’objectif était de rechercher en quoi l’origine d’un cybercriminel peut influencer les caractéristiques des délits et crimes commis, révèle que les motivations du cybercriminel diffèrent selon le continent. Tandis que les cybercriminels des pays développés infiltrent les systèmes informatiques pour des motifs idéologiques et de contestation contre des autorités étatiques, ceux issus des pays d’Afrique et arabes sont motivés par le profit financier et ont pour cible des individus. Ces résultats concordent avec ceux de la présente recherche qui montre le niveau socioéconomique faible et l’insatisfaction des besoins du cybercriminel étudié.  

 Selon le rapport du CNDHCI et Yao, les microbes seraient des enfants ayant combattu lors de la crise postélectorale aux côtés du « Commando invisible d’Abobo » et ayant été frustrés de n’avoir pas été recrutés et intégrés dans l’armée comme ils en avaient reçu la promesse. Selon ce rapport, ils sont constitués en bandes. Ils s’attaquent à tous ceux et celles qu’ils rencontrent sur leur chemin, arrachant argent, téléphones portables, bijoux, effets vestimentaires et s’attaquant aux magasins de commerces. Ils s’approvisionnent en drogues et sachets d’alcool et, sous l’effet de ces substances, ils terrorisent les populations, dépouillent, bastonnent, tailladent ou tuent ceux qu’ils agressent. Le sujet étudié dans le cadre de ce travail se distingue des sujets décrits ici par les motifs et le mode d’intégration à une bande de microbes. En outre, le sujet ayant arrêté les études en classe de cinquième entre dans la catégorie des illettrés qui auront de la peine à utiliser un outil informatique et des échanges verbaux caractérisant les cybercriminels.

Les sujets manifestent tous l’agressivité, même si chez les cybercriminels, elle est voilée sous une grande fourberie, les coups assenés à la victime sont mystiques et donc dissimulés.

L’on peut dire que, tandis que le cybercriminel est épris de gloire, le microbe, lui, assume courageusement sa personnalité et ses crimes et délits.

Les résultats de cette étude concordent avec la théorie de Moshagen & al. Le microbe et le brouteur ont en commun le facteur D. L’on retrouve chez chacun de nos sujets les éléments constituant le facteur D, à des niveaux variables, motivant le choix ou la forme de délinquance pratiquée. 

Conclusion

La présente étude visait à montrer que le choix du type de délinquance chez les microbes et cybercriminels de Côte d’ivoire est déterminé par des facteurs de personnalité et sociologiques. Elle laisse à retenir trois leçons. Premièrement, elle confirme effectivement que la personnalité est le facteur proéminent, déterminant le basculement dans la délinquance et le choix de la forme de délinquance, ici le phénomène de broutage et la cybercriminalité. Deuxièmement, elle indique que chacun des sujets a été influencé par les pairs et par le type de délinquance pratiqué par ceux-ci. Troisièmement, elle révèle que nos deux sujets ont en commun l’origine socio-économique moyenne et l’insatisfaction de leurs besoins.

Vu ce qui précède, il serait souhaitable, si l’on veut résorber le  problème que causent ces deux phénomènes, de réfléchir et de mettre en place une politique sociale qui réduirait le niveau de pauvreté, la scolarisation de tous les enfants en âge scolaire, et favoriserait un meilleur encadrement scolaire. Egalement, la limitation des naissances, selon le niveau social, pourrait se révéler salutaire.

Par ailleurs, la sélection rigoureuse du type d’émission ou de films diffusés par nos différentes chaines de télévision s’impose.

Toutefois, la petite taille de notre échantillon a pu limiter la possibilité de circonscrire le champ certainement étendu des déterminants du choix de la forme de délinquance pratiquée par les jeunes. Des recherches portant sur un échantillon plus large et varié nous donneront une meilleure connaissance du phénomène à l’étude

Travaux cités

Bazaré, Raymond Nébi, Bamba Ladji et Dolle Kadidja. « Cybercriminalité ou « Broutage » et crimes rituels à Abidjan: Logiques des acteurs et réponses au phénomène cas des communes de Yopougon et d’Abobo. » European Scientific Journal, 13(23) (2017): 104-128.

Bowlby, John. Soins maternels et santé mentale : contribution de l’Organisation Mondiale de la Santé au programme de nations Unies pour la protection des enfants sans foyer. OMS Palais des Nations Unies, Genève :1954.

Carignan, Mathieu. L’origine géographique en tant que facteur explicatif de la  cyberdélinquance. (Mémoire) Montréal : Université de Montréal, 2015.

Day, David M. et Sonya G. Wanklyn. Détermination et définition des principaux facteurs de risque du comportement antisocial et délinquant chez les enfants et jeunes (Rapport de recherche) Toronto : Université Ryerson de Toronto, 2013.

Dayan, Jacques. « Comprendre la délinquance ? » Adolescence, 82(4) (2012) : 881-917.  doi:10.3917/ado.082.0881.

Doron, Roland et Françoise Parot. Dictionnaire de psychologie. Paris : PUF eburnienews.net, 2011.

———-. Phénomène des microbes à Abidjan : Déconfiture sociale d’une nouvelle génération de gangs. Mode opératoire et mesures répressives, consulté le 13 février 2021, 2015.

———-. Phénomène des microbes à Abidjan: qui sont-ils ? Et  d’où viennent-ils ? Est-on en droit d’interroger) eburnienews.net, 2015.

Indigo Côte d’Ivoire et interspeace. Exister par le gbonhi, engagement des adolescents et jeunes, dits microbes dans la violence à Abobo.Recherche participative en vue de la réinsertion de 40 jeunes dits microbes. (2017) : 24-30

Le Goaziou, Véronique et Laurent Mucchielli. La violence des jeunes en question. Editions Champ social, coll. « Questions de société », 2009, EAN : 9782353710690.

Lucia, Sonia et Véronique Jaquier. « Délinquance, victimation et facteurs de risque : différences et similitudes entre les filles et les garçons. » Déviance et Société, 36(2) (2012) : 171-199.

Moshagen, Morten et al. “Measuring the dark core of personality. » 32(2) (2019) : 182–196.  https://doi.org/10.1037/pas0000778

Rahali, F. Djalia. Rapport phénomène des « gnambro » et des « mineurs en conflit avec la loi », CNDH CI, Hebdomadaire Crésus.  N° 72, (2017) : 5

Spitz, René. Hospitalisme. Revue française de psychanalyse.13 (1949) : 397-425.

Yao, Séverin Kouamé. Nouchis, ziguéhis et microbes d’Abidjan : Déclassement et distinction sociale par la violence de rue en Côte d’Ivoire. Le Dossier, Politique africaine, 148, (2017) : 89-107.

Comment citer cet article :

MLA : Kone, Amegnan Lydie, Saga Bernard Loba et Logon Albert Thierry Djako. « Analyse qualitative des déterminants psychosociologiques du choix de la forme de délinquance par les jeunes en Côte d’Ivoire : Cas du cybercriminel (brouteur) et de l’enfant en conflit avec la loi (microbe). » Uirtus 1.1 (août 2021): 169-185.


§ Université Félix Houphouët Boigny, [email protected]

Résumé (Variation diastratique en kabiyè, langue gur du Togo)

Palakyém Mouzou§

Résumé : L’homogénéité linguistique constitue un phénomène assez rare qu’on peut observer entre les locuteurs d’une seule et même langue. La pratique sociétale d’une langue comme le kabiyè laisse place à une hétérogénéité linguistique caractérisée par une variation lexicale assez dynamique entre certaines catégories de locuteurs. Ainsi, quels sont les facteurs qui sous-tendent une telle variation lexicale ? Pris dans le grand ensemble des phénomènes de contact de langue mais décrit sous l’angle lexicologique, cet article a pour substrat la diversité des procédés néologiques et stylistiques dans toutes les catégories observées. Il considère la variation diastratique comme un des aspects de la variation lexicale et le soubassement même de la dynamique linguistique. Plusieurs variables à la fois internes et externes aux langues et aux locuteurs interviennent dans cette variation. Les données qui sous-tendent la présente réflexion ont été collectées dans la préfecture de la Kozah auprès des différentes catégories socioprofessionnelles de la population.

Mots-clés : variation diastratique, création lexicale, kabiyè. 

Abstract: Linguistic homogeneity is a rare phenomenon that can be observed among speakers of a single language. The societal practice of a language such as Kabiye leaves room for linguistic heterogeneity characterised by a rather dynamic lexical variation between certain categories of speakers. So, what are the factors underlying such lexical variation? Taken as a whole of language contact phenomena but described from a lexicological perspective, this article takes as its substrate the diversity of neological and stylistic processes in all the categories observed. It considers diastratic variation as one aspect of lexical variation and the very basis of linguistic dynamics. Several variables both internal and external to languages and speakers are involved in this variation. The data underlying the present study were collected in the prefecture of Kozah from the different socio-professional categories of the population.

Keywords: Diastratic Variation, Lexical Creation, Kabiyè. 

Introduction

Dans les pratiques langagières, il est aisé de constater une variation des lexies à l’intérieur d’une même langue, tant sur le plan diachronique que synchronique. Comme le souligne Jean Dubois (504), la variation linguistique est le « phénomène par lequel, dans la pratique courante, une langue déterminée n’est jamais à une époque, dans un lieu et dans un groupe social donnés, identique à ce qu’elle est à une autre époque, dans un autre lieu, dans un autre groupe social ». Elle reflète le cosmopolitisme langagier d’une société et la manifestation concrète de la nature éminemment sociale de la langue. Il est généralement distingué cinq types de variations – en lexicologie et en sociolinguistique – liées au temps, au lieu, à la dimension sociale et à la situation : la variation diachronique, la variation diatopique, la variation diaphasique, la variation diamésique et la variation diastratique. C’est justement ce dernier type qui nous intéresse dans une suite d’études que nous comptons réaliser afin de rendre compte du dynamisme et de la vitalité linguistiques dont jouit la langue kabiyè, langue gur, de la branche orientale des langues gurunsi, parlée au Togo et au Bénin. La langue kabiyè, faut-il le rappeler, est parlée par une population de 1 423 964 locuteurs soit 22,9% de la population résidente, en considérant les chiffres du dernier Recensement général de la population et de l’habitat de 2010 et publié en 2015. Plusieurs travaux ont été réalisés sur le kabiyè mais aucun de ces travaux n’a jusqu’ici touché les différents phénomènes de variation linguistique en général et encore moins la variation diastratique en particulier. L’objectif de la présente étude est de relever et de décrire les différentes variations langagières selon les classes sociales des enfants, des jeunes, et des personnes âgées. Les questions principales auxquelles s’attèlera à répondre cette étude sont les suivantes : Comment se manifeste la variation diastratique en kabyè ? Quelles sont les structures de la variation diastratique en kabyè ? Nous postulons que la variation diastratique se manifeste par divers facteurs à savoir : l’âge, le sexe, la classe sociale. Elle s’observe ensuite à travers   diverses couches à savoir : couche enfantine, couche des jeunes et couche des personnes âgées.  Cette étude se situe dans une perspective à la fois lexicologique et sociolinguistique et abordera trois points principaux. Le premier présentera le cadre théorique et la méthodologie utilisés dans le cadre de ce travail. Il s’agira, dans le second point, d’examiner les facteurs de la variation diastratique en tant que partie intégrante de la variation sociale et démographique. Enfin, le troisième point analysera les structures des diverses lexies utilisées selon les différentes classes d’âge afin de ressortir les bases de différenciation.

1. Cadres théorique et méthodologique

Nous déclinons dans les lignes qui suivent les orientations théoriques de cette étude et la méthodologie qui nous a permis de réunir les données soumises à l’analyse.

1.1. Cadre théorique 

La variation linguistique est au centre de l’étude de l’utilisation de la langue. En effet, il est impossible d’étudier les formes linguistiques utilisées dans les textes naturels, par exemple, sans être confronter aux problèmes de la variabilité linguistique. François Gadet (7) disait d’ailleurs à ce sujet qu’« il n’est pas de langue que ses locuteurs ne manient sous des formes diversifiées ». Il ajoute que les linguistes « saisissent cette différenciation en parlant de variétés pour désigner différentes façons de parler, de variation pour les phénomènes diversifiés en synchronie, et de changement pour la dynamique en diachronie ». La variabilité est inhérente au langage humain, un seul locuteur utilise plusieurs formes linguistiques à différentes occasions et différents locuteurs d’une même langue expriment les mêmes significations en utilisant des formes différentes. La plupart de ces variations sont hautement systématiques, les locuteurs d’une même langue choisissent la prononciation, le choix des mots et la grammaire en fonction d’un certain nombre de facteurs non linguistiques. Ces facteurs inclus le but du locuteur de communiquer suivant les relations entre lui et son interlocuteur, les conditions de la production et les diverses appartenances sociales le concernant.

La présente étude sur la variation diastratique en kabiyè s’inspire de la théorie de la variation panlectale développée dans le cadre des travaux de la sociolinguistique. Cette théorie s’appuie principalement sur les travaux de Robert Chaudenson approfondis et enrichis successivement par Meyerhoff et Nagy, d’une part et Gudrun Ledegen et Isabelle Leglise, d’autre part. Cette théorie considère le contact de langues comme l’un des facteurs explicatifs des variations observées dans une langue. Selon Gudrun Ledegen et Isabelle Leglise (6), les travaux dans le cadre de cette théorie « se focalisent sur la nature et l’importance respective des facteurs extrasystémiques, intrasystémiques et intersystémiques qui déterminent les variations observées ».

Les phénomènes qui retiennent l’attention du chercheur dans le cadre de cette théorie sont résumés ainsi qu’il suit dans le tableau ci-après :

Changements relevant pour l’essentiel de l’intrasystémique dans lesquels l’interférence n’aurait au mieux qu’un rôle de renforcement (ex. : aller au docteur, laver ses mains)Changements où il y aurait convergence de l’intrasystémique et de l’intersystémique, l’interférence conduisant à des restructurations du même type que celles qui pourraient être opérées par la seule voie intrasystémique (ex. aller au docteur, laver ses mains)
Changements se manifestant dans des zones de variabilité potentielle du français et constituant des variantes spécifiques directement issues du modèle non français par transfert intersystémique (ex. retourner back, chercher pour …)Changements apparaissant dans le diasystème mais hors du F0 et relevant d’un aménagement individuel de la double compétence d’un bilingue, pour pallier une « défaillance » dans la langue dominée (ex. partir sur un voyage).

1.2. Cadre méthodologique

La collecte des données s’est entièrement faite à Kara, dans la commune de la Kozah. Nous avons, dans un premier temps, procédé par observation semi-directe où nous avons assisté à des discussions à bâton rompu entre des personnes de différentes classes d’âges à la maison et dans d’autres endroits (tchakpalodrome, fontaines publiques et marchés du quartier). Nous intervenions par moment pour en introduisant certains sujets, histoire de mieux percevoir la variation entre les différentes classes.

Il a paru utile d’élaborer un questionnaire, en addition des données déjà collectées, comportant 70 mots en français. Le choix des mots a été fait de sorte qu’on ressente la variation conformément aux situations habituelles entre enfants, jeunes et personnes âgées. Nous passions les questions aux informateurs et eux nous les rendaient en kabiyè. Ces données, entièrement enregistrées par un dictaphone, ont été ensuite transcrites et analysées. 

2. Facteurs de la variation diastratique en kabiyè

La variation diastratique de la langue est la variation sociale et démographique, c’est-à- dire la variation linguistique liée aux groupes sociaux et à la vie en société. Elle explique la différence entre les usages pratiqués par les diverses couches sociales, intégrant de ce fait les sociolectes. En effet, à une même époque et dans une même région des locuteurs différents, par des caractéristiques démographiques et sociales ont une différente façon de parler. L’étude de cette variation rend compte par exemple, des différences entre le langage des jeunes et celui des personnes âgées, entre le langage des groupes ruraux et celui des groupes urbains, elle rend compte encore des différences linguistiques entre les groupes professionnels ou, en fin, les différences selon les niveaux d’études des locuteurs. La variation diastasique se manifeste à travers plusieurs facteurs à savoir : le sexe, l’âge et les classes sociales.

2.1. L’âge

L’âge est le facteur le plus susceptible d’affecter la variation linguistique. Elle est considérée comme le facteur qui démontre le mieux s’il y a un changement au sein d’une communauté pour le même discours. Les études ont montré que les adultes emploient les variantes standard et traditionnelles tandis que les jeunes favorisent les formes non standard. Terry Nadasdi et al. démontrent une association de la variante auto parlée des locuteurs de moins de 30 ans et de la variante automobile au parler des locuteurs « d’âge moyen » (92). L’âge est le principal facteur dans la disparition de la variante traditionnelle. Nous notons également que le comportement linguistique de quelques groupes de locuteur dépend de leurs catégories d’âges. 

En kabiyè, on constate les différentes ci-après :

 EnfantsJeunesAge mûr
1chaisekpéyakpelaɣ́abalãkó
2(le) mangermam-mamtɔkɩyɛtɔ́ɔ́náɣ
3matière fécalepuuúpɩ́ndʋawayɩ́
4ignamehɛyɛhɛyɛhɛyɛ
5radioradiiyoaradiyowɛlɛsɩ
6stylobikbiktɔlíɩm cɩ́kaɣ

Comme ce tableau le montre, la notion de chaise est exprimée certes, de différentes manières mais le parler jeune et celui des enfants sont proches alors que celui de l’âge mur est totalement différent. De même, les lexies utilisées par les jeunes et ceux de l’âge mûr pour exprimer l’idée du manger sont proches alors que celle des enfants est totalement différente. La troisième lexie (matière fécale) est, par contre, très différente. Il est constaté des cas d’emprunts rendus différemment même si les lexies des enfants et des jeunes sont proches alors que les personnes de l’âge mûr utilisent carrément une autre lexie. Dans l’exemple 5, toutes les catégories d’âge utilisent des emprunts à la seule différence que les enfants et jeunes utilisent un emprunt d’origine française alors que la troisième catégorie utilise un emprunt d’origine anglaise. L’exemple 6, emprunt également, est rendu par un lexème totalement différent. Les enfants et les jeunes utilisent une même lexie qui n’est autre qu’une marque de stylo répandu en Afrique francophone et plus précisément au Togo. Les personnes d’âge mur ont une lexie issue d’un processus de création interne à la langue. Dans tous les cas de figure, il est observé une variation lexicale entre les trois catégories d’âge. La seule exception est observée dans l’exemple 4 où toutes les catégories ont la même lexie. Dans la partie 3, nous reviendrons amplement sur les lexies spécifiques à ces différentes catégories selon l’âge non plus pour expliquer mais pour donner la structuration des lexies utilisées.

2.2. Le sexe

Dans leurs pratiques courantes, il est observé également des différences de parler entre les hommes et les femmes parce qu’ils n’ont pas toujours les mêmes représentations linguistiques. Certaines des représentations peuvent être perçues positivement par les hommes alors qu’il n’en sera pas ainsi chez les femmes. Selon donc ces représentations qui ont un encrage socioculturel, l’utilisation des lexies variera d’un sexe à un autre. Anne Violin-Wigent (12) conclut déjà que « la tendance des femmes de plus de 40 ans de garder davantage de vocabulaire régional que les hommes du même âge est inversée pour les femmes de moins de 40 ans, qui montrent une plus forte tendance à abandonner le vocabulaire régional que les hommes du même âge ». Cette situation, même si elle indique cette variation entre les sexes, n’est pas identique dans la société kabiyè où, généralement, le comportement linguistique des femmes est le plus conservateur ou plus proche de la norme que celui des hommes. Cela est beaucoup plus remarquable lorsqu’il s’agit de s’exprimer sur des sujets liés à la sexualité ou aux parties du corps humain.

A titre illustratif, pour dire ‘’rapport sexuel’’, ‘’sexe’’, ‘’derrières de la femme’’, ‘’faire la cour’’ les femmes vont utiliser les lexies, kʋzʋʋ (7a), taŋnʋ́ (8c), pʋyʋ (9a), ɖánʋʋ (10a) là où les hommes diront plutôt yalaɣ (7b), ladɩyɛ/kodíye (8b), tɔbɩŋ (9b),ɖaʋ́ tʋʋ (10b) …

Les plus jeunes femmes semblent rejeter le vocabulaire ancien et préfèrent de plus en plus prononcer les mêmes lexies que les hommes du même âge. L’on entendra donc les lexies comme akpadɩyʋ́ (11), hilúu (12) ou mɩlʋ́ʋ (13) pour dire ‘’personne âgée, gourmandise ou voler.

2.3. Les classes sociales

Les classes sociales contribuent le plus à la variation linguistique, chacune ayant sa terminologie et ses expressions. Qu’ils soient forgerons, tisserands, menuisiers, prêtres, couturiers, guérisseurs, commerçants… ou cultivateurs/fermiers, les différents groupes socioprofessionnels contribuent énormément à l’enrichissement lexical puis, par la même occasion, à la variation linguistique. Même à l’intérieur d’un même groupe socioprofessionnel, il n’y a nullement d’homogénéité linguistique entre les différents lectes. Nous entendons par lecte, un parler spécifique réservé aux spécialistes d’un seul et même domaine voire sous-domaine. Il est donc un sous-ensemble d’un sociolecte. Un médecin, par exemple, utiliserait un premier lecte pour converser avec ses collègues médecins, un second pour échanger avec ses assistants et, enfin, un troisième lecte pour discuter avec ses patients.

Ainsi, un forgeron distinguera hakuu (14) de agooza hakuu (14a) et de hakuu kɩwasʋʋ (14b) alors que le citoyen habituel dira simplement hakuu. De même, un couturier, pour désigner habit, manteau, soutien-gorge, manche de vêtement et boubou, il utilisera tóko (15), niŋkaɣ tóko (15a), hɩla toko (15b), toko hamʋ́ʋ (15c) et tóko waa (15d) alors que le citoyen lambda dira simplement tóko (15). L’un des exemples le plus illustratif de la variation lexicale relève du domaine de la médecine traditionnelle. Les personnes enquêtées ont utilisé à 92% la lexie kɔ́yɛ (16) pour parler du produit alors que l’un des guérisseurs que nous avons interrogé nous a clairement dit que la lexie kɔ́yɛ est très vague et ne renvoi finalement à rien chez lui. Nous reprenons ci-après, les différentes occurrences avec leurs significations. 

(16a) Heu taa kɔ́yɛ     : espèce de plante herbacée à fleurs roses, à tiges et feuilles pileuse qu’on utilise pour faire une infusion au nourrisson

(16b) Kelá kɔ́yɛ          : espèce de plante légumineuse et médicinale pour le soin des dents

(16c) Kɔ́yɛ kɩ́ɖaɣlɩyɛ : clou de girofle

(16d) Kɔ́yɛ kɩmɩzɩyɛ́ : produit qu’on pulvérise

(16e) Kɔ́yɛ kpooloo    : espèce d’épice semblable à « kɔyɛ kɩ́daɣlɩyɛ » mais plus gros.

(16f) Tɛtɛ wondu kɔ́yɛ           : insecticide

(16g) Ɛlɛyɛ kɔ́yɛ         : espèce de plante médicinale entrant dans le traitement du vertige et de l’épilepsie

(16h) Limiye kɔyɛ       : produit contre la phlébite

(16i) Ladɩhoka kɔyɛ : produit contre la hernie 

Il est donc indéniable que tous les locuteurs n’utilisent pas les mêmes lexies et ne peuvent donc pas les maîtriser toutes ; l’utilisation et la technicité des lexies dépendront forcément des besoins que l’on ressent.

3. Structuration de la variation selon les classes d’âges

Ce troisième point a pour vocation d’analyser les structures des diverses lexies utilisées selon les différentes classes d’âge. Le peuple Kabiyè distingue fréquemment trois niveaux de classes d’âges au niveau des vivants : les enfants, les jeunes et les personnes âgées / personnes mûres. Nous élargirons donc les exemples, pour ensuite les analyser selon les procédés qui les ont fait naître.

3.1. La classe des enfants

Conformément à leur âge et au niveau du développement de leur appareil phonatoire, les enfants ont une manière particulière de s’exprimer. Cette façon n’équivaut nullement pas aux difficultés langagières. Cela est plutôt lié à l’incompétence linguistique, tout de même normal pour leur âge. C’est un acte inné de la faculté de langage qui peut être vue comme une grammaire universelle, c’est-à- dire un ensemble de principes qui guide l’enfant dans son apprentissage de la langue. Etant donné que cette faculté est propre à l’être humain l’enfant peut faire une grammaire de sa langue. Selon Noam Chomsky, si l’enfant ne produit pas certaines phrases à aucun stage de son apprentissage, c’est par ce que les constructions impliquées sont exclues d’emblée par les principes de grammaire universelle. En d’autres termes, il y a bien des phrases logiquement possibles mais qu’on n’observe pas dans les productions de l’enfant apprenant sa langue. Cela justifie donc le niveau de maîtrise de la langue chez les enfants.

Présentons quelques exemples issus des données collectées lors de l’observation et qui serviront d’analyse :

(17) pópó / pimpim               ῞motocylette῞

(18) lↄyiyɛ / vúm vúm           ῝voiture ῝

(19) ninεtɩ                               ῞lunettes ῞

(20) yídee                               ῝argent῝

(21) cuucuú                            ῞chiot῞

(22) yeyee                               ῝fleur῝

(23) kokoyikoo                       ῞poule῞

(24) kɔyɛ                                ῝produit῞

(25) peyaɣ́                              ῞tabouret῝

(26) sʋyʋm                             ῞boisson῝ 

(27) puú                                 ῝matières fécales῝

Après l’observation de notre corpus nous constatons que les enfants construisent la grammaire de la langue par imitation, par onomatopée, changement vocalique ou changement consonantique. Le procédé d’onomatopée, interjection émise pour simuler un bruit particulier associé à un être, un animal ou un objet, par imitation des sons, est assez abondant chez les enfants. Les exemples (17), (18), (21) et (23) l’illustrent bien. En effet, pour désigner moto, voiture, chiot et poule, les enfants rencontrés préfèrent imiter le bruit des engins ou l’aboiement du chien et le chant de la poule.

Au plan phonétique, il est constaté des changements vocaliques et consonantiques. Ainsi, la première syllabe de ninεtɩ, emprunté au français ‘’lunette’’ connait une variation vocalique. L’enfant préfère utiliser les voyelles non arrondies au lieu de faire des allers-retours entre les arrondies et les non arrondies. Il prononce donc la voyelle antérieure, non arrondie, de première aperture [i] qui est de même nature que [ε] d’aperture différente en lieu et place de celle antérieure, arrondie, de première aperture. Pareillement, plusieurs consonnes ont subi des changements par rapport à la norme langagière. On note cela essentiellement en position initiale où la consonne labiovélaire sourde [kp] de kpokpo et de kpélaɣ est remplacée par la bilabiale sourde [p] dans les exemples (17) et (25) ; [l] de lynεtɩ et de lidee est remplacée respectivement par la nasale labiodentale [n] dans l’exemple (19) et la semi-voyelle [y] dans l’exemple (20). Aucune variation morphologique n’est observée dans les exemples (22), (24) et (26) mais il y a cependant une variation tonale.

3.2. La classe des jeunes 

Les jeunes Kabiyè ont une pratique langagière comparable à celle de plusieurs autres groupes juvéniles dans d’autres cultures. Elle dénote en effet un jargon rempli de mots nouveaux, généralement empruntés, exprimant les notions modernes. Leurs énoncés sont jonchés de plusieurs procédés à tel enseigne qu’ils sont rarement compris par d’autres classes lorsque la discussion se déroule entre eux. Les lexies, que l’on peut qualifier d’authentique, sont réservées aux échanges avec les parents et les autres membres de la communauté à qui ils doivent un respect total. Apprécions les exemples ci-après :

(27) tↄkɩyɛ                              ῝manger῞

(28) lambᾶndυ            ῞sexe masculin῝

(29) fɛtʋ́ʋ                               ῞avoir des rapports sexuels῝

(30) tόmo                               ῝motocyclette῞

(31) týva                                 ῝voiture῞

(32) daák                                ῝lunette῞

(33) cãtána                             ῝argent῞

(34) dɔɔg                                ῝chien῞

(35) hέrύυ                               ῝fleur῞

(36) tɔbʋʋ́                              ῝copine῞

(37) gꭇãŋma                            ῝grand maman῞

(38) ŋma                                 ῞maman῝

L’examen des lexies utilisées par la classe des jeunes permet de relever différents procédés à la fois néologiques et stylistiques. Passons en revue, entre autres, le verlan, l’emprunt et la synecdoque. Le verlan est un procédé argotique consistant à inverser les syllabes de certaines lexies ou de certaines locutions. Dans le corpus soumis à notre analyse, le verlan est observé dans les exemples (30) et (31) où les jeunes utilisent tόmo et tyva en lieu et place de ‘’moto’’ et ‘’voiture’’. On note donc deux procédés : d’abord un emprunt et ensuite le verlan.

L’emprunt est, selon Christian Loubier, « le procédé par lequel les utilisateurs d’une langue adoptent intégralement, ou partiellement, une unité ou un trait linguistique (phonologique, lexical, sémantique, syntaxique, etc.) d’une autre langue » (21). Il est observé dans les exemples (32), (34) et (37) où les lexies daák, dɔɔg et gꭇãŋma sont empruntées respectivement à l’anglais ‘’dark’’ et ‘’dog’’ d’une part et au français ‘’grand maman’’. Bien sûr, la lexie anglaise dark équivaut à noir et non lunettes. Mais dans leur usage, cette lexie signifie ‘’lunettes’’, partie d’abord de ‘’lunettes noires’’ et maintenant utilisée pour tout type de lunettes y compris les verres médicaux. Au plan diachronique, précisons que ŋma dans les exemples (37) et (38) est utilisé par les enfants pour désigner ‘’maman’’. C’est donc une contraction syllabique infantile dans le processus d’acquisition du langage qui a fini par être utilisée par les jeunes voire des personnes mures.

La synecdoque est un procédé stylistique qui consiste à désigner le tout par une partie. Dans les exemples (28), (29) et (36), les lexies lambndυ ‘’prépuce’’, fɛtʋ́ʋ ‘’le geste d’aller et retour’’ et tɔbʋʋ́ ‘’derrière d’une femme’’ ne sont que des parties d’un ensemble.

L’ensemble de ces lexies d’une coloration argotique vient confirmer le caractère non seulement dynamique des pratiques langagières mais aussi leur variation continue.

3.3. La classe des personnes âgées

Les personnes mures utilisent souvent des mots authentiques dans leurs divers énoncés sauf dans des situations d’imitation de leurs enfants ou des jeunes avec l’objectif de les réprimander ou de les corriger. Elles sont les gardiennes du parler traditionnel et favorisent rarement des variations lexicales. Cette classe permet de percevoir les différents changements linguistiques opérés par les autres classes de la société. Dans la société kabiyè, les personnes âgées ne sont pas soumises à l’influence de l’école. Les exemples dont certains ont déjà des synonymes dans les exemples des classes enfants et jeunes nous permettent d’en adjuger.

(39) tɔɔ́wʋ                              ῞manger῝

(40) hɩ́nɛ                                 ῞sexe masculin῝

(41) awayɩ                              ῞matières fécales῝

(42) kpόkpό                           ῞motocyclette῝

(43) lɔɔrɩ́yɛ                             ῞voiture῝

(44) ɛsɛ́ñɩnɩŋ                          ῞lunette῝

(45) kόbo                               ῞argent῝

(46) haɣ́                                  ῞chien῝

(47) hέtυ                                 ῞fleur῝

(48) ɖooyú                              ῞poule῝

(49) ɛjam                                ῝handicapé῞

(50) ekpéni mʋlʋ́m                 ῞il/elle est décédé.e῞

(51) ɛvɛ́yɩ́                               ῝il/elle est décédé῞

(52) pɩsaυ tↄláa                       ῞le pagne est tombé῝

(53) ɛwɩláyɩ́ níyé                     ῞il/elle l’a réprimandé῝

Dans l’ensemble, les exemples ci-dessus confirment que les personnes âgées conservent le vocabulaire ou le lexique authentique de la langue. En considérant les données, on peut faire les binômes synonymiques suivants, en mettant en premier lieu les lexies les plus traditionnelles : (39) tɔɔ́wʋ /(27) tↄkɩyɛ pour ῞le manger῞ ; (40) hɩ́nɛ /(28) lambᾶndυ pour ῞sexe masculin῞ ; (41) awayɩ /(27) puú pour ῞matières fécales῞ ; (44) ɛsɛ́ñɩnɩŋ /(32) daák pour ῞lunettes῞ ; (45) kόbo /(33) cãtána pour ῞argent῞ ; (46) haɣ́ /(21) cuucuú pour ῞chien῞ et enfin  (47) hέtυ /(22) yeyee pour ῞fleur῝.

Il est également observé, dans l’usage des personnes mures, des expressions connotées non seulement liées aux niveaux de langues mais aussi aux tabous linguistiques comme le démontre Leonard Bloomfield (1933, p. 155). La connotation, faut-il le rappeler, désigne, selon Jean Dubois et al. (2012, p.111) “un ensemble de significations secondes provoquées par l’utilisation d’un matériau linguistique particulier et qui viennent s’ajouter au sens conceptuel ou cognitif, fondamental ou stable, objet du consensus de la communauté linguistique, qui constitue la dénotation”. Ainsi, la lexie (41) awayɩ “matières fécales” désigne littéralement “dehors”. Dans les maisons traditionnelles, les toilettes ne sont pas logées à la maison. Pour satisfaire ce besoin naturel, les membres de la familles vont donc au “dehors” pour se libérer avant de revenir. Il en est de même pour les lexies (50) ekpéni mʋlʋ́m et (51) ɛvɛ́yɩ́ dont les sens dénotés sont littéralement et respectivement “il/elle a apporté la farine” et “il n’est plus” pour signifier “il/elle est décédé.e”. 

Les autres lexies notamment (42), (43) et (45) sont pour la première une onomatopée et pour les deux autres des emprunts respectivement de l’anglais et de l’haoussa.

Conclusion

La variation diastratique en tant que phénomène de contact de langues est bien visible dans les pratiques langagières des populations togolaises, notamment dans la communauté Kabiyè. C’est indiscutablement un phénomène qui met en lumière des changements linguistiques selon le milieu social auquel appartient un locuteur (sa classe sociale, son groupe professionnel, son sexe, son âge, etc.). Elle dépend de trois facteurs généraux : intralinguistiques, interlinguistiques et extralinguistiques. Le croisement de ces facteurs nous a permis, dans le cadre de cette étude, de prendre en compte l’âge, le sexe et la classe sociale qui sont assez manifestent dans la société Kabiyè dont la langue est décrite.

L’examen des données a révélé une véritable variation entre les différentes catégories d’âges, les sexes et les secteurs socioprofessionnels. Il en ressort de part et d’autre que l’utilisation de divers procédés à la fois néologiques et stylistiques, enrichie le vocabulaire de la langue et diversifie aussi les usages. Il s’agit, entre autres, de l’onomatopée, l’emprunt, la synecdoque, le transfert de sens et la connotation.

Cet exercice fortement enrichissant et intéressant nous invite à creuser également les autres types de variations pour mieux décrire les différents contours de la variation linguistique.

Travaux cités

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Chaudenson, Robert, Mougeon Raymond et Béniak Édouard. Vers une approche panlectale de la variation du français, Paris, Didier-Erudition – ACCT, Coll. « Langues et développement », 1993.

Dubois, Jean et al. Le dictionnaire de linguistique et des sciences du langage. Paris : Larousse. 2012.

Francard, Michel. « Décrire la variation en français contemporain. Outils théoriques et méthodologiques », Les Annales de l’Université de Craiova, série Langues et littératures romanes, numéro spécial : Variétés linguistiques et culturelles 7, Craiova, Edition Universitaria, 2005, p. 31-37.

Gadet, Françoise. La variation sociale en français, Paris, Ophrys, Coll. « L’essentiel », 2003.

Gudrun, Ledegen, Isabelle L´eglise. Variations et changements linguistiques. Wharton S., Simonin J. Sociolinguistique des langues en contact, ENS Editions, 2013, p.315-329, <halshs-00880476>

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Loubier, Christiane. Les emprunts : traitement en situation d’aménagement linguistique. Québec : Les Publications du Québec. 2003

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Violin-Wigent, A. « Vocabulaire régional et transmission familiale : le cas du français briançonnais ». Linguistica Atlantica, n°26. 2005, p. 1–19.

Comment citer cet article :

MLA : Mouzou, Palakyém. « Variation diastratique en kabiyè, langue gur du Togo ». Uirtus 1.2 (décembre 2021): 233-247.


§ Université de Kara / [email protected]

Résumé (Figuration de l’échec dans Les choses de Georges Perec)

Résumé : La thématique de l’échec est rendue actuelle par une littérature du XXe siècle très prolifique qui s’attache à l’analyse de la condition humaine. Et Georges Perec en fait une source qui lui permet d’explorer les spécificités d’une société contemporaine qui se focalise exclusivement sur la matière et la possession. Perception qui nous amène à interroger la notion de l’échec qui expose la vulnérabilité sociale et psychologique de personnages singuliers. Pour nourrir cette réflexion, nous nous sommes appuyés sur la prégnance du discours de l’échec dans son texte Les choses ; ce qui a favorisé l’analyse d’une écriture des objets et des choses assez caractéristiques.

Mots-clés : impuissance, inaction, fatalité, perdant, négation

 

Abstract: The theme of failure is made current by a very prolific 20th century literature which focuses on the human condition. And Georges Perec makes it a source that allows him to explore the specificities of a contemporary society that exclusively focuses on matter and possession. A perception which leads us to question the notion of failure which exposes the social and psychological vulnerability of singular characters. To nourish this reflection, we relied on the significance of the discourse of failure in his text Les choses; this favored the analysis of a fairly characteristic writing of objects and things. 

Keywords : incapacity, inaction, fatality, loser, negation

 

Introduction

La compétition, la réussite sont les mots et/ou les maux caractéristiques d’une société contemporaine qui ne tolère pas les perdants. Cet environnement de quête de la performance constitue, à rebours, un terreau favorable de construction de la marginalisation et de la mésestime pour une catégorie sociale. Cette perception matérialiste du monde génère l’idée de l’échec qui trouve son expression dans des champs de connaissance aussi divers que la philosophie, la sociologie, la psychologie et la psychanalyse. À l’instar de ces domaines, la littérature aussi fait de cette thématique un objet d’étude par sa représentation d’un phénomène social. Elle s’en fait l’écho dans des productions qui construisent un archétype de personnages totalement désintégrés et ancrés dans un défaitisme très caractéristique.

Anne Simonin aborde la même perspective en affirmant que « La littérature consacrée au génie et au succès est importante, celle de son double malheureux, l’échec, est très réduite. L’échec fait peur. Son « roman vrai » n’intéresse pas, à l’exception notable des psychanalystes » (111).

Ainsi des romans français majeurs sont représentatifs de ce type de personnages. Dans ce cas, les personnages d’Albert Camus sont aux prises avec une existence problématique, ceux d’Olivier Adam ou encore de Primo Levi sont empêtrés dans des situations totalement deshumanisantes d’où ils ne peuvent se soustraire ou semblent s’abandonner tant ils sont annihilés. Ces écrivains définissent des personnages totalement irrationnels et désensibilisés qui se retrouvent de l’autre côté du rideau, comme s’ils étaient soumis à une fatalité. Le problème que cette situation pose est celui de la condition humaine complexe qui contraste avec une littérature contemporaine à relent humaniste qui postule la valeur et la liberté de l’homme.   

Cette perspective existentielle paradoxale a conduit à réfléchir sur le sujet : Figuration de l’échec dans Les choses de Georges Perec. Un tel thème induit des questions de recherche qui permettront d’orienter l’analyse : Comment l’échec est-il représenté ? Comment le discours de la marginalité et de la désintégration se déploie-t-il dans le texte ?

Pour répondre à ces questions nous allons convoquer les méthodes narratologique et linguistique qui permettront d’étudier d’abord la typologie du personnage perdant. Il s’agira d’analyser les personnages principaux dans une perspective qui les appréhende selon la classification d’Éric Bordas qui définit une typologie basée sur quatre éléments majeurs (162-163). Ce qui aboutira à dresser une caractérisation de l’archétype du loser, dont la marginalisation est cristallisée par une narration avec une situation finale consacrant une irréversibilité du désavantagé. Ensuite, le discours de l’échec conduit à analyser une linguistique du perdant qui est consacrée par une véritable apologie de l’échec. Elle se perçoit dans un langage et des expressions spécifiques et un champ lexical particulièrement abondant ainsi qu’un vocabulaire dédié à cette notion.    

  1. Typologie du personnage loser

Il serait illusoire d’évoquer les catégories de personnages sans définir la notion même de personnage qui intéresse la critique. Cette instance narrative, en effet, a connu des fortunes diverses avec les différentes approches qui enrichissent les travaux critiques. La plus virulente des études est certainement celle d’Alain Robbe-Grillet qui vilipende le statut du personnage. Il formule clairement le reproche suivant : « Nous en a-t-on assez parlé, du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante ans de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n’a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l’avait placé le XIXe siècle. C’est une momie à présent » (31). La déchéance du personnage dont parle le critique est d’une autre façon, l’annonce de la perte d’un privilège. Dans cette étude, il est soumis à un effilochage qui est régi par des caractères qui se déclinent en trois strates : l’inaction, l’état d’esprit et le conditionnement social.

D’abord l’inaction du personnage est caractéristique. A priori, il paraît être en action, tant il est inscrit dans une dynamique évolutive. Cependant, le schéma actantiel du support textuel montre un état initial qui ne subit pas de modification substantielle puisque les personnages principaux sont toujours dans une situation végétative. Dès l’incipit, le récit présente des protagonistes et des adjuvants qui sont installés dans une léthargie. Cette situation de non action n’est pas modifiée, malgré le changement d’espace (de la France à la Tunisie), la lassitude et la prise de conscience de leur statut d’infortunés qui auraient pu créer le déclic et favoriser ainsi une réaction possible des personnages.   

Ainsi, les actions que posent les personnages ne sont pas assez importantes au point de modifier leur état général. Dès le début du texte, le narrateur décrit des personnages dépareillés qui mettent fin à leurs études de droit et exercent des emplois précaires ou très banals. Cette situation de départ ne connaît pas d’évolution, puisque la précarité ne disparaît pas dans le dénouement de l’histoire. Finalement, les personnages s’inscrivent dans une forme de résignation ou d’accoutumance à leur situation. Nous lisons cette abdication dans ce passage : «Une annonce parue dans le Monde, aux premiers jours d’octobre, offrait des postes de professeurs en Tunisie. Ils hésitèrent. Ce n’était pas l’occasion idéale. Ils avaient rêvé des Indes, des Etats-Unis, du Mexique. Ce n’était qu’une offre médiocre, terre à terre, qui ne promettait ni la fortune ni l’aventure. Ils ne se sentaient pas tentés » (Perec 121). Les personnages sont en proie à une désillusion qui les amène à accepter, mal gré, des activités de peu de valeur avec des perspectives de carrière quasi inexistantes. Il y a un oxymore qui révèle une antinomie entre une opportunité d’affaire (l’annonce d’une offre d’emploi) et un désintérêt qu’ils affichent avec ostentation. Pour ce faire, l’emploi de la locution adverbiale « terre à terre », l’adjectif « médiocre » et le verbe « hésiter » montre l’attitude de dénégation et de minimisation affichée par des personnages qui sont paradoxalement en pleine crise existentielle.

Mieux, l’auteur n’est pas dans une logique de condamnation. Pourtant, il s’emploie à représenter des êtres maudits, de véritables abonnés aux ratages et qui entament une descente dans des lieux périphériques. Ce qui fait dire qu’il y a une perception duale dans le texte : une catégorie de losers et une autre de privilégiés. La focalisation est orientée vers la première catégorie qui s’autocensure et ne lutte plus, comme si elle s’abandonnait à la fatalité. Nous lisons une attitude contraire du protagoniste du Mythe de Sisyphe. Dans ce texte, Albert Camus revisite le mythe grec et les productions homériques qui construisent la figure de Sisyphe. Sa réécriture montre un Sisyphe qui refuse sa condition. A rebours de cette perception, chez Georges Perec le défaitisme est la chose la mieux partagée, car son personnage a conscience de sa situation, mais il assume sa passivité. C’est en substance ce qu’affirme Anne Pellerin :            

         Du paumé dilettante au poète raté en passant par le poissard en série, le dernier de la classe et le mari trompé, le loser est le champion des coups foireux, du manque de bol, des rendez-vous manqués, des opportunités loupées, des petites défaites et des grands échecs. Il préfère la fuite à la conquête, recule là où il faut avancer, hésite quand il faut agir et n’est pas sans peur ni reproche. S’il part de rien, il n’arrive à rien, voire est un bon à rien. Sombrant souvent dans un état d’inertie et de stagnation, il ne suit pas la trajectoire de l’ascension sociale, mais celle de la déchéance sociale et de la descente aux enfers. (3)

Bref, la posture des personnages, au sens physique du terme, donc la position assise qui est adoptée et qui implique une mobilité réduite sinon inexistence, est une expression de la platitude qui annihile la volonté de sortir d’une situation instable ou inconfortable. Il y a une sorte d’acceptation d’un état qui ne connaît pas d’évolution. Ce qui dénote de la fixité des personnages qui ne sont pas des êtres de faire. 

Ensuite, l’état d’esprit général du personnage que décrit le narrateur s’exprime dans le pessimisme affiché. C’est un sentiment ambiant qui brise tout effort de transformation de la situation de départ du personnage. De ce fait, appréhender une telle psychologie altérée conduit à s’intéresser à la philosophe de Schopenhauer. Selon ce penseur allemand, « nous passons toute notre vie à poursuivre un objet puis un autre, allant du désir et de la privation à la déception que la possession engendre toujours. »[1] Georges Pérec se fait l’écho de cette philosophie en construisant des personnages dont la volonté est annihilée tant ils sont convaincus que la position qu’ils occupent ne peut changer dans le bon sens. Ils ont cessé de lutter et laissent le mal rogner leurs espérances. De façon illustrative, nous avons la construction d’une atmosphère de négativité qui affecte tout leur être :

Ils vivaient au jour le jour ; ils dépensaient en six heures ce qu’ils avaient mis trois jours à gagner ; ils empruntaient souvent ; ils mangeaient des frites infâmes, fumaient ensemble leur dernière cigarette, cherchaient parfois pendant deux heures un ticket de métro, portaient des chemises réformées, écoutaient des disques usés, voyageaient en stop, et restaient, encore assez fréquemment, cinq ou six semaines sans changer de draps. (Perec 79)

 Le mode de vie qui est adopté par les personnages est totalement misérabiliste. La description, dans ce passage, porte sur des besoins primaires qui ne sont pas satisfaits correctement. On a spécifiquement un champ lexical de l’indigence qui est mis en évidence par le verbe ‘’empruntaient’’, le groupe de mots ‘’frites infâmes’’, les adjectifs ‘’réformés, usés’’. C’est une perception négative d’un quotidien complexe. Il y a dans l’écriture de Pérec une influence hippique qui affiche le refus des valeurs d’une société de consommation caractéristique du système capitaliste. Le gaspillage et la surexploitation sont cloués au pilori par la représentation d’une attitude totalement décalée.     

Le type présenté par Georges Perec est à rebours des personnages de récits médiévaux qui présentaient des figures courageuses et victorieuses. L’auteur s’intéresse à des figures moins angulaires que sont les perdants, les ratés qui, généralement, sont loin des feux de projecteur. Cette perception est partagée par Pierre Chartier qui, parlant du point de vue de Balzac sur ce thème, affirme que « Un type […], écrit-il dans la préface à Une Ténébreuse Affaire (1842), est un personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent plus ou moins, il est leur modèle du genre. Aussi trouvera-t-on des points de contact entre ce type et beaucoup de personnages du temps présent » (123).

Finalement, la caractérisation du type perecien se base sur une inaction qui l’installe dans une fixité qui n’évolue pas. Le personnage est inscrit dans un état d’esprit bouleversé qui révèle une résignation et une acceptation d’une condition. Ces traits de fatalité sont construits par un auteur qui aborde, de ce fait, une thématique dont l’actualité dans une société contemporaine est manifeste.

  1. Le discours de l’échec

Le concept de l’échec est prégnant dans un texte actuel par sa thématique qui porte sur la condition de l’homme. L’auteur ne pointe pas une fatalité ou une divinité, mais un système social qui engendre des inégalités sociales caractéristiques. Dans le texte, la figure du couple Gérôme et Sylvie est représentative des infortunes et de la précarité qui sont abondamment décrites sous le prisme d’une situation d’énonciation qui cristallise l’échec et un vocabulaire de l’impuissance et de la résignation très caractéristique.   

À cet effet, Emmanuel Maingueneau dans son approche, affirme que « La notion de situation d’énonciation est au cœur de toute réflexion sur l’énonciation. Il s’agit d’un système de coordonnées abstraites, de point de repère par rapport auxquels doit se construire toute énonciation » (9). Le critique interroge tout un ensemble d’éléments structurels qui sont déployés dans un discours et principalement, pour le cas qui nous intéresse, le roman. De ce point de vue, l’énonciation lève le voile sur un narrateur extradiégétique qui prend en charge la narration d’une histoire rocambolesque. En effet, nous avons une scénographie spécifique de la condition humaine qui est l’objet de l’analyse. Elle pose dès le départ, un environnement où s’épanouit aussi bien un langage spécifique qu’un mode de pensée qui définit une catégorie de personnages. L’auteur ne peint pas spécifiquement des catégories sociales. Il investit une kyrielle d’objets hétéroclites, mais qui présentent une homogénéité. Ces objets de la vie quotidienne sont présentés dans une perspective antinomique qui permet de mettre en évidence un actant qui est présenté, dans ce texte sous la forme de chose. Le terme « chose » (Levinas 137) est employé dans le sens où l’entend le critique, c’est-à-dire un phénomène participant à la jouissance d’un individu. Ainsi dans le texte, nous lisons un amoncellement des objets de plaisir :

Il existait, à côté d’eux, tout autour d’eux, tout au long des rues où ils ne pouvaient pas ne pas marcher, les offres fallacieuses, et si chaleureuses pourtant, des antiquaires, des épiciers, des papetiers. Du Palais-Royal à Saint-Germain, du Champ-de-Mars à l’Etoile, du Luxembourg à Montparnasse, de l’île Saint-Louis au Marais, des Ternes à l’Opéra, de la Madeleine au parc Monceau, Paris entier était une perpétuelle tentation. Ils brûlaient d’y succomber, avec ivresse, tout de suite et à jamais. Mais l’horizon de leurs désirs était impitoyablement boucle. (Perec 18)

Il y a un recensement de lieux et d’objets qui sont focalisés sur la jouissance des sens. Ces déictiques spatiaux présentent des topographies connues et une spatialité qui sont potentiellement chargées d’émotion. Ces milieux exercent une influence sur les sens qui les rendent attractifs. Ils ont une certaine visibilité par la richesse de ce qu’ils présentent. Cependant, ces choses qui s’adressent à la sensibilité sont inaccessibles à des individus démunis dont la satisfaction des besoins est une gageure. À ce propos, le narrateur répertorie un ensemble d’éléments qui montrent un lexique essentiellement orienté sur des manques et des désirs impossibles à assouvir.

Ils vivaient dans un appartement minuscule et charmant, au plafond bas, qui donnait sur un jardin. Et se souvenant de leur chambre de bonne – un couloir sombre et étroit, surchauffé, aux odeurs tenaces – ils y vécurent d’abord dans une sorte de d’ivresse, renouvelée chaque matin par le pépiement des oiseaux. Ils ouvraient les fenêtres, et, pendant de longues minutes, parfaitement heureux, ils regardaient leur cour. La maison était vieille, non point croulante encore, mais vétuste, lézardée. Les couloirs et les escaliers étaient étroits et sales, suintant d’humidité, imprégnés de fumées graisseuses. (18)

Nous avons dans cet extrait un champ lexical de la misère et du dénuement dont le foisonnement met en évidence un espace complètement désuet, insalubre et abject. La perception déformée de la réalité ne permettait pas aux personnages principaux de prendre conscience des conditions de vie exécrable et spartiates dans lesquelles ils baignaient. Pour présenter ce sombre tableau, le narrateur emploie des adjectifs qui relèvent la morosité d’un lieu : « vieille, sombre, vétuste » ; des adjectifs exprimant la crasse : « sale, suintant, graisseuses » ;  les adjectifs qui portent sur un cadre de vie bringuebalant : « croulante, lézardée » et des adjectifs qui montrent la restriction d’un espace : « minuscule, étroit ». Tous ces adjectifs permettent d’identifier un milieu qui n’offre pas de confort à ses pensionnaires, mieux qui lève le voile sur leur statut social.   

L’expression d’une incapacité ou d’une perte de volonté se lit par un champ lexical particulièrement foisonnant. Ainsi dans le texte perecien, le discours se comprend comme une prise de conscience d’une situation ou d’un statut de défavorisé qui ne peut être modifié, mais est mal assumé par les personnages. Le langage, dans ces conditions, se veut caustique et récriminatoire :  

Peut-être étaient-ils trop marqués par leur passé (et pas seulement eux, d’ailleurs, mais leurs amis, leurs collègues, les gens de leur âge, le monde dans lequel ils trempaient). Peut-être étaient-ils d’emblée trop voraces : ils voulaient aller trop vite. Il aurait fallu que le monde, les choses, de tout temps leur appartiennent, et ils y auraient multiplié les signes de leur possession. Mais ils étaient condamnés à la conquête. (24)

Nous avons un groupe social qui adopte le même mode de vie morne de l’étudiant et/ou du psycho-enquêteur affadi. Il s’agit d’une catégorie d’individu qui partage une filiation, un métier et une temporalité. Ces éléments d’identification intègrent ce type de personnages dans un milieu qui les conditionne à développer des besoins inextinguibles qui s’expriment singulièrement par le verbe sans l’action. L’auteur procède ainsi par la construction de deux conditions sociales mises en parallèle pour cristalliser la notion de l’échec. 

Il y a tout un langage de la matière omniprésente, mais qui échappe à une possession ou une appropriation. En effet, le procédé de la description qui est utilisé à profusion dans le texte est mis au service des éléments qui sont répertoriés dans une perspective antinomique. Ils cristallisent une société capitaliste de grande consommation stratifiée pour exprimer le non accomplissement des personnages dans cette fiction. Ce discours de paradoxe est exprimé dans le passage suivant :

De station en station, antiquaires, libraires, marchants de disques, cartes des restaurants, agences de voyages, chemisiers, tailleurs, fromagers, chausseurs, confiseurs, charcuteries de luxe, papetiers, leurs itinéraires composaient leur véritable univers : là reposaient leurs ambitions, leurs espoirs. Là était la vraie vie, la vie qu’ils voulaient connaître, qu’ils voulaient mener. (97)

Les personnages, perdent pied avec la réalité fictive, et surfent entre un mode de vie rêvé mais inaccessible, et un autre qui est celui qu’ils vivent. Le faisant, dans l’expression de ce contraste, les personnages sont installés dans une situation d’oxymore. Dans l’extrait, l’opposition sémantique affichée porte sur des propositions. Il y a un idéal de vie projeté qui s’oppose avec leur réalité morne, détestable et implacable qui attise le mal-être. Les éléments cités dans le passage représentent des privilèges qui sont destinés à une classe de nantis. Et l’expression « là était la vrais vie » montre des qualités, des valeurs, des avantages sociaux qui débouchent sur une existence comblée, de jouissance. Toutes les choses décrites conduisent à la satisfaction sensorielle. Ainsi, les plaisirs gustatifs, visuels, tactiles sont ceux qui sont mis en évidence. Leur assouvissement permet d’atteindre une jouissance qui est, malheureusement, mise à mal par l’emploi du verbe « vouloir ». Il traduit l’intention des personnages qui ne suffit pas à rendre effectif un idéal, car la volonté seule ne modifie pas une position sociale. Les personnages ne peuvent que lorgner vers cette société d’avantage impossible à atteindre.

Au demeurant, la catégorie de personnages que nous analysons est confinée dans un espace périphérique singulier qui conduit au développement d’un argotisme. Elle appartient à un milieu qui agit inéluctablement sur leur mode d’expression. Les signes qu’ils emploient éclairent certainement sur un groupe social, mais aussi sur une profession. Mais quels sont les caractéristiques de ce langage ? La réponse amène à porter un intérêt aux travaux de Denise qui affirme que

La définition courante de l’argot est une définition historique : l’argot y est caractérisé comme la langue des malfaiteurs et des mendiants utilisé à des fins cryptiques. Il est clair que, si elle s’applique bien aux origines de l’argot, cette définition ne recouvre pas la multiplicité des formes que celui-ci a pu prendre au cours des siècles. On constate, en effet, que ces formes se développent dans toutes les communautés qui, en se forgeant un langage à des fins cryptiques ou crypto-ludiques, cherchent à affirmer la solidarité de leurs membres ou, plus exactement, la connivence des initiés. (5)

Partant de ce point de vue, l’argot peut être appréhendé comme un langage spécifique à un groupe, en l’occurrence le groupe de psycho-enquêteurs, dans cette fiction, qui utilise les mêmes codes linguistes dans l’exercice de leurs activités. Et c’est l’ensemble de ces signes qui permet d’identifier ce type, mais surtout de le marginaliser dans cet environnement textuel. L’inscription des personnages principaux dans un code de référence a un revers ; elle les classe et les maintient dans une catégorie qui influence leur parcours narratif.         

De fait, le discours des personnages porte essentiellement sur le constat d’un manque ou sur la superficialité d’un mode de vie qui est toujours comparé à un autre qui est insaisissable. Ces personnages sont d’anciens étudiants qui ont abandonné leurs formations pour vivre de l’industrie de la publicité. Il s’agit de métiers mal rémunérés qui les maintiennent dans un état constant d’indigence ou dans l’illusion qu’ils ont un pouvoir d’achat. Ils affichent un langage commun tiré de leur métier absorbant de psycho-enquêteurs. Nous lisons dans le texte cette communauté : « Ils étaient tous une bande, une fine équipe. Ils connaissaient bien ; ils avaient, déteignant les uns sur les autres, des habitudes communes, des goûts, des souvenirs communs. Ils avaient leur vocabulaire, leurs signes, leur dada » (42).

Ce vocabulaire dont parle l’extrait est composé de mots techniques employés dans les enquêtes, les sondages et les questionnaires. C’est un ensemble de vocables tirés du domaine de la psychologie et qui foisonnent dans la communication des personnages. Cette spécificité langagière sort de leur cadre professionnel pour alimenter les conversations dans les différents lieux qu’ils fréquentent. Finalement, le discours de l’échec se nourrit d’un vocabulaire spécifique qui porte sur un ensemble de choses et d’objets hétéroclites dont la présence permet de lever le voile sur une condition humaine détestable qui provoque le déséquilibre des personnages de Georges Perec. 

Conclusion

L’analyse de la thématique de l’échec a permis d’appréhender, plus que les dimensions sociales et psychologiques soumises à une contrainte dans le texte de Georges Perec, une écriture des objets et des choses dont le foisonnement est assez particulier. Cette étude a permis de caractériser le type du personnage loser. Il est ancré dans une posture qui ne le satisfait pas, mais il  ne pose pas d’action pour faire évoluer sa situation. C’est un personnage statique et fataliste qui s’inscrit dans une spatialité périphérique. Aussi, le discours de l’échec est essentiellement porté par un lexique qui s’attache à définir une catégorie sociale. Elle est figurée par un argotisme qui exprime l’impuissance, l’insuffisance, l’insatisfaction et l’amertume. Au total, plus que la focalisation d’un langage pour exprimer l’échec, l’auteur montre la spécificité d’un monde déterminé par un système capitaliste qui stigmatise les perdants.

Travaux cités

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Levinas, Emmanuel. Totalité et infini : Essai sur l’extériorité. Paris : Édition Librairie Générale Française, 2015.

Maingueneau, Dominique. Linguistique pour le texte littéraire. Paris : Édition Nathan, 4e édition, 2003.

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Robbe-Grillet, Alain. Pour un nouveau roman. Paris : Les Éditions de Minuit, 2013.

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 « Pessimisme », Philosophie magazine, philomag.com/philosophes/arthur-schopenhauer, page consultée le 15 juillet 2021.

 

Comment citer cet article :

MLA : Aka, Adjé Justin. « Figuration de l’échec dans Les choses de Georges Perec. » Uirtus 1.2. (décembre 2021) : 221-232.

[1] https://www.philosophie magazine, philomag.com/philosophes/arthur-schopenhauer/

Résumé (Praxéologie des affiches de la COVID-19 : le cas de Ouagadougou)

Ibraogo Kabore§

Résumé : L’avènement de la COVID-19 a plongé le monde dans une vulnérabilité manifestement surprenante. Les conséquences s’étendent à tous les secteurs de la vie. Face à ce climat délétère, l’humanité tente de réagir. Dès lors, des mesures sont prises aussi bien à l’échelle mondiale notamment par le canal de l’OMS, que nationale. Ainsi, le Burkina Faso, à l’instar des autres pays, a entre autres développé des stratégies de riposte pour tenter d’endiguer la pandémie. Il s’agit notamment de la déclinaison des gestes ou mesures barrières et de l’exhortation à leur respect censé mettre fin à long ou court terme à la chaine de contamination de la maladie.  Pour parvenir à une large diffusion de ces mesures, plusieurs supports médiatiques ont été mis à contribution parmi lesquels peuvent être cités, la télé, la radio, l’internet, l’affiche. Au nombre de ces supports, la télévision, l’affiche mais également l’internet, dans bien de cas, présentent la particularité, dans leur(s) contenu(s) sur la COVID-19, de donner à voir de façon   simultanée, concomitante et interactive le signe iconique ou l’image et le signe ou lettrage linguistique[1]. La réflexion engagée dans le cadre de cet article est, ce faisant, de se demander si une telle configuration faisant cohabiter image et lettrage linguistique n’a pas une plus-value particulière en termes de « moyens d’action »[2] efficace sur le public.             

Mots-clés : Pragmatique, pratiques sémiotiques, affichages urbains, COVID-19

Abstract: The advent of COVID-19 has plunged the world into manifestly surprising vulnerability. The consequences extend to almost all walks of life. In the face of this deleterious climate, humanity is trying to react. Consequently, measures are being taken both globally, notably through the WHO, and nationally. Burkina Faso, like other countries, has, among other things, developed response strategies to try to contain the pandemic. This concerns in particular the declination of gestures or barrier measures and the exhortation to respect them, supposed to put an end in the long or short term to the chain of contamination of the disease. To achieve wide dissemination of these measures, several media supports have been used, among which can be cited, TV, radio, Internet, billboards. Among these media, television, display but also the Internet, in many cases, have the particularity, in their content (s) on COVID-19, of showing simultaneously, concomitant and interactive image and linguistics. The reflection initiated within the framework of this article is, in doing so, to ask whether such a configuration, which brings together image and language, does not have a particular added value in terms of effective « means of action » on the public.

Keywords: Pragmatics, semiotic practices, urban displays, COVID-19

Introduction

Depuis 2019, le monde entier est frappé de plein fouet par la pandémie de la COVID-19. Le Burkina Faso, pour y faire face, a pris un certain nombre de mesures[3] et développé des stratégies de riposte[4] pour tenter de l’endiguer. Pour y parvenir, plusieurs supports médiatiques ont été mis à contribution parmi lesquels l’affiche matérialisant la particularité, dans son contenu sur la COVID-19, de donner à voir de façon simultanée, concomitante et interactive le signe iconique et le signe ou lettrage linguistique. L’on peut alors se demander si une telle configuration faisant cohabiter les deux types de signes, iconique et linguistique, a une plus-value particulière en termes de « moyens d’action »[5] efficace sur le public.            

Au demeurant, la matérialisation singulière de l’occupation spatiale de l’affiche, sa configuration hétérogène dans l’espace urbain, etc. ne semblent pas neutres, anodines. Ce faisant, il ne paraît pas fortuit d’analyser ses configurations morphosyntaxiques, ses modifications (mutations) et les interactions entre elle et les lecteurs[6].

Dans cette perspective, les questions spécifiques ci-après peuvent être posées : les supports médiatiques alliant le signe iconique et le lettrage linguistique ne manifestent-ils pas une stratégie axée sur l’accentuation redondante ?  Ne prennent-ils pas en compte, sur le plan culturel, tous les types de publics ? Leur emplacement spatio-temporel stratégique[7] ne fait-il pas d’eux des canaux de large diffusion ? 

Ce travail s’inscrit de façon englobante dans la sémiotique ouverte [8] et de manière spécifique dans la sémiotique des pratiques[9]. De façon générale, cette dernière appréhende les « corps », les objets en qualité « de médiateur entre l’habitus et la praxis énonciative ». Un des intérêts de cette approche théorique est qu’elle permettra d’appréhender les éléments aussi bien linguistiques, iconiques, que plastiques de l’affiche comme un tout cohérent, signifiant et stratégiquement articulé.

 Dès lors, le décryptage de cette entité signifiante devra permettre d’accéder à ses différentes configurations stratégico-pragmatiques manifestes et implicites. Prenant théoriquement appui sur la sémiotique des pratiques, ce travail se fonde sur les hypothèses ci-après : les supports médiatiques alliant le signe iconique et le signe linguistique manifestent une stratégie axée sur l’accentuation redondante ; ils prennent en compte, sur le plan culturel, tous les types de publics ; leur emplacement spatio-temporel stratégique les érige en des canaux de large diffusion ; 

Se basant sur ces hypothèses, il s’agira pour nous d’essayer d’appréhender les effets illocutoires et perlocutoires des supports retenus sur le public, en l’occurrence, le public construit par le texte et les actes de langage indirects y configurés pragmatiquement. Ces effets pragmatiques sont d’autant importants qu’ils conditionnent les résultats escomptés de l’affichage. Dès lors, nous tentons de contribuer à une utilisation efficiente des affiches dans la sensibilisation et la lutte contre la COVID-19 dans le contexte du Burkina, un pays à fort taux d’analphabétisme.

Pour ce faire, nous avons parcouru la ville de Ouagadougou[10] et avons photographié toutes les affiches liées à la COVID-19. La ville de Ouagadougou a été choisie pour plusieurs raisons.  Primo, après que les premiers cas de malades de la COVID-19 y sont déclarés, la ville a connu une floraison d’affiches ayant trait aux mesures barrières. Secundo, elle trône en tête des villes les plus contaminées au Burkina Faso, etc.

Se moulant théoriquement dans la sémiotique des pratiques, ce travail s’articulera suivant l’architecture ci-après : dans un premier temps, nous mettrons le curseur sur la médiation entre le linguistique et l’image et sa portée ; dans un deuxième temps, nous chercherons à mettre au-devant de la scène la gamme de publics configurés ; dans un troisième temps, nous nous pencherons sur les enjeux stratégiques des emplacements spatio-temporel de ces supports de communication.

Ce qui précède tient lieu d’aspectualisation schématique du plan de ce travail. Les lignes qui suivent consacreront l’amorce de notre analyse.

1. Aspectualisation pragmatico-énonciative des affiches 

Dans cette rubrique, nous nous emploierons à l’analyse des différentes configurations signifiantes des différentes affiches du corpus. Le point inaugural se focalise sur l’emplacement du signe linguistique par rapport au signe iconique et vice versa dans l’espace du cadran de l’affiche.

1.1. Linguistique-iconique : localisation sur le cadran et ostentation

            L’essentiel des affichages ayant trait à la COVID-19 matérialise par la cohabitation le signe linguistique et le signe iconique. Ces deux types de lettrage s’amalgament de manière symbiotique pour faire office de texte de chacune des affiches concernées. Sur le cadran de l’affiche, ils figurent dans des configurations diversifiées et se prêtent à la lecture tant sur l’axe syntagmatique que paradigmatique[11] ; activant, ce faisant, des jeux de vedettisation. La mise en emphase se fait principalement autour des couples /avant/arrière/ ; /haut/bas/, où les places /avant/ et /haut/ sont celles en vedette. Le lexème /avant/ employé en solidarité sémantique avec le terme /paradigmatique/ aura valeur sémantique de /haut/ dans les lignes ci-après consacrées à l’analyse statistique des différents contenus des affiches dévolues à ce travail.

Au demeurant, de manière pratique, sur seize (16) affiches que compte le corpus de cet article, il y a deux qui mettent en /avant/ le signe linguistique, et ce, sur le double plan syntagmatique et paradigmatique. Toutefois, il y a trois affiches qui sont impliquées dans ce faire. Et chacune de ces dernières englobe plusieurs lettrages linguistiques. Elles totalisent cinq lettrages linguistiques emphatiques en syntagmatique et trois occurrences linguistiques en paradigmatique.  Il en émane que le signe ou lettrage linguistique est mis en vedette aussi bien syntagmatiquement que paradigmatiquement avec une légère préférence pour le plan syntagmatique.

Cependant, toutes les affiches photographiées n’articulent pas un tel schéma. D’autres matérialisent une architecture inverse : le signe iconique est positionné /avant/ le signe linguistique et se hisse dès lors en posture vedette. A l’instar du signe linguistique, cette posture se déploie aussi bien syntagmatiquement que paradigmatiquement. 

Sur le plan syntagmatique, sur les 16 affiches photographiées, douze (12) vedettisent le signe iconique. Il se constate par ailleurs que six (06) affiches parmi les seize contiennent plus de deux signes iconiques. Dans cette dynamique, il apparaît que le total des affiches comptabilise vingt-huit (28) figurations en vedette du signe iconique.   

Sur l’axe paradigmatique, sur les seize (16) affiches que compte le corpus, onze (11) emphatisent le signe iconique. À cela s’ajoute le fait que sur les onze (11) qui vedettisent paradigmatiquement le signe iconique, sept (07) matérialisent plusieurs signes iconiques vedettisés. En conséquence, sur ce même total de onze (11), quarante-et-un (41) signes iconiques sont mis en relief ; situation rendue possible évidemment par le fait que certaines affiches contiennent plusieurs signes iconiques mis en emphase[12]. Il en découle que les affiches du corpus, pour l’essentiel, privilégient la mise en vedette bâtie autour du signe iconique.

Pour récapituler, sur les affiches, le signe iconique et le signe linguistique se partagent les positions vedettes sur l’axe syntagmatique avec une prégnance de l’iconique. Le même scenario se répercute sur l’axe vertical avec le couple /haut/bas/. Cependant, la médiation entre le signe iconique et le lettrage linguistique ne se borne pas à cet aspect. Elle se définit par ailleurs par la nature de leur(s) lien(s).

1.2. Linguistique-iconique : types d’interactions

Au-delà des types de configurations données à voir ci-dessus et portant sur l’interaction du signe linguistique et du signe iconique, notamment sur leur posture spatiale, l’un par rapport à l’autre, il existe d’autres types d’interactions toujours focalisées sur le lettrage linguistique et le signe iconique.  En effet, dans bien des cas, à chacune des mesures barrières édictées, correspond un signe iconique. Dans une large mesure, c’est la charge sémantique du signe iconique qui se trouve à l’identique répercuté au niveau du linguistique. Ce qui met le signe linguistique dans une situation de redite. Le signe linguistique réitère le message véhiculé par le signe iconique.

Ainsi, sur les seize (16) affiches du corpus, il se donne à voir cinquante-et-un (51) cas de redite du lettrage linguistique contre quatorze cas du signe iconique. Il en émane qu’il y a une prégnance de cas tautologique du signe linguistique. Ces résultats peuvent être davantage détaillés. Dans cette perspective, ils revêtent l’architecture ci-après.   Sur le total des affiches, le signe linguistique présente vingt-sept (27) cas de pléonasme syntagmatiquement contre vingt-trois (23) cas paradigmatiquement. Il se perçoit que le plan syntagmatique est plus utilisé que celui paradigmatique.

Quant au signe iconique, il est dévolu à la redite dans neuf (09) cas sur le plan syntagmatique contre cinq (05) cas sur le plan paradigmatique. Ici, à l’instar du lettrage linguistique, le plan syntagmatique est plus sollicité.

Toujours dans la médiation entre le lettrage linguistique et le signe iconique, une autre configuration se livre à la perception. Il s’agit du cas de tautologie du signe linguistique où dans chacune des occurrences, deux signes iconiques ont été mis à contribution pour égaler le contenu sémantique du signe linguistique.

Dans cette optique, le corpus compte sept (07) cas repartis entre trois affiches : trois s’articulent syntagmatiquement et quatre, paradigmatiquement. L’analyse du contenu du corpus a permis de s’apercevoir également qu’il y a des cas de redite du signe iconique où dans chacune des occurrences deux signes iconiques ont été mis à contribution pour égaler le contenu sémantique du signe linguistique que ceux-ci reprennent. Sur ce plan, trois cas entrent en ligne de compte, en l’occurrence, deux syntagmatiquement et un, paradigmatiquement.   

Un autre type d’interaction se donne à percevoir en marge de celui qui vient d’être évoqué. Il s’agit d’un cas de figure où le contenu sémantique du signe linguistique, contrairement au cas précédent, intervient en termes de complément d’information par rapport à la charge sémantique de l’iconique : ce n’est non plus une redite, mais une plus-value, une information additive.  

En la matière, il se dégage dix-sept cas de figure où le signe linguistique est porteur d’information additive dans sa cohabitation avec le signe iconique alors qu’il se donne à observer trois (03) cas pour le signe iconique. On le voit, la redite est essentiellement dévolue au signe linguistique.       

Il en découle que le signe linguistique est dévolu à un emploi multiple et multiforme sur le cadran des différentes affiches. La rubrique d’analyse suivante se penchera sur la distribution spatiale des affiches en milieu urbain qu’est la ville de Ouagadougou.

1.3. Emplacement des affiches dans l’espace urbain  

Nous écrivions plus haut que l’enquête réalisée dans le cadre de cet article a consisté en une double opération : l’observation participante et la photographie des affiches ayant trait à la COVID-19 dans la ville de Ouagadougou. Il en a découlé que les espaces ci-après se partageaient les sites d’affichage ou d’implantation des différentes affiches du corpus.

Il s’agit essentiellement des voies notamment bitumées de la ville de Ouagadougou, de l’entrée des pharmacies, des cliniques, des centres d’imagerie médicale, des sièges d’opérateurs de téléphonie mobile, des institutions financières et des Gabs. La grande majorité des affiches photographiées l’ont été sur ces lieux.

Illustrativement, une des affiches du corpus, à contenu portant évidemment sur la COVID-19 et accolée à plat sur un panneau d’affichage, a été photographiée dans la ville de Ouagadougou notamment au bord de la voie bitumée passant devant l’entrée du bâtiment abritant le ministère des affaires étrangères et se dirigeant vers l’archevêché de Ouagadougou. Géographiquement, c’est une route qui se trouve quasiment au centre-ville. Plusieurs autres affiches du même type existent sur la même voie, en l’occurrence, du côté de la voie opposée à l’emplacement du ministère ci-dessus cité. Une observation attentive permet d’avancer que cela est dû au fait que ce côté de la voie recèle de plus d’espace et donc plus propice à l’implantation des panneaux que les différentes affiches ont pour support.  Ce sont de grosses affiches occupant tout le cadran de ces panneaux géants.  Comme on le voit, les affiches ont été essentiellement implantées à des lieux précis dans la ville de Ouagadougou. À travers cette séquence d’étude et avant elle, les deux premières portant respectivement sur l’interaction entre le lettrage linguistique et le signe iconique dans l’espace du cadran, suivi du type de liens qui les lient, il a été procédé à l’aspectualisation des différentes facettes des affiches du corpus. L’étape ci-après sera une tentative d’explicitation des implicites, des actes de langage indirects arrimés aux différents aspects du corpus décrit et les enjeux praxéologiques qui en découlent.

2. De l’encodage au décodage des affiches

Il s’agira ici de cerner les implications profondes des différentes séquences décrites précédemment.

2.1. Jeux de prégnance iconique/linguistique et public(s) configuré(s)

Au niveau de la première rubrique d’analyse de cet article, il a été relevé que la plupart des affiches du corpus apparaissaient dans des combinaisons variées. Par la suite, il a été noté dans un premier temps que sur les seize affiches du corpus, il y a deux qui vedettisaient le signe linguistiqueLes deux plans, syntagmatique et paradigmatique, ont respectivement bénéficié de deux mises en emphase. Nous précisions finalement que cette parité s’expliquait par le fait que ce sont trois affiches qui sont concernées par la vedettisation du lettrage linguistique sur les deux axes donnés. 

Ce bilan partiel qui vient d’être fait concernant le lettrage linguistique a trait à chaque affiche prise individuellement et globalement, en l’occurrence, les trois affiches valorisant le lettrage linguistique. Or, comme nous l’écrivions, la quasi-totalité des affiches, en l’occurrence quinze sur seize, contiennent au moins deux signes iconiques et deux lettrages linguistiques. Dans cette lancée, et toujours avec les trois affiches en propos, il a été retenu en termes de bilan que le signe linguistique est vedettisé tant sur le plan syntagmatique que paradigmatique à hauteur respectivement de cinq lettrages linguistiques emphatiques et trois occurrences linguistiques vedettisés. Ce qui matérialise une légère longueur d’avance pour le plan syntagmatique. 

Dès lors, il est à retenir deux aspects. Le premier est que quinze affiches sur seize englobent au minimum deux signes iconiques et deux lettrages linguistiques. Autrement dit, une seule affiche se borne à un signe iconique et un lettrage linguistique.  Le second point à ne pas perdre de vue est que sur les seize, et dans une appréhension englobante n’entrant pas dans les détails, deux affiches sont en tout mises en emphase syntagmatiquement et deux autres, paradigmatiquement, lorsque focalisation est uniquement faite sur le signe linguistique.

Il en émane en première instance que l’ensemble des affiches, du fait de la présence du signe linguistique, configure un public, un lectorat lettré.  En effet, un public ne sachant pas lire et/ou écrire ne pourra pas en principe accéder à la charge sémantique de l’affiche portée par sa dimension linguistique.

Toutefois, la minoration statistique de la vedettisation de la linguistique donne à entendre que ce public lettré n’est pas celui qui est privilégié. Et quand est pris en compte le détail du cadran de ces trois affiches, en rappel, il se constate que cinq lettrages linguistiques sont vedettisés syntagmatiquement et trois paradigmatiquement.  Ce qui constitue une poussée statistique dans la vedettisation du lettrage linguistique. Toutefois cette progression reste marginale eu égard à l’effectif des affiches qui s’élève à seize. Ce qui confirme ce qui a été dit précédemment à savoir que, certes le public lettré est visé, mais il n’est pas le privilégié.

Nous parlions sous peu de cinq lettrages emphatiques pour le plan syntagmatique contre trois pour le paradigmatique et nous en avions conclu que cela manifestait une préférence relative pour le plan syntagmatique. Si cet axe est le plus dominant ici, trajectoire classique voire dominante de la lecture en français, cela insinue que les destinateurs de ces affiches sont restés dans le schéma populaire, plus connu, non sophistiqué et à la portée non seulement du lecteur lettré mais également du lectorat alphabétisé et censé être en termes de compétence linguistico-culturel du niveau du lecteur basilectal. Ce faisant, il se trouve configuré et privilégié les lecteurs lettrés et les lecteurs alphabétisés.    

Ce qui précède a trait au linguistique utilisé syntagmatiquement et paradigmatiquement. Toutefois, on l’a vu, les affiches n’abritent pas que le signe linguistique de manière manifeste.  Ce dernier partage l’espace du cadran de l’affiche avec le signe iconique. Plus exactement, il a été conclu que certaines affiches, a contrario du schéma ci-dessus évoqué, mettent en posture emphatique le signe iconique. Un déploiement qui se projette sur le double plan syntagmatique et paradigmatique.

Sur l’axe syntagmatique, en rappel, douze affiches sur seize mettent en exergue d’un point de vue global le signe iconique contre onze sur le plan paradigmatique. Il est détectable que c’est la quasi-totalité des affiches du corpus qui optent pour la mise en emphase du signe iconique, qui lui font la part belle.  Il est largement plus mis en vedette que le signe linguistique dans leur cohabitation.

Il en découle que l’occurrence du signe iconique en tant que séquence du texte configure un public illettré. En d’autres termes, à travers le signe iconique est contextuellement lorgné un public illettré et le canal utilisé ici pour parler à cette couche est l’analogie. Le signifiant partageant certaines qualités du référent permet au lecteur illettré de reconnaître à travers ce signifiant le référent concerné.  Myriam Dumont parle d’iconique fonctionnel[13] 

On le voit, l’affiche à travers le signe iconique configure un public illettré. Or le corpus dans sa quasi-totalité met en emphase le signe conique.  Ce qui pousse à la compréhension que les affiches du corpus privilégient un lectorat illettré par la vedettisation statistiquement prépondérante du signe iconique.

Privilégiant le signe iconique, il y a comme une volonté doublée d’une stratégie de ratisser large en termes de lectorat. La stratégie se comprend bien et semble prendre en compte le contexte africain et burkinabè où la population est essentiellement analphabète.

2.2. Linguistique-iconique : redondance et complémentarité 

La séquence précédente a gravité autour de la posture spatiale du signe linguistique et du signe iconique et vice versa sur le cadran de l’affiche. En marge de cela, d’autres types d’interaction existent entre les deux comme il a été vu dans la séquence de l’analyse. Là, il en est ressorti que, dans nombre de cas, à chacune des mesures barrières énoncées, était arrimé un signe iconique. Pour l’essentiel, c’est le contenu sémantique du signe iconique qui est à l’identique repris linguistiquement. 

Concrètement, il est apparu que sur les seize (16) affiches du corpus, il a été dénombré cinquante-et-un (51) cas de figure où le lettrage linguistique reprend la charge sémantique du signe iconique. L’inverse s’exprime dans quatorze (14) cas. Il en émane que le signe linguistique est le plus dans la redite. Syntagmatiquement, il en affiche vingt-sept (27) contre vingt-trois (23)paradigmatiquement. Quant au signe iconique, il en comptabilise neuf (09) syntagmatiquement et cinq (05) paradigmatiquement. Dans ce dernier cas, à l’exemple du signe linguistique, l’axe syntagmatique est le plus usité. Il y a dès lors indication que certes tout type de lectorat est lorgné, mais manifestement c’est le lecteur illettré et analphabète qui sont avant tout privilégiés.

Les redites évoquées ci-dessus portent le nom de fonction de redondance chez Barthes[14] et de fonction autonymique chez V. Lucci[15] : le lettrage linguistique ou le signe iconique « vient doubler l’appellation »[16] du message transmis. Il y a une sorte de massification du contenu informatif ; un désir de mise en vedette, de pousser au-devant de la scène l’information. Ce qui tend à reléguer au second plan la description identitaire du virus agent pathogène. Il y a davantage insistance sur le message transmis.  Cette catégorie d’iconicité ou de signe linguistique, en l’occurrence autonymique, est sans ambages la matérialisation d’un vouloir de mettre le curseur avant tout sur l’information, une quête de vedettisation redondante : « Elle fonctionne un peu comme une sorte de soulignage d’un genre particulier […]. »[17] Il en émane que l’iconicité ou le signe linguistique autonymique pousse à percevoir l’information et à y adhérer.

En résumé, dans leur interaction sur le cadran de l’affiche, le signe linguistique et le signe iconique se partagent la fonction de redondance avec une nette prégnance du signe linguistique et de l’axe syntagmatique. Cette redondance n’a pas une configuration homogène sur toutes les affiches.

Il s’observe[18] des cas de redite du signe linguistique où dans chacune des occurrences, deux signes iconiques sont mobilisés pour égaler le contenu sémantique du signe linguistique. Le corpus en matérialise sept (07) cas partagés entre trois affiches. L’axe syntagmatique recèle trois cas et le plan paradigmatique, quatre. Si la redite avec mobilisation de deux signes iconiques concerne ici le lettrage linguistique, le signe iconique n’est pas en reste. Autrement dit, il y a des cas où c’est le signe iconique qui est dans une posture de redite et à l’instar du cas précédent, il y fait figure sous la forme de deux signes iconiques et réédite le contenu sémantique du signe linguistique. Totalisant trois cas, deux se déclinent syntagmatiquement et un, paradigmatiquement.

Dans cette séquence où deux signes iconiques sont sollicités pour matérialiser le contenu sémantique du lettrage linguistique, il y a une volonté de faire en sorte que chacune des mesures barrières édictées linguistiquement, et lorgnant de ce fait les lettrés et les alphabétisés, soient de façon précise et maximale, exhaustive comprises des illettrés et des analphabètes. La condensation se bornant par principe aux traits saillants, il a été jugé plus efficient de recourir à deux signes iconiques dans une perspective méthodico-pédagogique pour rendre compte du contenu sémantique du lettrage linguistique portant sur chacune des mesures barrières.  Ce besoin dénote de l’ampleur de l’enjeu qui est de briser la chaîne de contamination de la COVID-19 au sein d’une population essentiellement analphabète.

Au regard de ce qui précède, le lettrage linguistique mais également le signe iconique assument la fonction de redondance sur nombre d’affiches. Dans son rôle de redite ou non, le signe iconique se mue en deux pour sémantiquement rendre compte du contenu du signe linguistique. À côté de cette forme de médiation entre le signe iconique et le signe linguistique, une autre d’un tout autre aspect prend corps entre les deux.

Il s’agit d’une figuration où la charge sémantique du lettrage linguistique, a contrario des cas précédents, se matérialise sous forme de complément d’information à la charge sémantique du signe iconique : ici il ne s’agit plus d’une redite, mais d’une plus-value, une information additive. Dix-sept (17) cas ont été comptabilisés dans le corpus au niveau de l’analyse où le lettrage linguistique ne répercute pas le contenu sémantique du signe iconique qui le précède et avec lequel il partage l’espace du cadran ; il est plutôt porteur d’une information additive, supplémentaire à la charge sémantique du signe iconique.  Il y a trois (03) autres cas où c’est le signe iconique qui est dans ce rôle d’apport d’information additive au contenu sémantique du lettrage linguistique.

Il apparaît dès lors que le rôle de supplément d’information est principalement l’apanage du signe linguistique.Cette fonction porte le nom de relais ou de complémentarité chez R. Barthes. La fonction de complémentarité conjoint ici au signe linguistique vise à pallier les insuffisances inhérentes au signe iconique. En effet, le signe conique fait montre souvent de plusieurs faisceaux sémantiques, de plusieurs parcours sémémiques et dans ce cas le signe linguistique vient canaliser et diriger le lecteur vers le sens voulu et virtualiser du même coup les autres parcours sémémiques restants. Il en émane que cela répond à des objectifs d’efficience et d’efficacité dans la lecture des affiches dans un contexte de pluralité de publics lorgnés et modes de communication.
Au demeurant, il émerge que le signe linguistique est par excellence le mode d’expression des subtilités et le signe iconique, celui qui permet de s’adresser aux illettrés et aux analphabètes et permet par conséquent d’atteindre un large public.

2.3. Implantation spatio-urbaine des affiches : un déploiement stratégique

L’enquête réalisée dans le cadre de cette étude a consisté en la photographie des affiches portant sur la COVID-19 dans la ville de Ouagadougou. Ce travail d’enquête a permis de dresser un certain nombre de constats. Au nombre de ces derniers, on pourrait noter le fait que l’implantation des affiches dans l’espace urbain fait la part belle à un certain nombre de lieux. Il s’agit notamment des artères[19] de la ville de Ouagadougou, de l’entrée des pharmacies, des cliniques, des centres d’imagerie médicale, des sièges d’opérateurs de téléphonie mobile, des institutions financières et dérivés, en l’occurrence, des Gabs. La quasi-totalité des affiches photographiées l’ont été sur ces lieux.

Cela peut être expliqué en partie par le fait que ce sont des lieux assez fréquentés par les citadins. On le sait, dans l’espace urbain, les voies constituent quasi exclusivement les canaux de mobilité des citadins. Permettant la mobilité urbaine, elles sont quotidiennement prises d’assaut par toutes les couches socioprofessionnelles de manière quasi ininterrompue et dans les deux sens. Ce qui justifie a posteriori l’implantation des affiches tout au long de ces voies pour se donner les chances d’assurer leur visibilité et par conséquent leur lecture par un grand nombre de citadins.

La présence des affiches à l’entrée des pharmacies obéit au même impératif de visibilité. En effet, les pharmacies sont des lieux habilités à la vente des médicaments de sorte que l’affluence y est toujours de mise. C’est un nombre important de citadins qui y afflue à longueur de journée et même la nuit pour y acheter des médicaments. Ce faisant, elles font office de lieu de grande visibilité pour un pan substantiel de la population urbaine. A l’instar des routes, les pharmacies sont nombreuses et disséminées à travers la ville.

Ce sont les mêmes raisons de visibilité qui sous-tendent l’implantation des affiches à la devanture des hôpitaux : les centres hospitaliers publics et privés. Certes, l’automédication est une pratique courante en Afrique noire en générale, et au Burkina en particulier. En conséquence, il arrive qu’un citadin   prenne la route d’une pharmacie sans passer par la consultation à l’hôpital. Toutefois, il est assez habituel que les patients passent d’abord par la case hôpital avant de se rendre dans une pharmacie munie généralement d’une ordonnance. Il en émane que les affiches s’implantent aux abords, voire à l’entrée des hôpitaux pour des besoins de visibilité.

Tout comme les centres hospitaliers, les sièges d’opérateurs de téléphonie mobile abritent des affiches portant sur les mesures barrières à leurs entrées. Le choix de ces lieux répond non seulement à la volonté de l’entreprise occurrente, pour autant que faire se peut, de se prémunir contre la maladie, mais également à un besoin de visibilité dû au fait que les maisons de téléphonie mobile sont des lieux de grande fréquentation.

Au nombre des lieux privilégiés par les affiches, il y a l’entrée des institutions financières. Ce fait répond non seulement à la volonté des institutions concernées de casser la chaine de contamination de la maladie, de mettre leur(s) personnel(s) à l’abris de contamination, mais également, pour des besoins de visibilité de ces affiches par un grand nombre de personnes, de citadins vu que ce sont des lieux d’affluence, des lieux assez fréquentés par les citadins pour des préoccupations gravitant autour de la téléphonie mobile. Cet état de fait est non seulement vrai pour les banques mais également pour les gabs qui font partie intégrante des banques.

Il en émane que la visibilité est une des raisons essentielles des différents emplacements cités. Une autre raison arrimée à celle de la visibilité pour une large part peut être citée : une opération de communication en lien avec l’image de marque des institutions concernées ou le gouvernement. Donner à voir qu’ils sont socialement responsables, se souciant de la santé des clients (institutions bancaires) ou de la population (gouvernement) de sorte qu’ils prennent la menace de l’épidémie qu’est la COVID-19 à bras le corps.  Un tel message se dégage sur le plan du paraître.

Conclusion

Au total, l’avènement de la COVID-19 dans le monde et au Burkina a eu pour corollaire une flopée d’implantations des affiches y afférentes dans la ville de Ouagadougou. Situées dans des lieux stratégiques, elles amalgament sur leurs cadrans respectifs, le lettrage linguistique et le signe iconique.  Une telle configuration n’est pas anodine. Elle vise l’efficience praxéologique des affiches sur les coénonciateurs et par ricochet sur la population de Ouagadougou. Cette efficacité est recherchée sur une palette d’échelles. En premier lieu, elle est portée sur le cadran par le positionnement du signe linguistique par rapport au signe iconique et vice versa activant ainsi des jeux de vedettisation à la base en partie de la configuration des différents types de coénonciateurs. En deuxième lieu, elle est manifestée par le type de lien(s), redondance ou complémentarité, existant entre signe linguistique et signe iconique sur le cadran de l’affiche offerte à la lecture et manifestant partiellement l’insistance par la redondance. En troisième lieu, elle est matérialisée par la distribution spatiale stratégique des affiches dans l’espace urbain, aspect qui par ailleurs n’est pas sans lien avec la recherche de visibilité.  Une telle recherche d’efficience dans le dire des affiches vise des effets escomptés. Ces effets perlocutoires escomptés sur les citadins se discriminent au moins en deux ordres. Le premier, à valeur d’objet modal, est de prendre en compte, de cibler toutes les couches de la population sans distinction de niveau culturel. Plus exactement, les énonciateurs des affiches s’adressent par le truchement de l’affichage aux lecteurs de tous les niveaux culturels : de l’analphabète au lecteur de niveau acrolectal en passant par les strates basilectale et mésolectale. Le second ordre est de réussir subséquemment le faire-persuader et le faire-adhérer des populations au respect des mesures barrières édictées par l’organisation mondiale de la santé (OMS) afin de stopper ou de briser la chaîne de contamination de la pandémie. Il en émane que la question fondamentale de cet article qui tâchait de savoir si la cohabitation du signe linguistique et du signe iconique sur le cadran de l’affiche avait une plus-value spécifique en termes de « moyens d’action » efficaces sur le public se vérifie avec les hypothèses y afférentes. Il est alors à retenir que l’exégèse de l’affiche faite sur la base de son aspectualisation a permis d’avoir accès à ses différentes configurations pragmatico-tactico-stratégiques manifestes et implicites. Toute chose qui donne à percevoir que les objectifs initialement fixés dans le cadre de cette étude ont été atteints. Ce qui paraît entériner du même coup la pertinence de la sémiotique des pratiques, orientation théorique choisie, pour ce sujet sur les affiches portant sur la COVID-19.

Travaux cités

Denis, Vernant. Introduction à la philosophie contemporaine du langage : du langage à l’action. Paris : Armand Colin. 2010.

 Dominique, Maingueneau. Analyser les textes de communication. Paris : Armand Colin, 2e édition. 2009.

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Fontanille, Jacques. Pratiques sémiotiques. Paris : PUF. 2008.

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Comment citer cet article : MLA : Kabore, Ibraogo. «Praxéologie des affiches de la COVID-19 : le cas de Ouagadougou». Uirtus 1.2 (décembr


§ Université de Ouagadougou /   [email protected]                                                                                   

[1] Les études sémiotiques portant sur les affiches distinguent deux ou trois composantes de l’icône visuelle : le signe iconique, le signe plastique et le signe linguistique.  Le signe iconique est une unité visuelle qui permet de reconnaître un objet parce qu’il a avec celui-ci des similitudes, des ressemblances. Quant au signe linguistique, il correspond au lettrage linguistique sur l’affiche. Le signe plastique réfère à la texture, à la forme des images et à la chromatique ou jeux des couleurs. Le signe plastique se mue généralement en composante du signe iconique. Pour évoquer ces signes en termes de contenu de l’affiche, Jacques fontanille parle d’« icono-texte » (Fontanille 179).

[2] Karine Bertholet-Guiet, Analyser les discours publicitaires, Paris, Armand Colin, 2015, p.9.   

[3] Entre autres, la fermeture des frontières terrestres, aériennes[3] et des marchés sur un certain temps[3], des tests de dépistage.

[4] Port des masques, utilisation du gel hydro-alcoolique, lavage des mains, etc.

[5] Karine Bertholet-Guiet, Analyser les discours publicitaires, Paris, Armand Colin, 2015, p.9.   

[6] Idem.

[7] Dans les lieux à trafic humain important doublé de leur caractère permanent (durée dans le temps). 

[8] Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 1ère édition. 

[9] Idem.

[10] Du 16 octobre 2020 à partir de 09 heures 12 minutes au 18 novembre 2020 à 13 heures 58 minutes.[10]

[11] L’axe syntagmatique correspond à l’axe horizontal, l’axe de lecture le plus répandu en français. L’axe paradigmatique, quant à lui, réfère à l’orientation verticale. 

[12] Notons que quinze affiches sur les seize englobent au moins deux iconiques chacune et il en est de même du signe linguistique.

[13] Dumont (Myriam), op. cit., p. 76-78.

[14] R. Barthes

[15] Lucci (Vincent), Millet (Agnès), Billiez (Jacqueline), Sautot (Jean-Pierre).-Des  écrits dans la ville. Sociolinguistique d’écrits urbains : l’exemple de Grenoble.-Paris, Harmattan, 1998.

[16] Idem.                             

[17]  Lucci

[18]  Voire séquence de l’analyse

[19] De préférence celles bitumées.

Résumé ( Poétique et exotisme chez Victor Hugo et Koutchoukalo Tchassim)

Koffi Dodzi Nouvlo§

&

Piyabalo Nabede

Résumé : La poésie est, dans son essence mystique, une co-naissance, une rencontre entre le monde intérieur du poète et celui extérieur débouchant sur une métamorphose féconde. Sur le chemin de l’exploration du monde réel et fictif, Victor Hugo et Koutchoukalo Tchassim se retrouvent dans le champ du grand travail par l’usage du rythme, des images d’un lexique exubérant de désignation de paysages exotiques. Tous deux ont acquis une conscience cosmique où il n’y a pas de séparation entre le grand moi, homo maximus, et le monde. D’un côté, de Les Plaies (2016) en passant par Je ne suis pas que négatif (2017) et débouchant sur Elle (2019), l’auteure Koutchoukalo Tchassim, témoin d’un monde de paradoxes, convie le lecteur à la table d’un menu de mots  qui le conduit dans un univers baroque, reflet de la postmodernité.  De l’autre, Victor Hugo, monument de la poésie romantique croise dans Les  Orientales, les civilisations occidentales et orientales par la peinture des cultures orientales imaginées. Les approches géopoétique[1] (Kenneth White) et  sémiotique (Charles W. Morris), dans une perspective comparatiste, ont permis de découvrir la perception cosmoculturelle[2] des deux auteurs à travers leur langage poétique militante et humaniste.   

Mots-clés : comparatiste, humaniste, géopoétique, paradoxes, parole poétique, sémiotique

Abstract: Poetry is, in its mystical essence, a co-birth, a meeting between the poet’s inner world and the outside world, leading to a fruitful metamorphosis. On the path of the exploration of the real and fictional worlds, Victor Hugo and Koutchoukalo Tchassim stand in the field of great work with the use of rhythm, images of an exuberant lexicon of exotic landscape designations. Both poets have acquired a cosmic consciousness where there is no separation between the great self, homo maximus, and the world. On the one hand, beginning with Les plaies (2016) through Je ne suis pas que négatif  (2017) and leading to Elle (2019), Tchassim, by witnessing a world of paradoxes, invites the reader to the table of a menu of words that leads them in a baroque universe, reflection of postmodernity. On the other hand, Hugo, one prominent figure of the romantic poetry, crosses in Les orientales, the western and eastern civilizations with the painting of the imagined oriental cultures. From a comparative perspective, Kenneth White’s geopoetic[3] and Charles W. Morris’ semiotic approaches have permitted to discover both authors’ cosmocultural[4] perception through their activist and humanistic poetic words.

Keywords: Comparative, Humanist, Geopoetics, Paradoxes, Poetic Speech, Semiotics

Introduction

La poésie n’est ni la simple versification ni des constructions complexes et hermétiques de phrases, elle est plutôt mélodie, suggestion, évocation et transmutation de sens des mots sous l’effet de l’inspiration et du travail. Vain est l’effort de vouloir définir la poésie, car « elle n’est jamais déjà là, elle est toujours à retrouver ou à réinventer» (Blanchot 273) Et chaque poète a son expérience originale. La saisie de la poésie écrite n’est possible que lorsqu’il y a une entente mystique ou une complicité entre le lecteur et le poète pour l’érection d’un nouveau code parallèle à celui de la langue ordinaire de communication.  D’une part, Cette forme de communication crée un cadre d’espérance de vie à ceux qui courbent l’échine sous le poids de l’ignorance et de la paresse les conduisant à une sorte  de situation d’anomie ou de mort, et, d’autre part, elle représente les espaces fictifs et réels  où se déroulent des scènes horribles ou romantiques. Ce dernier aspect de l’alternative est la quintessence de Les orientales de Victor Hugo.

Si la poésie est invention d’une autre forme de langage, cette étude se veut  une analyse comparative des formes de la construction des poèmes de Koutchoukalo Tchassim et  celles de Victor Hugo, dans Les orientales, en vue de vulgariser le langage poétique de l’auteure[5] togolaise.  Composer un poème est une façon différente d’écrire, un acte qui consiste à imposer à la langue ordinaire une rupture qui fait naître un langage qui dit plus que la communication ordinaire, un acte d’écriture qui présente un monde opposé à celui du  réel. Comment les deux auteurs sont-ils arrivés à décrire et à représenter les paysages peints ? Si la parole poétique de Koutchoukalo Tchassim sourde du sirop amer de l’existence humaine, c’est qu’elle a fait sienne, comme une mère de famille-humanité, de toutes les joies et peines, et ceci sans distinction de race, de genre, d’espace et de temps. Il nous a semblé que l’auteure, par la puissance de son verbe, a su dompter l’espace et le temps en les réduisant en des points, pour mieux transcrire des existences individuelles et des cultures. De même, à l’époque romantique, l’exotisme répond à un besoin d’évasion, à un désir de changer de cadre et de condition de vie. Victor Hugo est l’un des écrivains qui ont parlé de l’Orient sans l’avoir vu. Comment les deux auteurs ont pu représenter l’ailleurs à travers leur parole poétique ? Quel en est l’enjeu ? Pour ce faire, les approches comparatiste, géopoétique  et sémiotique nous ont servi pour ressortir la manière dont  les deux auteurs, très distants dans le temps et l’espace, décrivent leur projet  de société.

1- Désignation des civilisations

La parole est l’acte individuel par lequel s’exerce la fonction du langage, la faculté d’exprimer sa pensée par des mots à l’écrit ou à l’oral ; elle charrie notre discours mental, la succession de nos pensées, sensations, imaginations, rêves  et souvenirs. Ainsi, les paroles poétiques  des deux auteurs ont désigné  des espaces, des lieux et des endroits par l’entremise des images allégorique, métaphorique, métonymique, symbolique, voire fabulique. C’est par ces techniques stylistiques de désignation et de symbolisation qu’ils ont transcrit leurs rêves à travers la peinture des peuples et des êtres, des existences individuelles et collectives, des civilisations et des cultures de par le monde. Les personnalités et des endroits du monde (l’Orient, l’Occident  l’Afrique, Chine et  USA)  désignés à partir des noms des célébrités, des pays et villes du monde symbolisent des idéologies, des philosophies, des civilisations et  cultures. Les techniques stylistiques précitées ont permis de circonscrire des espaces géographique et historique dont l’étude dans cet article est heuristique. Toutes les techniques stylistiques offrent des opportunités de réflexion dont le dénominateur commun est l’espace, en référence à l’Espace littéraire de Maurice Blanchot.

1.1. Espace et exotisme   

 L’approche géopoétique appliquée à notre corpus résulte essentiellement de la consultation et de l’appropriation des travaux de trois auteurs[6] portant sur le traitement de l’espace dans les œuvres littéraires. La notion d’espace comme champ d’investigation scientifique en littérature, trouve ses racines dans les années 1990 à travers les écrits de Maurice Blanchot. Le terme géopoétique est un néologisme inventé par  Kenneth White. Elle est devenue un vaste champ interdisciplinaire de recherche à la suite de Bertrand Westphal, et les études littéraires ne sont pas en reste. C’est ainsi que Michel Collot  (2014 ) énonce comme concept la géographie littéraire et la subdivise en deux autres concepts : la géographie de la littérature qui étudie le contexte spatial dans lequel est produit l’œuvre (lieux ou endroits visités où  l’écrivain  a vécu et qui ont suscité la rédaction de l’œuvre) et la géographie dans la littérature qui analyse les référents géographiques réels ou imaginaires auxquels renvoie l’œuvre.

À cet effet, Michel Collot attribue même l’origine du concept géopoétique en littérature, plus précisément en poésie, au poète Michel Deguy qui lie, de façon indissociable, « ce dont lepoème est l’expérience » et le langage de cette expérience  (Collot 109). C’est pour cela que notre approche géopoétique s’intéresse à l’étude de l’espace, des lieux, des endroits et de leurs cultures, inscrits dans les poèmes des deux auteurs. Le concept géopoétique constitue alors, pour nous, un outil pour comparer Les Orientales de Victor Hugo et l’œuvre poétique de Kouctoukalo Tchassim.

Au XIXe siècle, nombreux sont des écrivains qui ont évoqué l’Orient dans leurs écrits sans l’avoir exploré ; tel est le cas de Victor Hugo. Pour une raison de satisfaction du besoin exotique, Victor Hugo se tourne vers l’Orient qu’il n’a jamais connu dans la réalité. Quant à Koutchoukalo Tchassim, elle a voyagé plusieurs fois en Chine: «ville montagneuse, Chongquing», «Beijing 12933 » «Sur le bateau Manjianhong, mon âme/Par le génie orientalemportée/Dans un songe soudain suffoqué/Pour pareils richesses sans monnaies et perles/Au pays de l’oncle Soleil.»(Tchassim 14 ; 19 ; 21). En s’appuyant sur Michel Collot)  qui considère la géopoétique  comme « une science étudiant les rapports entre l’espace et les formes/genres littéraires tout en articulant une “poétique” », « une étude des formes littéraires qui façonnent l’image des lieux», et « une “poïétique”, réflexion sur les liens qui unissent la création littéraire à l’espace», nous combinons l’approche géopoétique et l’approche sémiotique pour établir un lien entre les deux auteurs. Ces deux approches posent la problématique de la désignation de l’espace dans les œuvres de notre corpus où il s’agit de faire l’économie de mots : Victor Hugo et Koutcoukalo Tchassim ont désigné des endroits, des lieux, des régions du monde, des célébrités pour exprimer le dialogue des civilisations et des cultures à travers des symboles.

 1.2. Des symboles aux civilisations croisées

En considérant la parole poétique de Koutchoukalo Tchassim contenue dans les trois recueils de poèmes, Les Plaies (2016), Je ne suis pas que négatif (2017) et Elle (2019), on découvre qu’elle embrasse toutes les zones culturelles du monde par la technique de désignation. Pendant ce temps, l’œuvre de Victor Hugo fait dialoguer l’Occident et l’Orient. Pour mieux comprendre la technique de désignation, nous distinguons, à partir des travaux de Charles W. Morris, trois aspects ou dimensions d’un signe que nous considérons ici comme symbole[7].

L’aspectpragmatique favorise, dans notre développement, l’interprétation en contexte des mots-symboles qui désignent des philosophies, des idéologies, des immortels (des célébrités), des pays, des villes, des périodes de l’histoire universelle que nous avons considérés comme  des espaces référentiels ayant abrité et codifié des cultures. Dès lors, nous distinguons le lieu, comme  «partie déterminée de l’espace»  (Larousse de poche 472), de l’espace comme « étendue indéfinie qui contient tous les objets et étendue de l’univers hors de l’atmosphère terrestre » (Ibid.).

D’une part, le lieu se présente comme une dimension concrète de l’espace, l’espace étant pris dans sa dimension abstraite et illimitée. En conséquence, chez Koutchoukalo Tchassim, les lieux sont des pays et des villes du monde désignés: « Irak, Egypte, Ethiopie Somalie, Libye/ Le jardin d’Eden naturellement étendu /Sans racisme ni dégueulis prétendus » (Tchassim, p.68). Nous avons aussi désigné comme lieux des personnalités d’identités diverses: artistes, philosophes, écrivains religieux et spiritualistes qui ont marqué leur période en des lieux ou endroits du monde :

Mourir et vivre comme Martin Luther King Nelson Mandela /

Mourir et vivre en guide spirituel Gandhi Karamchand Mohandas/

Mourir et vivre en holocauste convaincu du sacrifice vrai mandat/

Jeanne d’Arc «La Pucelle d’Orléans sur le bucher morte en ana/

Mourir et vivre en héros solitaire comme Patrice Emery Lumumba/

Je veux mourir et vivre comme Jawaharla Nerhu le flambeau para  (Elle, p. 62)

 Aussi avons-nous, par analogie, supposé que durant leur existence individuelle, ces personnalités ont façonné la conscience de leurs contemporains et érigé, par endroits, des idéologies du quotidien (M. Bakhtine: 1977). D’autre part, le lieu, dans les vers, est aussi le terme ou le mot dans son sens dénotatif (le lieu), mais s’étend à une dimension polysémique (l’espace). Cette appréciation implique que les mots désignés peuvent avoir autant de sens par rapport à la compétence culturelle du lecteur, en dehors du sens référentiel concret dans le poème. Cela sous-entend que dans les œuvres de notre corpus, les mots désignant des endroits ou des lieux sont des symboles qui ont un sens polysémique en procédant par la métonymie, du particulier au général.

En somme, à partir des trois approches, il s’est agi de construire un cadre d’acte de lecture pragmatique selon l’orientation de Charles W. Morris. La caractéristique de cette approche est la dimension géographique de la lecture, le fait que nous avons abordé les textes à partir d’un ancrage singulier, celui d’un rapport aux endroits, aux lieux et au monde représentés, à la langue et à la culture qui lient lesdeux auteurs, même s’ils sont originaires des zones géographiques différentes. L’intérêt réside dans le projet d’aborder la problématique du dialogue des cultures. Les trois approches combinées constituent le cadre  méthodologique qui a permis de dévoiler les subtilités de l’œuvre poétique des deux auteurs.

2. La mosaïque des endroits et des lieux

Le mot mosaïque est utilisé ici dans le sens de variété ; les différentes manières de configurer les endroits et les lieux reflets des formes de civilisations et cultures. Il s’agit surtout de l’usage du matériel linguistique par métonymie, métaphore et images en général. Victor Hugo  fignole les vers en les marquant avec des rimes alternées (aa, bb) et par endroits des rimes embrassées (abba). En prenant uniquement la disposition des rimes, on peut dire que Victor Hugo a, dans ce recueil de poèmes de sa jeunesse, son projet d’auteur, rapproché les peuples, les civilisations et les cultures. Il y est mis en lumière la thématique de l’exotisme,  la découverte d’autres réalités que celles de sa culture et civilisation. Chez Koutchoukalo Tchassim, elle a pris appui sur l’idéologie de la mondialisation où aucun endroit du monde n’est plus enclavé. À travers les technologies de l’information et de la communication, tous les endroits du monde sont aisément montrés ; on est loin de l’époque de Victor Hugo et la description des endroits et des lieux qui portent des cultures représentées est fonction d’un écart historique.

2.1. Mode de configuration  des lieux

Charles W. Morris appelle  désignationce à quoi le signe ou le symbole se réfère. Par ce mécanisme, les endroits et les lieux sont constitués, par désignation, d’abord, des noms propres de personnalités influentes dans l’histoire,  ensuite, des noms de ville, de pays et, en fin, des faits et événements comme nous l’avons signalé en amont. Les signes étant empreints de symboles, il est pertinent de les ordonner dans le cadre de notre analyse. Ainsi les lieux sont-ils, d’abord, des pays, des villes, des endroits du monde, ensuite, des philosophies, des idéologies, des faits et événements, enfin, des noms d’écrivains, de philosophes, d’artistes et de politiciens. En termes d’illustration, nous relevons :

Irak, Somalie, Soudan, Afghannistan            

Kossovo nord, Kossovo Sud convalescents 

Des morts à bave sans mors incandescents  

Des vivants ambulants prisonniers et apatrides        

Des squelettes en vie sans vie triomphante  

Lire et vivre la mort sans entremetteur

Compter ses deux cent six os sans clameur   

Sous les obus faméliques des ustensiles creuses

D’une guerre insensée interminable et vaniteuse.

Ni basanée ni sombre n’est la barbarie

Libye, Irak, Afghanistan, Syrie ….

(Je ne suis pas que négatif, « La barbarie »76)

Empires, Royaumes, Tribus

Grand’ ouverts sur mes muscles tendus

Gbéhanzin, Guézo, Samory Touré

Askia Mohamed, Osséi Tutu

Chaka, Sony Ali Bert, Reine Pokou

(Les Plaies, ‟Mon Royaume” 29)

Dans le poème «La barbarie» la désignation de ces pays énonce deux idées :

– la première est relative aux lieux de guerre où l’Autre est considéré comme une bête qu’on assomme ; cela suggère la barbarie, l’expression de la jungle ;

– la seconde renvoie aux lieux qui rassemblent des populations Arabo-Berbères dont la vision du monde est façonnée par l’idéologie religieuse musulmane.

Enfin, ce sont des endroits en crise des valeurs humaines que dénonce Koutchoukalo Tchassim. L’ambition de l’auteure est de promouvoir l’instinct de vie contre  celui de mort relaté dans les extraits suivants : « Et je pousse, je pousse, et je pousse, je pousse fort et plus fort. / Je veux une progéniture, une progéniture féconde sans renfort/Virile, à bousculer, défendre, arracher sauvagement mes droits» (Tchassim 26). Après la dénonciation de la guerre et ses ravages, de la violence en général, l’auteure procède à la revendication des droits humains. De même, Victor Hugo, dans certains poèmes de Les Orientales dénonce certains faits réels et politiques de son temps. Dans ce recueil de poèmes, treize sur quarante-et-un sont consacrés à la guerre entre les Grecs et les Turcs. Les poèmes les plus célèbres du recueil, « Les Têtes du sérail » (III), « Navarin » (V), « L’Enfant » (XVIII), présentent un paysage de violence et de guerre. Particulièrement dans le poème « L’Enfant », Victor Hugo montre les ravages que les Turcs ont infligés à la Grèce. Il y évoque à propos de la Grèce, le souvenir d’une île grande et riche où l’on trouvait « de nombreux palais ». Ce poème évoque le désir de ressusciter le passé de cette île. « La ruine et le deuil » ont pris la place de « la beauté flamboyante ». Il en résulte que la littéraire, et la poésie en particulier, a pour mission non seulement de célébrer la vie à travers les belles formes, mais essentiellement de l’engendrer dans des espaces intérieurs appauvris par le désarroi, la violence, l’ignorance, la peur d’oser, l’immobilisme. Tout part de l’espace intérieur de l’homme. L’ambition du poète est d’instaurer l’espérance. Ainsi, dans le poème qui suit, les noms désignés des différentes personnalités énoncent des philosophies, des idéologies qui suggèrent des instances ou des modèles de vie à imiter :         

Ce poème instaure un lieu de philosophie de la non-violence, par le truchement de la spiritualité fondée sur le sacrifice suprême de soi en vue d’instaurer un cadre de bonheur collectif La philosophie pragmatiste de la non-violence a engendré, en matière d’influence sociétale, la théorie et la pratique de la communication non violente (CNV). Cet espace de CNV regroupe d’éminents praticiens de la communication sociale. Dans la deuxième strophe, les noms suggèrent successivement l’humanisme (Léopold Sédar Senghor, Jean de La Fontaine, Albert Camus et Aimé Césaire) et le travail d’individuation ou encore l’instauration du champ degrand travail[8], pour promouvoir la vie communautaire (Victor Hugo). Où pouvons-nous situer l’Orient dans Les Orientales? Est-ce un réalismeou une vérité ? Dans les faits Victor Hugo semble atteindre très tôt l’unité de son être de poète puisque, d’abord, Les Orientales paraissaient en janvier 1829. Ensuite, la description de l’Orient correspond à la mise en place de deux concepts de Carl Gustave Jung, dans la perspective de la psychologie analytique, anima et animus, la charge féminine et masculine qui sommeillent en chaque être  humain ; dans ce cas précis l’Occident est animus et l’Orient anima. Car chez Victor Hugo en ce moment-là l’Orient c’est l’Autre, une certaine ipséité selon Paul Ricœur[9]. La représentation de l’Orient est floue. Ainsi Victor Hugo à travers Les orientales sensibilise le lecteur sur des rapports anciens, intimes, complexes, que l’Europe occidentale entretient avec l’Orient et l’Afrique méditerranéens: « Au Nil je le retrouve encore/L’Égypte resplendit des feux de son aurore […] Les vieux scheiks vénéraient l’émir jeune et prudent/La tente de l’Arabe est pleine de sa gloire. » (« Lui » XL) Enfin, Les orientales constituent la quête de l’Autre ou mieux le dialogue avec l’autre comme gage de richesse culturelle. Eu égard à tout ce qui précède quant à Les Orientales de Victor Hugo et à le langage poétique de Koutchoukalo Tchassim, nous pouvons affirmer que le langage poétique des deux auteurs suggère une culturanalyse[10], la présentation ou description de l’espace, une sorte de poésie de spatialité.

2.2. Une poésie de spatialité

La spatialité, ce qui est dans l’espace ou s’y organise; c’est alorsl’expérience de l’espace et de la condition spatiale de l’existence. La parole poétique des deux auteurs constitue tout: elle couvre toutes les dimensions de l’existence humaine sur la terre et au-delà, par le fait que les deux auteurs ont su aborder les préoccupations de leur temps. Horace ne disait-il pas « ut pictura poesis ». En conséquence, à travers leur parole poétique, nous pouvons affirmer que la poésie, une expression humaine, se donne le pouvoir qui lui permet de transcender notre monde étriqué et d’exprimer l’ineffable en dehors de ce qui nous entoure.

La spatialité est circonscrite dans la forme du corpus : les images, les mots utilisés, la syntaxe et surtout dans la désignation des noms de ville, de pays, de personnalités ont  permis de décrire des endroits, des lieux  dans l’histoire. Si chez Victor Hugo sa géographie littéraire, pour une raison donnée, s’est limitée à l’Orient et à l’Afrique méditerranéens, pour Koutchoukalo Tchassim elle s’est étendue à toutes les zones culturelles par désignation métonymique. La désignation des noms de ville, de pays et de personnalités influentes qu’on pourrait appelés des immortels, artistes, écrivains, politiciens, et spiritualistes, a permis à l’auteure de faire d’économie de mots. L’auteur a voulu tout dire, mais en peu de mot ; une sorte de litote implicite qui, en réalité, est, aussi et fondamentalement, une métonymie en considérant l’axe paradigmatique. Et ceci s’est réalisé par le choix de substantifs, des noms propres et communs qui appartiennent à des civilisation et cultures précises. La mise en page des poèmes est soumise à un travail de fragmentation de juxtaposition inattendues comparables à celles qu’on rencontre dans la poésie contemporaine où la continuité typographique masque le plus souvent les discontinuités sémantiques et syntaxiques. Les blancs et les alinéas remplacent la ponctuation graphique.

La poéticité des vers libres est d’autant plus marquée quand il s’agit des métaphores ; en exemple de deux titres de poèmes avec quelque vers chacun : le premier poème intitulé « Mon temple naturel » avec les quatre premier vers qui suivent : « Le menu de ma tente naturellement onctueux, riche et embelli /Aiguiser l’appétit de grands dévoreurs de ma peau verdie /Misérablement dénuder, éroder ma charpente/Mes fondements saccagés, ruinés. » (Tchassim 72), le groupe de mots « Mon temple naturel » désigne à la fois la matrice féminine, la mère et l’Afrique mère. Du coup le tout premier vers se comprend aisément, en conséquence, le mot « dévoreurs et « fondements » signifient respectivement les colons et les richesses minières du sous-sol africain. Le deuxième titre est « L’arc-en-ciel »  et le premier vers est « Arc-en-ciel je suis, je demeurerai arc-en-ciel » (Tchassim 18) ; cette métaphore exprime à la fois le métissage culturel et le désir profond de l’auteure de n’appartenir à aucune race mais à toutes les races.

Ces métaphores sont renforcées par des recherches de rythme et de sonorité finale semblable à ceux de slam ; en voici un exemple dans le poème « La précieuse », « Elle n’est pas vile / Elle est précieuse /Elle n’est pas rugueuse/Elle est moelleuse/Elle n’est pas acre/Elle est suave… » (Tchassim55). L’auteure déshabille la langue française et  lui faire porter des habits des langues africaines qui fonctionnent par images.

En définitive, les lieux sont des endroits construits dans l’espace, des cadres de l’expérience humaine. Le caractère mosaïque de cette composition résulte de ce que nous pouvons appeler le projet de société que Koutchoukalo Tchassim et Victor Hugo veulent promouvoir et instaurer : une société arc-en-ciel (Tchassim 18-19). Cette expression est chère à Koutcoukalo Tchassim par la récurrence du mot « arc-en-ciel » dans les trois recueils de poèmes. Quant à Victor Hugo, son Orient est une région imaginée :

La sultane regarde, et la mer qui se brise,

Là-bas, d’un flot d’argent brode les noirs îlots.

[..] Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine…

La lune était sereine et jouait sur les flots. 

                                              « La lune », Les orientales.

Nous l’avons déjà suggéré, la poésie est description ; elle utilise des couleurs, des formes et des sons. Ainsi, les couleurs orientales sont venues à Victor Hugo comme des pensées et rêveries; elles l’ont emporté dans des couleurs hébraïques, turques, grecques, persanes, arabes, espagnoles et son Orient c’est l’Espagne. Consécutivement, l’Espagne est proche de l’Afrique, l’Afrique est proche de l’Asie. 

3. Poésie cosmique et militante

Cette rubrique nous permet de qualifier l’écriture des deux auteurs d’épique. Elle l’est d’un  côté, en considérant la période de publication du recueil Les orientales (1829) de Victor Hugo la thématique et la révolution au niveau de la forme et de l’envergure de la thématique et, de l’autre avec Koutchoukalo Tchassim, une écriture à rythme chevaleresque, une écriture caustique par des mots à forte résonnance vis-à-vis de la déchéance de l’homme postmoderne. Ainsi, ce qui les unit est le militantisme au service d’une nouvelle forme d’humanisme fondée sur la sensibilisation ou la promotion des valeurs cardinales de la vie dont la base est l’ouverture à l’autre : le dialogue. L’intensité de cet élan chez Koutchoukalo Tchassim a eu une influence considérable sur la forme de son langage poétique. En conséquence, les deux auteurs par leurs œuvres favorisent le dialogue entre les cultures : poésie cosmique et militante.

3.1. La poésie cosmique

La poésie cosmique repose, dans cet article, sur la poésie épique. L’écriture épique, elle se réfère à des éléments fondamentaux du monde, utilisés dans des comparaisons, métaphore et amplification touchant l’eau le feu l’air et la terre. Les occurrences de ces éléments sont nombreuses chez les deux auteurs. D’abord les quatre groupes fondamentaux d’éléments sont évoqués d’une manière subtile. La Terre est respectivement désignée par  les  monts « ville montagneuse Chongqing» (Tchassim14). L’eau, le vent  et le feu sont évoqués par un champ lexical exubérant dans les trois recueils de poèmes de Koutchoukalo Tchassim. On les retrouve aussi chez Victor Hugo dans le paysage représenté dans  « Extase » (XXXVII) :

J’étais seul près des flots, par une nuit d’étoiles.
Pas un nuage au ciel ; sur les mers pas de voiles.

Mes yeux plongeaient plus loin que le monde réel.
Et les bois, les monts, et toute la nature,
Semblaient interroger dans un confus murmure

Les flots des mers, les feux du ciel.

Après avoir célébré les grandes figures de l’histoire littéraire française du seizième et dix- septième siècle, Koutchoukalo Tchassim est passée par un assassinat symbolique pour faire dialoguer la culture littéraire française avec celle africaine pour se retrouver tout simplement  dans la francophonie :

J’assassine Montaigne

Je maudis Rabelais

Je piétine Molière

…Mon indépendance langagière exprimée 

                 Les plaies (51).

Le caractère épique de la poésie de l’auteur se lit notamment à travers la convocation des noms de célébrités d’autres domaines de la vie en dehors de la littérature. Il y a aussi la dérivation lexicale des adjectifs. Ainsi, pour marquer son désir de conquérir l’espace de la langue de communication, l’auteur passe par la composition de façon inattendue des adverbes que voici : « Des sangsues extravagamment survitaminées / Sur le dos de ma misère de franc /  […]  / Une colonisation incommensurablement implantée / […]/ En faire déshonorablement un nègre en course/ » (Tchassim 35) ; et d’autres encore : « Ma grand-mère mélancoliquement retenue/ Des manipulations rageusement orchestrées et convenues […]/Goulûment constiper égoïstement   leurs parois » (Tchassim 37). De manière implicite elle érige une autre forme de collaboration sociétale.  S’agit-il d’une nouvelle forme d’humanisme ? Nous ne saurions le dire. De toutes les façons, aucune région, aucune idéologie,  aucune zone de culture n’est laissée intouchée par la verve poétique de l’auteurepar la technique dedésignation. À travers le poème « Danube en colère » (XXXV) qui est une prosopopée, Victor Hugo, pour sa part, dénonce la manière dont les religions révélées, en l’occurrence le Christianisme et l’Islam, de manière dogmatique s’approprient de la justice universelle qui, normalement, n’est ni d’Occident ni d’Orient :

Une croix, un croissant fragile,

Changent en enfer ce beau lieu.

Vous échangez la bombe agile

Pour le koran et l’évangile?

                    «  Danube en colère », Les orientales.

Enfin, concernant de la thématique, on assiste à des réseaux concentriques de thèmes. De nouveaux thèmes comme ceux de l’immigration et de la déchéance spectaculaire de l’homme sans distinction de race, de religion, d’idéologie et de culture caractérisent plus particulièrement la poésie de Koutchoukalo Tchassim sous un aspect antiphrasique comme moyen de sensibilisation.

3.2. Une poésie militante

En quoi la poésie des deux auteurs est-elle militante ? C’est d’une part, chez Koutchoukalo Tchassim par la poésie iconoclaste de défense des valeurs cardinales de l’existence humaine, de célébration de la richesse du cosmos , de dénonciation des incongruités de certaines pratiques africaines supposées être des valeurs culturelles, mais qui n’en sont pas , d’autre part Victor Hugo par la destruction des frontières artificielles entre l’Occident et l’Orient.  À la place, il instaure une altérité, altérité que le poète vit à travers le poème « Extase ». Il y a une certaine cohérence entre les poèmes du recueil qui prouve le militantisme de Victor Hugo. En effet, il est à constater que le « je » dans le poème « Extase » est un « je » à la fois « je » et « l’autre »: la communication entre le poète et le monde qui l’entoure; le poète Victor Hugo étend à l’infini cet environnement, c’est-à-dire l’inspiration du poète dépasse le paysage auquel il pense et sonde l’univers visible et invisible :

J’étais seul près des flots, par une nuit d’étoiles.

Pas un nuage, aux cieux, sur les mers pas de voiles.

Mes yeux plongeaient plus loin que le monde réel.

Et les bois, et les monts, et toute la nature,

Semblaient interroger dans un confus murmure

Les flots des mers, les feux du ciel.

                                             « Extase », Les orientales

Cet élan répond aux impératifs du romantisme : découvrir d’autres réalités de l’existence humaine par le truchement de la sensibilité et de l’imagination que de s’enfermer dans la tour de la raison qui façonnait les idéologies depuis le dix-septième siècle. Victor Hugo est le pionnier  et d’ailleurs le chef de file du mouvement romantique. Le poème ‘’Mazeppa’’ vient amplifier le caractère épique de son élan : 

Ainsi, quand Mazeppa, qui rugit et qui pleure,

A vu ses bras, ses pieds, ses flancs qu’un sabre effleure,

Tous ses membres liés

Sur un fougueux cheval, nourri d’herbes marines,

Qui fume, et fait jaillir le feu de ses narines

Et le feu de ses pieds ;

Quand il s’est dans ses nœuds roulé comme un reptile,

Qu’il a bien réjoui de sa rage inutile

Ses bourreaux tout joyeux,

Et qu’il retombe enfin sur la croupe farouche,

La sueur sur le front, l’écume dans la bouche,

Et du sang dans les yeux, »

                                         «  Mazeppa XXXIV »  Les orientales

En effet, il s’agit dans ce poème d’une allégorie désignant le poète nomade conquérant l’espace en luttant dans la contrariété, l’incompréhension comme chez Charles Baudelaire ‘Albatros’. Dans cette allégorie, le pouvoir du poète est mis en relief ; du sens le plus simple au sens le plus complexe on peut dire que le lecteur assiste à une triple conquête de l’auteur : conquête de l’espace environnementale, de l’espace textuel et de l’espace de la langue française ; pour ce dernier type d’espace ; comme on le remarque aussi chez Koutchoukalo Tchassim qui, conduite sur son cheval, la muse, elle plie l’espace du langage poétique à son désir de conquérante. Les deux auteurs se retrouvent dans les vers suivants de Victor Hugo:

Et l’homme et le cheval, emportés, hors d’haleine, […]

Volent avec les vents ![…]

Ils vont l’espace est grand.

Dans le désert immense,

Dans l’horizon sans fin qui toujours recommence,

Ils se plongent tous deux.

Leur course comme un vol les emporte, et grands chênes,

Villes et tours, monts noirs liés en longues chaînes,

Tout chancelle autour d’eux.

Et si l’infortuné, dont la tête se brise,

Se débat, le cheval qui devance la brise,
D’un bond plus effrayé,

S’enfonce au désert vaste, aride, infranchissable [.]

Mazeppa XXXIV, Les orientales

 Cette exploration n’a qu’un seul but: atteindre l’autre, communiquer avec l’autre en détruisant les barrières artificielles de l’histoire, de la géographie des civilisations des cultures, de l’idéologie et de la langue. C’est pour cela que du côté de Koutchoukalo Tchassim on  ne  peut pas parler de poésie engagée. La notion de littérature engagée comme courant littéraire a fait son temps. Le langage poétique de Koutchoukalo Tchassim est, d’abord, militante par le mode de tissage des réseaux de thèmes qui parsèment les trois recueils de poèmes, ensuite, par la forme des vers, enfin, par le choix du lexique. Ceci se remarque à travers l’énonciation. Tous les thèmes anciens sont traités et les nouveaux thèmes générés par la mondialisation, l’idéologie du genre, le capitalisme outrancier, la sexualité dévergondée, la dégradation de l’environnement, l’exercice du pouvoir social, politique et économique sous le diktat du capitalisme outrancier: l’homme est devenu un produit marchant.

Conclusion

En somme, Koutchoukalo Tchassim n’est pas le premier poète qui s’est  profondément inspiré des mœurs de son temps pour construire son langage poétique. Mais l’auteur en a fait plus en embrassant dans sa totalité, l’existence humaine dans sa complexité inouïe. C’est ce qui explique son voyage dans l’espace de différentes manières. Les approches géopoétique  et sémiotique dans une perspective comparatiste nous a essentiellement permis de cerner le langage poétique des deux auteurs. L’analyse est essentiellement focalisée sur les indices textuels qui suggèrent l’exotisme des deux auteurs. Comparer Koutchoukalo Tchassim au monument de la poésie romantique française Victor Hugo est une occasion d’évaluer sa production poétique à cette étape de son parcours d’auteure. Les deux, à travers la représentation de l’espace ont la même ambition : promouvoir homo maximus, le grand moi. De plus Koutchoukalo Tchassim a subtilement créé un mariage entre la poésie dans sa forme originelle en tant que chant et le slam un genre nouveau proche de la poésie moderne. Ce caractère composite de la parole poétique de l’auteur fait de son œuvre un drame épique dont la substance est incrustée dans les signifiants devenus symboles ; le tout donne l’aspect d’un jeu dramatique et tragique. Il s’agit d’un tragique social et des mœurs. L’auteure en a donné le ton à travers l’usage des mots symboles auxquels elle a fait subir une métamorphose dans leurs aspects de signifiant et de signifié de deux ou trois manières : changement de classe grammaticale aux mots, une formation sauvage des adverbes, c’est-à-dire de manière inattendue et les verbes sont plus à l’infinitif que conjugués. C’est un style poétique  mosaïque qui correspond au mobile de la naissance d’un poème, selon l’affirmation de Denis Diderot que nous adaptons à ce contexte: « La poésie veut quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage. C’est lorsque la fureur (folie) de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à grands flots sur la terre, que le laurier d’Apollon s’agite et verdit.» (De la poésie dramatique, chap18 : des mœurs.)

En somme, le langage poétique de l’auteur résulte du reflet brisé des mœurs de notre temps. Désir d’évasion et réalité idéalisée, tels qu’on les trouve chez Victor Hugo. Sur cet aspect Koutchoukalo Tchassim en a fait plus que cela : son  écriture procède d’une atopie, un espace dégagé des codes, proche de la réalité.  

Travaux cités

Benac, Henri. Guide des idées littéraires, Paris, Hachette Education, 1988..

Bigeard,   Stéphane https://www.institut.geopoetique.org./fr/dictionnaire

Bouloumié, Arlette, Trivisani-Moreau Isabelle, Le génie du lieu, des paysages en littérature, Paris, Editions Imago, 2005.

Canetti, Eliias. La conscience des mots, Paris, Albin Michel, 1984.

Bisenius-Penin, Carole. Création littéraire en résidence : une approche géopoétique et géoculturelle de l’espace, Colloque international. Espaces littéraires et Territoires critiques.   Faculdade de Letras da Universidade do Porto (Portugal); Instituto de Literatura Comparada Margarida Losa (Portugal), Jun 2017, Porto, Portugal. p. 45-65, ⟨10.21747/21832242/litcomp38a3⟩ consulté le 28/11/2021

Collot, Michel. Pour une géographie littéraire, Paris, José Corti  2014, 2014. p. 280      

……« La spatialité littéraire au prisme de la géographie » dans  L’Espace géographique 2016/4.Tome 45 | p. 289-294, consulté le 28/11/2021

Joubert, Jean-Loius. La poésie, Paris, Armand Colin, 2003.

Hugo, Victor. Les Orientales, 1829.  http://fr.wikisource.org consulté le 03/03/2021 à16h16

Tchassim, Koutchoukalo. Elle, Lomé, Editions Continents, 2019.

…….Je ne suis pas que négatif, Lomé, Editions Continents, 2017.

……Les plaies, Lomé Editions Awoudy, 2016.

Westphal, Bertrand. “Lecture des espaces en mouvement : géocritique et cartographie”, Études de lettres, 1-2, 2013. [http://edl.revues.org/478 ; DOI : 10.4000/edl.478] consulté le 28/11/2021

Comment citer cet article :

MLA : Nouvlo, Koffi Dodzi et Piyabalo Nabede. « Poétique et exotisme chez Victor Hugo et Koutchoukalo Tchassim ». Uirtus 1.2. (décembre 2021): 208-226.


§ Université de Lomé / [email protected]

[1] « La géopoétique est une théorie-pratique transdisciplinaire applicable à tous les domaines de la vie et de la recherche, qui a pour but de rétablir et d’enrichir le rapport Homme-Terre depuis longtemps rompu, avec les conséquences que l’on sait sur les plans écologique, psychologique et intellectuel, développant ainsi de nouvelles perspectives existentielles dans un monde refondé », (site www.kennethwhite.org).

[2]  Interculturalité mais l’accent est mis sur les endroits au monde qui portent les cultures peintes.

[3] « Geopoetics is a transdisciplinary theory-practice applicable to all the domains of life and research. Its aim is to re-establish and enrich the Humanity-Earth relationship long since deteriorated when not totally destroyed, with consequences now well documented on the ecological, psychological and intellectual plane. Geopoetics presents new existential perspectives in an open world. » (www.kennethwhite.org)

[4] Interculturality but the focus is on places in the world that carry painted cultures

[5] Ce mot a un sens particulier dans cette étude ; ce sens provient de cette anecdote : vers la fin du 19e siècle la civilisation occidentale connaissait une grande crise, une esquisse d’une nouvelle cartographie mentale s’ébauchait et le poète Arthur Rimbaud s’écriait « Beaucoup d’écrivains peu d’auteurs » ; il employait le mot auteur au sens fort qui dérive du latin augere auctum (augmenter) augmenter la sensation de vie, la compréhension des choses, l’appréhension du cosmos.

[6] Carole Bisenius-Penin Création littéraire en résidence: une approche géopoétique et géoculturelle de l’espace. Carole Bisenius-Penin est Maître de conférences de Littérature Contemporaine à l’Université de Lorraine, elle est devenue depuis le 31 décembre 2020, chevalier dans l’ordre des arts et des lettres.        

Marta Baravalle, Michel Collot, Pour une géographie littéraire, Corti, Paris, 2014, p. 280.

[7] Pour rappel, il faut noter ; d’abord, l’aspect syntaxique qui porte sur les relations des symboles entre eux, les règles de combinaison légitimes donnant lieu à la construction de la syntaxe; ensuite, l’aspect sémantique porte sur les relations entre les symboles et les objets auxquels ils s’appliquent il l’appelle la désignation ; et enfin, l’aspect pragmatique qui porte sur les relations  de l’utilisation et de la fonction affective des symboles sur le lecteur :elle dérive de la relation que nous avons entretenue avec les symboles.

[8] Ce que j’entends par « grand travail » ? D’abord, la continuation de la « culturanalyse. Ensuite, les efforts à fournir pour arriver à un « champ » au-delà des cloisons   qui se sont établies entre la poésie, la pensée et la science. Et puis encore, à l’intérieur de ce champ, ce qu’il faut faire pour arriver à l’expression de ce que la tradition chinoise a appelé ta wo (le grand moi, tout le contraire du petit ego mégalomane) et de ce que la tradition occidentale appelle homo maximus« , Dictionnaire de géopoétique.

[9] Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990

[10]  Culturanalyse : analyse culturelle radicale et profonde

Résumé (Éléments pour une sémiotique du vivre ensemble en Afrique à travers le mode participe)

Depuis environ soixante ans, période qui correspond à l’âge des
indépendances de la quasi-totalité des pays africains, le continent n’a cessé
d’être régulièrement secoué par les crises socio-politiques. Ce
bouleversement d’ordre social s’observe dans le champ linguistique. En
Côte d’Ivoire, le français, en contact avec les langues locales, connait un
avatar à partir de certains idiomes à travers la diglossie qui y prospère.
Ainsi, les Ivoiriens s’approprient le français en l’adaptant à leur sensibilité,
un moyen de communication indispensable aux besoins de l’expression
d’une pensée ivoirienne. Par ailleurs, cette communauté linguistique, sous
l’appellation de francophonie, a un dénominateur commun dans son
idiome. Le mode participe, perçu comme une richesse linguistique du fait
de ses règles d’usage inflexibles, constitue l’élément fédérateur au sein de
cette communauté. Il est le bien commun de toute la communauté
francophone. Il s’impose par la rigidité de ses canons morphosyntaxiques
tels que prescrits par les législateurs du bon usage. Le présent article
s’attelle à rendre compte de cet idiome qui constitue une marque de vivre
ensemble au sein de la communauté francophone.
Mots-clés : participe, français normé, français ivoirien, nouchi, vivre
ensemble, communauté francophone, morphosyntaxique.

Résumé (Perception de la qualité des prestations de soins de santé et ses déterminants : cas des centres hospitaliers de Lomé)


Pazambadi Kazimna§

Résumé : Déterminer les perceptions des usagers ou clients reste un enjeu majeur pour les chercheurs et managers afin de relever les défaillances et par ricochet élaborer des stratégies permettant d’améliorer la qualité des services rendus. La présente étude vise à analyser la perception des usagers des centres hospitaliers de Lomé sur la qualité des soins qui leurs sont rendus.  Pour ce faire  un questionnaire élaboré à cet effet  a été administré à 120 usagers de deux centres hospitaliers (CHU Campus et CHU Sylvanus Olympio) de Lomé par la technique de « tout-venant ». Le questionnaire administré était relatif à la perception du processus de l’accueil, de la consultation, des examens complémentaires, de l’achat des produits en pharmacie et des soins. Les résultats obtenus montrent que les usagers des centres hospitaliers interrogés ont une perception selon laquelle il faut ‘’motiver’’ l’agent soignant pour obtenir un bon service. Les résultats font observés également que la qualité des soins procurés dépend de la renommée et de l’apparence de l’usager.

Mots-clés : usagers, perceptions, qualité, soins de santé, prestations.

Abstract: To determine the perceptions of users or clients remains a major challenge for researchers and managers in order to identify shortcomings and, in turn, develop strategies to improve the quality of services provided. This study aims at analyzing the perception of users in Lomé hospitals on the quality of the care they receive.  To do this, a questionnaire was developed for this purpose and administered to 120 users of two hospitals  especially CHU Campus and CHU Sylvanus Olympio in Lomé using the technique of  « tout-venant »   meaning the technique in which  « all-commers » without any selection are questionned. The questionnaire administered was related to the perception of the process of reception, consultation, complementary examinations, purchase of products in pharmacy and health care. The results obtained show that the users questionned in hospital have a perception according to which it is necessary to « motivate » the health care agent in order to obtain a good service. The results also show that the quality of care provided depends on the reputation and appearance of the user.

Keywords: users, perceptions, quality, health care,  provisions.

Introduction

L’atteinte des objectifs d’une organisation se remarque très souvent à travers les indices de satisfaction des clients, patients ou usagers. La satisfaction est intimement liée à la qualité du produit offert ou du service rendu. Ces dernières années, dans le monde, plusieurs entreprises se sont engagées dans le processus de certification afin de montrer à leurs clients, leur engagement ferme pour la qualité. Ceci permet d’attirer un maximum de clients et de permettre à l’entreprise d’exister durablement dans le temps. La qualité peut être associée à la « beauté » du geste, de la parole, de l’attitude (Miossec et Rouat 347). Pour Miossec et Rouat, elle est source de satisfaction pour le destinataire du travail (l’usager ou le patient). Le travailleur, au cours de son interaction avec la situation du travail est confronté aux normes de respect des procédures prescrites. Ainsi, le processus de prestation peut ne pas répondre aux exigences de la qualité perçue par les usagers ou clients pour permettre leur satisfaction. En effet, le travail ne prend sens que par rapport aux personnes qui le prescrivent, qui le font ou l’exercent, qui l’attendent, qui le rejettent éventuellement, qui en souffrent ou le subissent ou qui en bénéficient et s’en trouvent bien (Lancry-Hoestlandt 418).

Par ailleurs, au cours d’une observation exploratoire du déroulement des activités dans le secteur hospitalier à Lomé, nous avons constaté que certains agents érigent des pots-de-vin, les dessous de tables et les commissions occultes, en obligations pour les services qu’ils sont appelés à rendre normalement dans l’exercice de leurs fonctions. Ces agents, parfois poussent la cupidité jusqu’à fixer par eux-mêmes le taux de la commission qui doit leur être versé avant l’exécution du travail pour lequel ils sont engagés et payés.  Face à ce phénomène dans les pays africains,  Bendé, Meité et Yao réagissaient en ces termes : « les pratiques corruptives sont justifiées et « euphémisées » pour leur grande proximité ou interpénétration avec les pratiques sociales communes et « normales » (190).

Parallèlement à ces pratiques décrites ci-dessus, l’une des grandes insuffisances relevées lors de l’évaluation du Plan National de Développement Sanitaire (PNDS) 2012-2015 était la faible qualité des soins. De ce constat, le Gouvernement togolais s’est engagé à améliorer la qualité des services de santé disponibles et l’a matérialisée à travers l’axe 5 du PNDS 2017 – 2022 dans sa composante « Renforcement du système de santé vers la couverture sanitaire universelle, y compris la santé communautaire » (Ministère de la santé). L’évaluation de la qualité des soins offerts est un indicateur validé de l’efficacité d’un système de santé (Yamba Yamba et al. 2926). Pour Yamba Yamba et al., principalement, l’accueil dans les cliniques universitaires de Kinshasa est mal apprécié par les patients (8 patients sur 10 pensent que le service d’accueil réservé à la réception ainsi qu’aux unités de soins est de mauvaise qualité). Ainsi, pour Organisation Mondiale de la Santé (OMS), Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) et la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement / La Banque Mondiale (BIRD/BM), les soins de faible qualité représentent un gaspillage de temps et d’argent (17). Contrairement à la conclusion de l’OMS, OCDE et BIRD/BM, Njong et Tchouapi ont montré à travers des résultats qualifiés de douteux par eux-mêmes que 85% des usagers camerounais étaient satisfaits de la qualité globale de service de santé dans le pays (2).

 Il est également observé dans le secteur de la santé, les écarts de comportements tels que l’agressivité, le mauvais accueil, le manque de respect à l’égard des accompagnants et patients, le manque d’empathie, …. (Kiliou et al. 29). En outre, la satisfaction des patients ou usagers est primordiale dans le domaine de la santé car, elle est indispensable à la réussite des soins et de ce fait constitue un indicateur de la qualité des soins. Comprendre la satisfaction revient alors à analyser l’interaction usager-travailleur à travers le processus de prestation de service.

L’analyse des interactions entre usagers et travailleurs n’est pas neutre, elle est fortement dépendante de la « perception » des sujets concernés par la situation. Or, comme le disait Merleau-Ponty (71), cité par Maillet (73),  « Rien n’est plus difficile que de savoir au juste ce que nous voyons ». En effet, la perception est une interprétation des signes que la sensibilité fournit aux stimuli corporels, une « hypothèse » que l’esprit fait pour expliquer ses impressions (Merleau-Ponty 42, cité par Maillet, 1995 73). C’est une façon d’appréhension  du réel, de comprendre le monde où intervient l’information fournie par les sens et par nos connaissances (Maillet 73).

L’objectif de la présente étude est d’analyser la perception des usagers des centres hospitaliers de Lomé en lien avec la qualité de prestation des soins qui leurs sont rendus. Elle vise également à identifier les déterminants de la qualité de soins. L’intérêt de l’étude est de retracer le processus des prestations des services hospitaliers (accueil, consultations, examens complémentaires, achat des produits et les soins) afin de relever les défaillances et par ricochet permettre l’élaboration des stratégies permettant d’améliorer la qualité du service rendu. Ce qui permettra également de s’interroger sur le management des ressources humaines des services hospitaliers.

La recherche réalisée dans le cadre de cet article tente de répondre à un questionnement qui émerge du constat au sein des centres hospitaliers du Togo. Quelle perception les usagers des centres hospitaliers de Lomé ont de la qualité de prestation des soins qui leurs sont rendus ? Quels en sont ses déterminants ?

Dans le cadre de cette recherche, ce qui nous intéresse n’est pas la mesure d’un niveau de satisfaction ou d’insatisfaction, mais plutôt le construit de la satisfaction d’un point de vue situationnel. En effet, la compréhension des attentes et des besoins des usagers représente aujourd’hui une orientation fondamentale de la démarche qualité. L’analyse du travail porte sur le travail réel puisqu’elle va chercher à saisir in fine le cœur même du travail réalisé, à savoir l’activité, en la rapportant aux conditions de sa réalisation et de sa prescription (Lancry 36).

Pour ce faire, nous postulons que les usagers des centres hospitaliers de Lomé ont une perception négative de la qualité des soins qui leurs sont rendus. Les déterminants de la perception de la qualité des soins se dégagent à travers l’analyse du processus de prestation (l’accueil, consultations, examens complémentaires, achat des produits et les soins). L’étude s’articule en deux points : le premier présente le cadre méthodologique (1) et le deuxième est relatif aux résultats obtenus et leur discussion (2).

1. Méthodologie de la recherche

1.1 Participants

La population ciblée par la présente étude est constituée des usagers des centres hospitaliers de Lomé. Il existe à Lomé deux centres hospitaliers (CHU Campus et CHU Sylvanus Olympio). Pour ce faire, nous avons distribué un questionnaire aux usagers de ces deux hôpitaux durant deux semaines (en raison d’une semaine par centre). Seuls les patients qui savent lire et écrire étaient sollicités. C’est-à-dire tous les patients qui sont venus pour un besoin de prestation de soins pendant la période de l’enquête (« technique du tout-venant »). Pendant cette période cent-soixante (160) questionnaires ont été remplis mais quarante (40) étaient remplis d’une manière expéditive, des réponses sans lien avec le sujet et sans commentaires (soit un pourcentage de 25% de questionnaires non exploitables et 75% exploitables) Au total cent-vingt (120) usagers (75%) ont été enquêtés dont 46 % d’hommes contre 54% de femmes ; ils étaient âgés de 15 à 54 ans (M = 28,20, Ecart-type = 3, 8). Par rapport au cadre de la recherche 58% des enquêtés étaient au CHU Sylvanus Olympio et 42 % du CHU Tokoin.

1.2 Matériel et procédure

Pour collecter les informations utiles, nous avons utilisé un questionnaire construit par nos soins. Nous avons recueilli les ‘’perceptions’’ que les usagers des services de santé ont par rapport aux prestations de services dans les hôpitaux. Les enquêtes que nous avons menées visent à mettre en relief les zones d’incertitude que les soignants exploitent pour perpétuer la mauvaise qualité de prestation de service et la corruption.

Ce questionnaire comporte 5 parties :

Exemple de quelques questions posées :

Les sujets devaient répondre par « oui » ou par « non » et si possible donner des explications et des exemples.       

1.3 Analyse des données

L’analyse des données recueillies a été quantitative  (techniques statistiques : des fréquences, des pourcentages) à l’aide du logiciel Excel. Toutefois, les commentaires et les réponses aux questions ouvertes ont fait l’objet de l’analyse de contenu qui a permis de relever le sens manifeste des discours des sujets. Les informations traitées sont présentées et discutées dans les paragraphes suivants.

2. Résultats et discussion

2.1. Résultats

Nous présentons dans cette partie les résultats obtenus et leurs commentaires

Figure 1: Facteurs déterminants la perception de la qualité des prestations au niveau de l’accueil

Au niveau de l’accueil, la perception des usagers est que sa qualité n’est pas la même pour tous. Ils pensent que par son comportement on peut l’améliorer, par un cadeau, sa renommée, son apparence physique. Ils pensent aussi que les agents préposés à l’accueil discutent parfois avec leurs relations personnelles pour des sujets autres que médicaux alors que les patients attendent.

Figure 2 : Facteurs déterminants la perception de la qualité des prestations au cours des consultations

A ce niveau, la perception des usagers est que l’accès à la consultation n’est pas équitable et que l’on peut influer sur la qualité de celle-ci respectivement à travers la renommée, un cadeau et le genre.

Les médecins qui sont dans des centres hospitaliers publics orientent les clients vers des cliniques privées dans lesquelles ils officient parfois.

Figure 3 : Facteurs déterminants la qualité de la perception  au niveau de l’analyse au laboratoire

La perception des enquêtés est négative à tous les items relatifs aux prestations de service de laboratoire, le traitement n’est pas équitable:

Figure 4 : Facteurs déterminants la perception de la qualité dans l’achat des produits

Ce niveau bénéficie de perception relativement positive. Toutefois, un pourboire améliore quand même la qualité du service.

Figure 5 : Facteurs déterminants la perception de la qualité de prestation au niveau des soins

La perception négative est très accentuée à ce niveau des services ; la qualité des soins que l’on vous procure dépend de la renommée et de l’apparence de l’usager.

  • Si vous voulez être bien soignés, vous devrez accepter d’acheter les produits pharmaceutiques que les agents vous proposent ;
  • En offrant un cadeau aux soignants vous améliorez la qualité des services.

Synthèse des résultats : A travers les résultats de la présente étude, on retient que la renommée, l’apparence, le cadeau, bref,  l’attitude de l’usager intervient dans l’amélioration de qualité de prestation des services qu’il demande. Les enquêtés ont perception négative de la qualité de prestation de soins dans les centres hospitaliers. En effet, le plus souvent, l’agent chargé de soins ne vous demande pas de l’intéresser directement avant ou après quelque service que ce soit. Ainsi, il peut  difficilement être taxé de corrompu ou être poursuivi. C’est par un comportement de désinvolture, de nonchalance et de lenteur qu’affiche l’agent que l’usager se dit parfois qu’il a dû manquer de le « motiver ». Ainsi, pour être bien traité l’on fait le « bon geste » qui consiste soit à offrir un cadeau, soit à accepter un certain « trafic », perpétuant ainsi la mauvaise qualité des prestations de services ou de la corruption. De même l’agent qui, par son comportement, provoque la corruption et surtout accepte les compromissions, perpétue la mauvaise perception des usagers.

D’une manière globale, on peut retenir de la présente étude que les usagers des centres hospitaliers enquêtés ont une perception selon laquelle il faut ‘’intéresser’’ l’agent soignant pour obtenir un bon service.

2.2. Discussion

L’objectif de la présente étude était d’analyser les perceptions des usagers des centres hospitaliers de Lomé sur la qualité des soins qui leurs sont rendus. Il ressort de l’enquête réalisée qu’à travers toutes les étapes de prestation de services sanitaires, les usagers payent le service qui leur est rendu. Par ailleurs, ces règlements sont autant d’occasions pour corrompre ou être corrompu. En outre, il faut noter qu’une très large proportion d’enquêtés reconnaissent que la qualité du service qui leur est rendu dépend largement du montant qu’ils payent.

L’enquête révèle également que les usagers ont une perception selon laquelle il faut ‘’intéresser’’ ou ‘’motiver’’ l’agent soignant (ou de soins)  pour obtenir un bon service. L’accueil des usagers des centres hospitaliers de Lomé n’est pas de qualité selon les enquêtés. En effet,  la perception des usagers est que sa qualité n’est pas la même pour tous. Toutefois, il peut être amélioré par un « geste ». Ce constat est similaire à celui rapporté par Yamba Yamba et al. En République démographique du Congo. Ces auteurs ont montré que le service d’accueil réservé à la réception ainsi qu’aux unités des soins a été mal apprécié par huit malades sur dix.

Les résultats obtenus sont conforment à ceux de Bendé, Meité et Yao. En effet, les pratiques corruptives sont justifiées et « euphémisées » pour leur grande proximité ou interpénétration avec les pratiques sociales communes et « normales » (190). Ainsi, les mots et les discours participent à une même entreprise de banalisation de l’objet corruption.

Les résultats de la présente étude corroborent ceux sur l’évaluation du Plan National de Développement Sanitaire 2012-2015 (Ministère de la santé) qui ont montré la faible qualité des soins dans les centres de santé du Togo. Nos résultats vont également dans le sens de ceux obtenus par le Ministère de la  fonction publique, selon lesquels un sentiment d’insatisfaction des populations est clairement exprimé par les usagers du service public de santé. Mais, nos résultats ne sont pas en phase avec ceux de Njong et Tchouapi, qui ont obtenu un taux de 85% des usagers satisfais de la qualité globale des services de santé du pays. Ce taux de satisfaction très élevé au Cameroun serait lié à des réponses de façade non contrôlées lors de collecte des données.

Les résultats de la présente étude ont des implications théorique et pratique. Sur le plan théorique, l’étude permet de montrer l’impact des facteurs individuels sur la qualité du travail fourni et par ricochet sur la perception des usagers.

Par ailleurs, sur le plan pratique, les résultats de la recherche montrent l’intérêt et l’urgence d’améliorer la qualité des prestations par la prise en compte des perceptions des usagers. L’étude montre également que « le respect d’une éthique est une condition préalable implicite pour que l’opinion publique accorde sa confiance à l’administration. C’est aussi un élément capital de la bonne gouvernance ».

La présente étude présente quelques limites. La première limite est liée à la taille de l’échantillon des enquêtés qui parait très petite par rapport à l’ensemble des usagers des services de santé de Lomé. Un échantillon tenant compte des services de santé des secteurs privé et public aurait pu permettre une plus grande représentativité et généralisation des résultats. Toutefois, l’étude étant essentiellement descriptive, elle a permis d’atteindre l’objectif fixé. Une autre limite est relative aux variables mises en jeu dans l’étude. Il serait intéressant de convoquer d’autres variables comme l’engagement organisationnel et le sentiment d’efficacité perçu. Ce qui permettrait d’améliorer le niveau du traitement statistique en introduisant les corrélations. C’est une piste pour nos recherches futures.

Conclusion

Les résultats de l’enquête révèlent qu’un grand nombre d’usagers des centres hospitaliers ont une conception biaisée de celles-ci : pour être bien servi, il faut d’une façon ou d’une autre, intéresser l’agent commis à ce service. Ce qui perpétue la pratique de mauvaise qualité de prestation de service et de la corruption. Evaluer « la qualité des soins est un prérequis pour définir les actions à mettre en œuvre et objectiver les progrès dans le but d’améliorer le service rendu aux patients » (HAS 5).

Des efforts sont faits dans la mise en place de dispositifs législatifs, réglementaires et institutionnels ; mais il y a encore du chemin à parcourir pour la réduction du phénomène de la corruption. Il faut en particulier trouver les voies et moyens de faire évoluer parallèlement les perceptions des usagers, les pratiques saines dans le secteur hospitalier. On peut proposer à cet effet le concept de circuit intégré de sensibilisation dans les services de santé particuliers et la sensibilisation de masse à travers les mass-médias.

Certes la sensibilisation doit être faite en amont, mais il est aussi impérieux qu’en aval des mesures coercitives soient renforcées pour décourager les téméraires qui tenteront toujours par tous les moyens de spolier les services de la santé.

En guise de perspective, il semble intéressant d’étudier cette perception de la qualité des soins chez le personnel de la santé en la mettant en lien avec leur engagement organisationnel  et leur efficacité au travail.

Travaux cités

Bende, N’dasso Flore-Ben Bac, Zoumana Meite et Daniel Kouakou Yao. « Représentations sociales et implication psychosociale face à la corruption à Abidjan ». In R. Mokounkolo, Ngueutsa, R. Courcy, F. Ntsame Sima, M., et Achi, N. (Eds.), Les pays du sud face aux    défis du travail, Paris : L’Harmattan, 2019, p. 189-199.

Haute Autorité de Santé (HAS). Qualité des soins perçue par le patient – Indicateurs PROMs et PREMs, Saint-Deni : La Plaine, 2021, www.has-sante.fr .

Kiliou, Komla, Paboussoum Pari et Pazambadi Kazimna. « Stress en milieu     hospitalier au Togo », Revue Internationale de Recherches et d’Études Pluridisciplinaires, (Université Virtuelle Africaine au Canada, UV@TM), 29, 2019, p. 29-37.

Lancry, Alain, « Analyse du travail ». In G. Valléry, M.-E. B.  Chaumon, E. Brangier, M. Dubois, Psychologie du travail et des organisations: 110  notions clés. Paris: Dunod, 2016, p. 417-421,

Lancry-Hoestlandt, Anne. « Travail : histoire, définition, évolution et division du travail ». In G. Valléry, M.-E. B.  Chaumon, E. Brangier, M.  Dubois, Psychologie du travail     et des organisations: 110  notions clés. Paris: Dunod, 2016, p. 417-421.

Maillet, Léandre. Psychologie et organisation : l’individu dans son milieu de travail. Laval,          Québec : Éditions Études vivantes, 1995.

Ministère de la fonction Publique.  Etude sur l’état du service public au Togo,  Lomé : Togo, 2015.

Ministère de la santé. Plan National de Développement Sanitaire (PNDS 2017-2022). Lomé,           Togo, 2017.

Miossec, Yvon et Sabrina Rouat. « Qualité du travail et santé ». In G. Valléry, M.-E. B. Chaumon, E. Brangier, M.  Dubois, Psychologie du travail et des organisations: 110 notions clés. Paris: Dunod. 2016, p. 346-348.

Njong, Oloysius Mom et Rosy Pascale Meyet Tchouapi. Evaluation de la satisfaction des usagers vis-à-vis de la qualité des services de santé au Cameroun, Document de politique générale 672, 2020. https://publications.aercafricalibrary.org/xmlui/handle/123456789/636

OCDE.  Renforcer l’éthique dans le service public, Paris : 2000.

OMS, OCDE et la BIRD / (BM). La qualité des services de santé : un impératif mondial en   vue de la couverture santé universelle, Genève (2019).  http://apps.who.int/iris.

Yamba Yamba, Marc K. et al.. « Evaluation de la qualité des soins aux cliques universitaires de Kinshasa : étude de satisfaction des patients hospitalisés », Annales Africaines de Médecine 11,3, 2018, p. 2926-2935.

Comment citer cet article :

MLA : Kazimna, Pazambadi. « Perception de la qualité des prestations de soins de santé et ses déterminants : cas des centres hospitaliers de Lomé ». Uirtus 1.2 (décembre 2021): 157-169.


§ Université de Lomé / [email protected]

Résumé (Facteurs psychosociaux de la dépigmentation volontaire de la peau chez les femmes à Lomé)

Kaka Kalina§

Résumé : La présente étude vise à identifier les facteurs psychosociaux de la dépigmentation volontaire de la peau chez les femmes qui la pratiquent. Elle a été réalisée dans le District Autonome du Grand Lomé sur 320 femmes, âgées de 21 à 60 ans, qui se dépigmentent volontairement la peau depuis au moins 6 mois. Un questionnaire élaboré et l’échelle d’estime de soi de Rosenberg ont été utilisés pour collecter les données. Les principaux résultats montrent que les facteurs psychosociaux qui sous-tendent la pratique de la dépigmentation volontaire de la peau sont dominés par le désir de se sentir belle et attirante, l’envie de ressembler à des amies ou à des modèles, la demande du conjoint et les moqueries de l’entourage. En outre, la majorité des femmes a une estime de soi négative. 

Mots-clés : Facteurs psychosociaux, Dépigmentation, Image corporelle, Estime de soi, Femmes.  

Abstract : The present study aims to identify the psychosocial factors associed to volontary skin lightening practices. It was carried out in the district of Grand Lomé on 320 women, aged 21 to 60, who have been voluntarily lightening their skin for at least 6 months. A questionnaire and the Rosenberg Self-Esteem Scale were used to collect the data. The results show that the main psychosocial factors are the desire to feel beautiful and attractive, the desire to look like friends or models, the spouse’s demand and mockery from those around them. In addition, most of the women have negative self-esteem.

Keywords: Psychosocial Factors, Skin Lightening, Body Image, Self-Esteem, Woman.

Introduction

La dépigmentation volontaire de la peau « désigne une pratique par laquelle une personne, de sa propre initiative, s’emploie à diminuer ou faire disparaître la pigmentation physiologique de sa peau» (Petit 19). La dépigmentation cosmétique consiste en une diminution de la pigmentation de la peau par l’utilisation volontaire de cosmétiques ou médicaments contenant des substances actives qui ont la propriété de faire baisser la production de mélanine (Morand et al. 630). L’utilisation à visée cosmétique de produits dépigmentants se fait par voie topique ou injectable. Les principaux produits dépigmentants sont les dermocorticoïdes, l’hydroquinone, les sels de mercure et le glutathion.

La dépigmentation volontaire est une pratique universelle, essentiellement féminine et dont les prévalences en Afrique subsaharienne varient de 32 à 74% (Ly 3). Considérée au début comme tabou, elle est, de nos jours, une pratique normale et valorisante si bien que les femmes dépigmentées sont bien considérées dans la société (Kouotou 4).

Historiquement, la dépigmentation de la peau est une pratique qui remonte à l’antiquité. Durant cette période, des femmes originaires d’une partie de l’Europe, de la Méditerranée et de l’Asie utilisaient des produits éclaircissants (Ly et al. 6). Paradoxalement, à cette époque en Égypte, la peau noire symbolisait la beauté et la représentation du Noir ne se faisait pas par le ridicule ou la laideur. Cette tendance s’est inversée lors des contacts entre l’Europe et l’Afrique. Smeralda-Amon considère qu’il a existé une hiérarchie de « races » et de cultures dans laquelle figurait, au bas de l’échelle, l’Homme Noir (89).

Originellement, dans les années 1950, il fut découvert fortuitement le potentiel éclaircissant de l’hydroquinone sur des ouvriers à peau noire travaillant dans les usines de caoutchouc et de textile aux États-Unis, avec la dépigmentation des parties découvertes. En 1955, a eu lieu la production des produits cosmétiques dépigmentants à l’hydroquinone aux USA. Ainsi, la dépigmentation a commencé à se développer dans les années 1960 et 1970 (Kouotou 4).

Comme l’on le constate, la dépigmentation volontaire n’est pas une spécificité de l’Afrique. Elle est retrouvée pratiquement sur tous les continents avec des fréquences variables. Mais, les prévalences les plus élevées sont observées en Afrique subsaharienne et en Asie (Ly 4). La prévalence globale de cette pratique dans plus d’une trentaine de pays était de 24,5%, allant de 0% en Turquie à 83,8% en Thaïlande (Peltzer 280). Même si l’on dispose de peu de données scientifiques sur le début de cette pratique en Afrique, il se situerait en 1951, en Afrique du Sud (Dlova et al. 3). Dans d’autres pays francophones et anglophones d’Afrique subsaharienne, l’usage de produits dépigmentants remonterait aux années 1970 (Ly 10). En Afrique subsaharienne, les prévalences varient de 25 à 92%, en fonction du pays et de la méthodologie utilisée (Ly 900) ; elles varient de 25% à 77,3% (Teclessou et al. 3). Au Bénin, pays limitrophe du Togo, les prévalences de la dépigmentation sont de 78,32% (Nguenmegne Ngouamadji, cité par Glèlè-Ahanhanzo et al. 2) et de 79,22% (Glèlè-Ahanhanzo et al. 1).

Malgré le niveau de connaissances élevé des conséquences néfastes de la dépigmentation volontaire sur les personnes qui la pratiquent, force est de constater sa persistance. Les résultats d’une méta-analyse indiquent que la pratique du blanchiment de la peau est un grave problème de santé publique mondiale (Sagoe et al., cités par Nyiragasigwa 16). Dans leur étude, Kourouma et al. signalent que 67,5% des participantes connaissaient les complications cutanées liées à cette pratique et en ont cité deux. Ils ont trouvé également que 76,7% d’entre elles regrettaient la pratique à cause de l’apparition de maladies de la peau qui altèrent l’apparence et constituent de fait un effet contraire au but initial visé (4).

S’agissant spécifiquement des adolescentes, les résultats de l’étude réalisée par Mouliom et Wamba indiquent que les filles ont des connaissances mitigées des conséquences de la dépigmentation volontaire de la peau sur la santé. Elles possèdent, par contre, une bonne connaissance des stratégies de sa prévention (266, 267).

Parmi les conséquences négatives de la dépigmentation volontaire, figurent les troubles de la pigmentation (77,6%), le risque de cancer de la peau (68,1%), les vergetures larges et inesthétiques (22,2%) (Nyiragasigwa 51-54).

Face à cette situation, se pose le problème des facteurs qui sous-tendent la pratique de la dépigmentation volontaire de la peau. Les principales motivations sont donc le besoin de séduire, l’envie d’être belle, l’envie de plaire, l’envie d’uniformiser le teint, le mimétisme, les mariages, l’ascension et la réussite sociales, le signe extérieur de bien-être, les magazines, le cinéma et les publicités agressives qui vantent un stéréotype de beauté (Kouotou 5). Ces motivations sont diverses et restent dominées par la recherche de peau claire comme canon de beauté. La peau claire et les cheveux défrisés constituent le modèle de beauté de la femme occidentale à suivre résolument, car le modèle traditionnel africain n’est pas valorisé. En outre, les utilisatrices de ces produits sont exposées aux pressions publicitaires des médias classiques (radios, télévisions, affiches publicitaires, journaux papiers) ou de proximité (entourage social, pression des pairs) (Teclessou et al. 3).

D’autres études abondent dans le même sens. Selon Glèlè-Ahanhanzo et al., les motivations étaient la recherche de la beauté (60,06%), l’estime de soi (34,06%) et la recherche de conjoints ou de partenaires (5,88%) (3, 4). Kourouma et al. révèlent que 80% des pratiquantes étaient convaincues que les femmes de teint clair étaient plus attirantes et plus belles que les femmes de teint noir. De même, 50% affirmaient que le but recherché par leur pratique était de « clarifier leur teint et faire disparaître les tâches pour être plus belle ». Plus encore, 37,5% reconnaissaient qu’une amie proche les y avait encouragées et seuls 5% des femmes ont affirmé avoir initié cette pratique à la demande de leur conjoint. En outre, 60% des femmes étaient persuadées de l’efficacité des produits dépigmentants pour atteindre leur but avant de débuter la pratique (2, 3).

Dans la même perspective, Kouadio et al. ont montré que le tatouage, la dépigmentation de la peau, le grossissement du volume des parties du corps (seins et fesses) et l’image de soi chez des commerçantes sont liées. Ils relèvent que ces trois types de la modification corporelle volontaire pratiqués de manière permanente s’expliqueraient par une mauvaise image de soi. D’abord, les commerçantes qui ont une mauvaise image de soi s’adonnent davantage à la dépigmentation permanente que celles qui ont une bonne image de soi (7-9). Ensuite, il existe une relation entre une mauvaise image de soi et le tatouage permanent des commerçantes. Enfin, les commerçantes qui ont une mauvaise image de soi recourent davantage à une augmentation du volume de leurs seins et fesses que celles ayant une bonne image de soi (Koudio et al. 9).

L’analyse des principales causes de l’engagement des femmes dans la dépigmentation volontaire de la peau montre clairement que la plupart d’entre elles tournent autour de la modification de l’apparence, de l’image corporelle et de l’image de soi. Dès lors, se pose la question de la satisfaction de ces femmes.  

Dans leur étude, Guehi et Sawadogo indiquent qu’il y a une insatisfaction corporelle générale et une perception globale négative de soi chez les femmes qui pratiquent la dépigmentation volontaire. L’insatisfaction corporelle et l’estime négative de soi atteignent des proportions élevées chez les femmes âgées de plus de 20 ans et celles ayant plus de cinq années de pratique de dépigmentation, contrairement aux autres femmes, qui obtiennent des scores élevés. Les résultats de cette étude montrent clairement l’impact péjoratif de la dépigmentation volontaire chez les femmes âgées de plus de 20 ans et chez celles qui ont une pratique prolongée de la dépigmentation, marqué par l’insatisfaction de l’image corporelle et l’estime de soi négative. Cependant, l’on se demande si l’insatisfaction de l’image corporelle et l’estime de soi négative sont les causes ou les conséquences de la dépigmentation volontaire (6, 7).

Des auteurs, à l’instar d’Emeriau (113 ; 98) et Kourouma et al. font savoir que les femmes africaines se dépigmentent la peau à cause de la négation de soi et du rejet de leur corps (3). Elles le font également pour se débarrasser de ce qui fait honte, au point que la perte de l’estime de soi les conduise à la haine de soi (Kouassi 100). Mais, Guehi et Sawadogo (7) et Ly (5 ; 8) ne partagent pas totalement cet avis, en arguant que les femmes qui se dépigmentent volontairement poursuivent plutôt un idéal corporel dicté par le contexte socioculturel et matérialisé par une peau avec un teint uniforme et éclatant. Ces femmes se dépigmentent la peau pour s’intégrer à ce contexte et améliorer la perception de leur corps et les sentiments qu’elles ont d’elles-mêmes, dont le désir de supériorité, l’estime de soi et l’affirmation de soi.

Au Togo, l’étude réalisée par Teclessou et al. (2018) n’a pas donné d’indication précise sur la prévalence de la pratique de la dépigmentation. Elle s’est plutôt intéressée à sa prévalence en Afrique sur la base de la revue de la littérature. Mais, selon Pitche et al., la dépigmentation cosmétique volontaire est fréquente chez les femmes à Lomé et sa prévalence était de 58,9% (709). Même si les résultats de cette étude risquent de ne pas refléter la réalité actuelle, ses résultats donnent une indication qui permet une appréciation de la pratique de la dépigmentation de nos jours au Togo.

En définitive, les études réalisées sur la dépigmentation volontaire de la peau ont mis en exergue divers facteurs chez les femmes qui la pratiquent ainsi que les conséquences néfastes. Toutefois, rares sont celles au Togo qui ont utilisé des instruments appropriés pour évaluer spécifiquement l’estime de soi qui est l’un des facteurs psychosociaux importants susceptibles de faciliter la compréhension psychologique de la pratique de la dépigmentation volontaire chez les femmes. La présente étude vise à identifier les facteurs psychosociaux de la dépigmentation volontaire de la peau, en mettant en exergue leur estime de soi. Les questions de recherche suivantes permettent de mieux circonscrire les contours de cette étude. Quelles sont les raisons de la pratique de la dépigmentation volontaire de la peau par les femmes ? Quelle est l’estime de soi de ces femmes ? 

1-Participants et méthodes

L’étude a été réalisée dans le service de dermatologie du CHU Campus de Lomé, le centre national de dermatologie de Gbossimé, les salons de coiffure et de tresses, les magasins et boutiques de vente des produits de beauté, situés dans le District Autonome du Grand Lomé.

Elle a porté sur les femmes qui utilisent volontairement des produits cosmétiques à des fins de dépigmentation de la peau, âgées de 21 à 60 ans et résidant dans le District Autonome du Grand Lomé. Ce district regroupe les communes des préfectures du Golfe et d’Agoé-Nyivé.

 L’échantillonnage de convenance ou tout-venant, sur la base de la participation volontaire à l’étude, a été utilisé. L’échantillon est composé de 320 femmes dont 20 patientes reçues en consultation pour des motifs d’affections dermatologiques. Ces femmes utilisent les produits dépigmantants de la peau depuis six mois au moins. Elles ont toutes signé un formulaire de consentement éclairé à participer à l’étude.

Les données ont été collectées par le biais d’un questionnaire élaboré portant sur les caractéristiques sociodémographiques et les raisons ainsi que de l’échelle d’estime de soi.

L’échelle d’estime de soi utilisée a été développée par Morris Rosenberg pour mesurer le niveau global d’estime de soi. Elle est constituée de dix (10) items dont les réponses vont d’un à quatre, correspondant aux options ‘’Tout à fait en désaccord, plutôt en désaccord, plutôt en accord et tout à fait en accord’’. Cette échelle d’estime de soi est une validation transculturelle du Rosenberg Self-Esteem Scale publiée en 1965 pour évaluer l’acceptation, la tolérance et la satisfaction personnelle à l’égard de soi. Elle est utilisée ici pour évaluer l’appréciation que les femmes ont d’elles-mêmes sur la base de leurs scores : estime de soi très faible, estime de soi faible, estime de soi moyenne, estime de soi très forte.

La collecte des données s’est déroulée de mai à juin 2021. Au cours de la première phase, un questionnaire d’identification des femmes qui se dépigmentent la peau depuis au moins 6 mois a été administré. C’est à l’issue de cette opération que les 320 participantes ont été retenues. Les données collectées ont été soumises à l’analyse statistique par le biais de SPSS.

2. Résultats

Tous les résultats présentés dans les tableaux sont issus de l’analyse des données de terrain collectées auprès des femmes de mai à juin 2021.

2.1. Durée de la pratique de la dépigmentation volontaire de la peau

Tableau 1 : Répartition des femmes en fonction de la durée de la pratique de la dépigmentation volontaire

Durée (en années)EffectifPourcentage (%)
Moins d’un an14745,9
1-26921,6
3-57623,75
Plus de 5 ans288,75
Total320100

Il ressort de ce tableau que 45,9% des femmes pratiquent la dépigmentation volontaire de la peau depuis moins d’une année (entre 6 mois et 1 an). Par contre, celles qui se dépigmentent depuis une durée allant d’un à 5 ans représentent 45,17%.

2.2. Caractéristiques sociodémographiques 

Tableau 2 : Répartition des participantes selon leur âge

Tranches d’âgeEffectifPourcentage
21-3018156,6
31-407924,7
41-505517,1
51-60051,6
Total320100

            Moyenne = 31,83       Ecart-type = 9,26

L’analyse des données de ce tableau permet de relever que l’âge moyen des participantes est 31,83 (Ecart-type=9,26), avec les extrêmes de 21 et 60 ans. La majorité est constituée des femmes âgées de 21 à 40 ans (81,3%), avec la prédominance de celles qui ont entre 21 et 30 ans (56,6%). 

Tableau 3 : Répartition des participantes selon leur statut matrimonial

Statut matrimonialEffectifsPourcentage
Célibataire14946,6
Mariée8827,5
Divorcée257,8
Veuve175,3
Concubinage4112,8
Total320100

Les données de ce tableau montrent que près de la moitié des participantes (46,6%) est constituée de célibataires.

Tableau 4 : Répartition des participantes en fonction de leur niveau de scolarité

Niveau de scolaritéEffectifsPourcentage
Non scolarisé72,2
Primaire7724,1
Secondaire12639,4
Universitaire11034,4
Total320100

S’agissant du niveau de scolarité, les femmes ayant atteint le secondaire, c’est-à-dire, le collège ou le lycée (39,4%) et les universitaires (34,4%) sont les plus représentées.

Tableau 5 : Répartition des participantes selon leur profession

ProfessionEffectifPourcentage
Agents de l’administration publique et privée6319,7
Couturière5617,5
Ménagère278,4
Coiffeuse/tresseuse8025
Restauratrice3210
Etudiante6219,4
Total320100

Par rapport à la profession, les coiffeuses et tresseuses (25%), les agents de l’administration publique (19,7%) et les étudiantes (19,4%) sont plus représentés.

2.3. Raisons de la dépigmentation volontaire de la peau

Les réponses aux questions adressées aux participantes ont été à choix multiples. Les fréquences et les pourcentages dépassent donc le nombre total des femmes.

Tableau 6 : Répartition des femmes selon les raisons de dépigmentation de la peau

Raisons de la dépigmentation de la peauFréquencePourcentage (%)
Traitement des boutons du visage4012,5
Désir de se sentir belle et attirante17855,6
Envie de ressembler à des amies/des modèles15347,8
Sur demande du conjoint9930,9
A cause des moqueries de l’entourage9630
Pour être valorisée par la société9529,7

Les données de ce tableau indiquent que les principales raisons avancées par les femmes qui pratiquent la dépigmentation volontaire de la peau sont : « désir de se sentir belle et attirante » (55,6%), « l’envie de ressembler à des amies/ou modèles » (47,8%), « la demande du conjoint » (30,9%) et les « moqueries de l’entourage » (30%).

Les différentes raisons ont été regroupées en trois principales catégories :

– Beauté-attractivité du teint clair et valorisation de soi (se sentir belle et attirante, être valorisée par la société, traiter les boutons du visage) : 97,8%

– Pression sociale (demande du conjoint, moqueries de l’entourage) : 60,9%

– Mimétisme (ressembler à des amies/ou modèles) : 47,8%

De ces trois catégories, celle relative à la modification de l’apparence physique pour paraître plus belle et attirante est la plus importante.

2.4. Estime de soi de ces femmes

Tableau 4 : Répartition des femmes en fonction de leur estime de soi

Score total à l’échelle d’estime de soi de RosenbergNiveauEffectifPourcentage (%)
Moins de 25Très faible11836,9
25-30Faible17454,4
31-33Moyen268,1
34-39Fort20,6
Plus de 39Très fort00

Les données montrent que la plupart des femmes qui pratiquent la dépigmentation volontaire (91,3%), ont une estime de soi négative : une estime de soi très faible (36,9%) et une estime de soi faible (54,4%). Aucune d’entre elles n’a d’estime de soi très forte.

3. Discussion

Cette partie s’articule autour de deux axes : les raisons des femmes se dépigmentent volontairement la peau et leur estime de soi.

3.1. Raisons de la pratique de la dépigmentation volontaire de la peau

En rappel, les résultats montrent que les raisons évoquées par les femmes qui pratiquent la dépigmentation volontaire de la peau sont : se sentir belle et attirante (55,6%), ressembler à des amies ou modèles (47,8%), la demande du conjoint (30,9%), les moqueries de l’entourage (30%) et la valorisation par la société (29,7%).

Il apparaît clairement que la principale raison des femmes qui pratiquent la dépigmentation volontaire est le désir de modifier leur apparence physique pour paraître plus belles, attirantes et se valoriser. La modification de l’image de soi se trouve donc au cœur de la pratique de la dépigmentation volontaire de la peau. La catégorie de raisons beauté-attractivité du teint clair-valorisation (97,8%) est similaire aux motivations retrouvées chez les femmes béninoises. En effet, selon Glèlè-Ahanhanzo et al., les principales motivations d’usage des produits dépigmentants sont la recherche de la beauté (60,06%) et l’estime de soi (34,06%) (3, 4). Cette fréquence est légèrement au-dessus de ce qui est observé en Côte d’Ivoire où 50% des femmes affirmaient que le but recherché par leur pratique était de clarifier leur teint et de faire disparaître les taches pour être plus belles (Kourouma et al. 2, 3).

Le désir de paraître plus belle pour se valoriser s’expliquerait par le fait que le teint clair est considéré comme un modèle. La grande majorité des femmes qui pratiquent la dépigmentation de la peau (80%) est convaincue que les femmes de teint clair sont plus attirantes et plus belles que les femmes de teint noir (Kourouma et al., 2,3). Les femmes préfèrent ainsi renoncer à leur teint naturel noir pour devenir claires à des fins d’attractivité du teint clair et de valorisation de soi. Le nœud du comportement de ces femmes est le complexe d’infériorité et le désir de ressembler aux Blancs. La pratique de la dépigmentation volontaire est alimentée par des préjugés raciaux et découle de l’idée selon laquelle la peau noire est inférieure à la peau blanche, car certains répondants trouvent que la peau noire n’est pas du tout valorisée (Nyiragasigwa 16). C’est également ce que révèlent Teclessou et al., qui ont montré que les diverses motivations de la dépigmentation sont dominées par la recherche de la peau claire (1). Cela s’explique par le fait que la peau claire et les cheveux défrisés constituent le modèle de beauté de la femme occidentale à suivre résolument, contrairement au modèle traditionnel africain qui n’est pas valorisé. En citant Hunter (2005), Ly a rapporté que nombreux sont ceux et celles qui désirent des caractéristiques physiques se rapprochant des caucasiens occidentaux (10). Pour d’autres auteurs, les femmes africaines se dépigmentent la peau à cause de la négation de soi, du rejet de leur corps (Emeriau 113 ; 98) et pour se débarrasser de ce qui fait honte, conduisant à la haine de soi (Kouassi 100). 

Des auteurs ont tenté d’expliquer la cause originelle du complexe d’infériorité en convoquant les faits historiques. Ils arguent que la colonisation et l’esclavagisme ont forgé les préjuges des Blancs sur les Noirs et font naître chez ces derniers un sentiment d’infériorité qu’ils tentent de juguler en se dépigmentant la peau (Bile 97 ; M’bemba-Ndoumba 102).

Cette situation engendre le ressenti de ne pas être valorisé, qui diminue l’estime de soi, la confiance en soi et les capacités des individus (Hamed et al. 417). Il s’ensuit un cercle vicieux où la perte de l’estime de soi conduit à la haine de soi (Kouassi 101) et à une envie irrépressible de se dépigmenter. En outre, cette pratique de dépigmentation est renforcée par certains avantages perçus associés à un teint clair, dont les perceptions de la réussite personnelle et professionnelle (Ly 8).

Cependant, le complexe d’infériorité et la négation de soi ne sauraient suffire pour donner un sens profond au désir de changement d’apparence corporelle. Les motivations esthétiques sont également évoquées dans des études.

Ly estime que les motivations des femmes qui se dépigmentent se situent dans une logique esthétique et identitaire. Elle étaye cette idée en montrant que la femme sénégalaise construit son identité féminine sur la beauté et les rites du paraître. Dans ce contexte, la dépigmentation constitue également une arme de séduction. Elle rentre dans le cadre d’une stratégie de séduction, d’abord, à l’égard des femmes et, ensuite, à l’égard des hommes (4, 5).

Un autre facteur important concerne la pression sociale exercée par le conjoint ou par les railleries de l’entourage (60,9%). Les résultats révèlent également que certaines femmes s’adonnent à la dépigmentation à la demande de leur conjoint (30,9%). Il est donc clair que chez les filles ou les femmes, le partenaire sexuel ou le conjoint joue un rôle important dans l’adoption de cette pratique. C’est ce qu’affirme Ly qui dit que l’homme joue un rôle important dans le phénomène. En tant que mari ou partenaire, il peut apprécier et cautionner la pratique en achetant les produits ou bien en fournissant le budget mensuel nécessaire à leur achat (9). Dans ce contexte, certaines femmes peuvent se plier à la volonté de leur conjoint par peur de les perdre. Mais, les femmes participent également au jeu de séduction.

Au-delà de la logique esthétique, le mimétisme est également retrouvé dans le discours des femmes qui pratiquent la dépigmentation. Elles veulent ressembler aux amies et aux modèles(47,8%). Le mimétisme leur permet d’obéir aux normes esthétiques véhiculées par la société et de s’intégrer. Le teint clair tant recherché permet de se conformer à un groupe social qui est celui des « femmes dépigmentées » (Ly 6).

L’influence des amies est importante dans la prise de décision de la dépigmentation. La première utilisation de produits dépigmentants relève le plus souvent d’un conseil esthétique et est empreinte d’une certaine naïveté (Ly 5). La démarche mimétique est très prépondérante et a été citée par tous les auteurs (Mahé et al. 28). Ce mimétisme est favorisé par les médias (Ly 8). Même si les participantes de la présente étude n’ont pas évoqué directement la publicité, elle est tout de même soutenue par l’idée de ressembler aux modèles. Les modèles sont identifiés au sein de l’environnement social, sur les réseaux sociaux, à la télévision ou dans les magazines.

 Quels que soient les facteurs, il est apparu dans la littérature qu’au-delà des bienfaits qu’offre la dépigmentation volontaire, de nombreuses femmes souffrent des complications de cette pratique sur le plan somatique et psychologique.

En effet, comme le montrent Kourouma et al., la majorité des femmes (75%) a avoué leur regret de s’être dépigmentées ; 76,7% d’entre elles le regrettaient à cause de l’apparition des dermatoses (3). Mais, le constat n’est pas unanime. Alors que certaines études évoquent des cas d’insatisfaction de l’image corporelle et de la négation de la perception globale de soi, d’autres, à l’instar de Ly, mettent en avant le renforcement de l’estime de soi et de l’affirmation de soi (3). La question de l’estime de soi se trouve donc posée et fait l’objet de la rubrique suivante.

3.2. Estime de soi des femmes

En rappel, les résultats de la présente étude indiquent que la plupart des participantes (91,3%), ont une estime de soi négative, allant de très faible (36,9%) à faible (54,4%). Ces résultats concordent avec ceux de Guehi et Sawadogo, même si leur étude n’a pas été réalisée spécifiquement sur l’estime de soi. Les résultats de leur étude montrent une insatisfaction corporelle générale et une perception globale négative de soi. Ils révèlent que 59% des femmes sont insatisfaites de leur corps et 62,7% ne se sentent pas « attirantes ». De même, 62,8% des femmes ont une perception globale négative d’elles-mêmes et 67,3%) ne se sentent pas valorisées (7).

Guehi et Sawadogo montrent, ensuite, que la satisfaction et la perception de soi de ces femmes varient en fonction de l’âge et de la durée d’utilisation des produits éclaircissants. Les femmes plus âgées sont les plus insatisfaites de leur corps, avec une estime de soi relativement négative, contrairement à celles dont l’âge est inferieur à 20 ans, qui présentent les pics de satisfaction corporelle les plus élevés et une perception positive d’elles-mêmes. S’agissant de la durée, les résultats montrent que les femmes qui ont au plus une année de dépigmentation, présentent des pics de satisfaction corporelle et une estime positive d’elles-mêmes. Chez les femmes qui ont deux à cinq années d’utilisation de produits éclaircissants, s’observent une insatisfaction corporelle et une estime négative de soi. Cette insatisfaction corporelle et l’estime négative de soi atteignent des proportions élevées avec les sujets comptabilisant plus de cinq années de pratique de dépigmentation (7-9).

Il ressort de ces résultats que l’insatisfaction de l’image corporelle et la perception négative de soi sont liées à la longue durée de la dépigmentation et à l’âge avancé des femmes. L’insatisfaction de l’image corporelle et la perception globale négative de soi seraient donc les répercussions psychologiques négatives de l’usage prolongé des produits dépigmentants et chez des femmes ayant un âgé avancé. Cela paraît logique, de notre point de vue, dans la mesure où la dégradation physique est un phénomène naturel lié à l’âge avancé. Si à cela s’ajoutent les dégâts causés par la dépigmentation, il est clair que les conséquences soient plus importantes. Les premiers moments de la dépigmentation semblent offrir des avantages en termes de gain d’esthétique et de valorisation de soi, mais au fil du temps, le ressenti négatif fait surface, et dans bien de cas, crée le malaise, les troubles d’estime de soi, voire d’identité.

La divergence avec les résultats de l’étude de Ly, qui a montré que la dépigmentation renforce l’estime de soi et l’affirmation de soi s’expliquerait par le fait que la présente étude est quantitative et a évalué spécifiquement l’estime de soi. En outre, le contexte socioculturel du Sénégal où l’étude de Ly a été réalisée n’est pas identique à celui du Togo.  

Dans le cadre de cette étude, il est difficile d’affirmer si la faible estime de soi est la cause ou la conséquence de la pratique de la dépigmentation volontaire de la peau. En tant que cause, la faible estime de soi peut amener les femmes concernées à chercher à travers la dépigmentation un moyen de valorisation de soi et de ressourcement narcissique. Il est montré, par exemple, que la recherche d’acceptation sociale et le manque d’estime de soi sont des facteurs susceptibles d’entraîner le recours à la chirurgie esthétique (Meidani 50). En tant que conséquence, la faible estime de soi est à rapprocher de l’insatisfaction de l’image corporelle et de la perception globale négative de soi. Cela pourrait s’expliquer par le fait que la quête de la peau idéale se solde le plus souvent par un échec. L’application répétée de produits dépigmentants s’accompagne constamment de complications dermatologiques que les adeptes de la pratique tentent de camoufler par moult astuces qui s’avèrent inefficaces. Il s’installe un cercle vicieux car plus les femmes appliquent les produits dépigmentants, plus les méfaits sur la santé sont apparents. Le résultat est désastreux sur le plan esthétique et le retentissement psychologique est très important, avec l’installation à la longue d’un mal-être (Ly 10).

Les raisons qui mettent en avant les apparences touchent les aspects narcissiques de la personnalité d’une personne. Chercher à paraître belle, c’est aussi chercher à se valoriser. La valorisation de soi est une facette importante de l’estime de soi et elle touche au narcissisme. Ainsi, la dépigmentation comporte une dimension narcissique. Comme l’a démontré Ly, la dimension narcissique est liée à la quête du teint idéal. Pour elle, la dimension narcissique est largement observée dans le groupe des dépigmentées. Le changement de teint leur confère un regain de confiance en elles-mêmes et une augmentation de l’estime de soi (10). Cependant, les résultats de la présente étude montrent le contraire puisque la plupart des participantes ont une estime de soi négative.

Un autre aspect qui n’est pas directement lié aux raisons évoquées dans l’étude concerne le caractère addictif de la dépigmentation. Petit voit dans la dépigmentation certaines caractéristiques de l’addiction décrite comme un phénomène de dépendance psychoaffectif (7). Selon Ly, les témoignages de femmes dépigmentées mettent en lumière leur désir constant d’aller toujours plus loin dans le processus d’éclaircissement (4).

Cette envie irrésistible de la dépigmentation se révèle parfois dangereuse. Le corps subit de nombreuses transformations de sa couleur et de son aspect, avec la survenue de complications et de séquelles inévitables. Parmi ces complications, figure la modification de la personnalité liée aux effets néfastes des produits utilisés. En effet, selon Ly, la conversion chromatique et la métamorphose physique s’accompagnent parfois d’un changement de personnalité, car les produits à base de corticoïdes peuvent induire une accoutumance et entretenir une excitation psychomotrice responsable d’une certaine désinhibition des femmes qui pratiquent la dépigmentation volontaire. Par ailleurs, certaines femmes éprouvent du malaise en observant le reflet de leur image dans leur miroir (Ly 11). Cela témoigne ainsi de l’insatisfaction de l’image corporelle et de la perception globale négative de soi (Kourouma et al. 3). Dans ces conditions, l’estime de soi de ces femmes risque d’être affectée négativement. Les conséquences de la dépigmentation volontaire de la peau chez les femmes en quête du teint idéal, affectent donc leur fonctionnement psychologique.

Conclusion

La dépigmentation volontaire de la peau est une pratique répandue dans le monde entier et concerne plus les femmes. Elle est généralement pratiquée à des fins esthétiques sous l’effet conjugué du désir de beauté, de la pression sociale et du mimétisme. Cependant, ses conséquences à moyen et long terme sont avilissantes et douloureuses. Cette étude visait à identifier les facteurs psychosociaux qui sous-tendent la pratique de la dépigmentation volontaire de la peau. Elle a été réalisée sur 320 femmes pratiquantes de la dépigmentation volontaire, âgées de 21 à 60 ans, ayant au moins 6 mois d’usage de produits éclaircissants et résidant dans le District Autonome du Grand Lomé. En plus d’un questionnaire, l’échelle d’estime de soi de Rosenberg a été utilisée pour collecter les données. Les résultats montrent que 45,9% des femmes se dépigmentent la peau depuis moins d’une année. Les principales raisons avancées par ces femmes s’articulent autour de trois points : beauté-attractivité du teint clair-valorisation de soi, pression sociale et mimétisme. En outre, 91,3% de ces femmes ont une estime de soi négative, allant de faible à très faible.

En définitive, la dépigmentation volontaire de la peau a des avantages, mais également des conséquences somatiques et psychologiques négatives. Cette étude a des limites liées à son caractère exploratoire et descriptif. Elle a soulevé des questions qui nécessitent d’être prises en compte dans des recherches futures. Malgré ces limites, les résultats obtenus suggèrent la nécessité d’élaborer des programmes de prévention pour éduquer la population sur les répercussions négatives de la dépigmentation volontaire de la peau.

Travaux cités

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Comment citer cet article :

MLA : Kalina, Kaka. « Facteurs psychosociaux de la dépigmentation volontaire de la peau chez les femmes à Lomé ». Uirtus 1.2 (décembre 2021): 138-156.


§ Université de Lomé / [email protected]

Résumé (Vécu de la maladie chronique chez les patients hypertendus suivis au CHU Campus de Lomé )

Marodégueba Barma§

Résumé : La survenue d’une maladie que l’on ne peut pas guérir même si on peut la soigner, vient briser le vécu fluide du temps. L’hypertension artérielle est une affection de longue durée, évolutive souvent associée à une invalidité. La présente recherche a pour objectif d’évaluer le vécu de la maladie chronique chez les patients hypertendus suivis au CHU Campus de Lomé. Les données ont été collectées par entretien semi-directif et traitées avec le logiciel statistique Sphinx et la méthode logico-sémantique de l’analyse de contenu. Au bout de l’étude, nous avons retrouvé un vécu favorable dans 66,7% des cas marqués par un vécu de la maladie comme un moyen d’apprécier la valeur de la vie. Le vécu péjoratif s’est manifesté par un vécu de la maladie par un sentiment de persécution (44,4%). Au vu des résultats de cette étude, il importe de proposer systématiquement une prise en charge psychologique aux patients hypertendus pour améliorer leur vécu de la maladie et par conséquent leur qualité de vie.

Mots-clés : Maladie chronique hypertension, prise en charge psychologique

Abstract: The occurrence of a disease that cannot be cured even if it can be cured, breaks the fluid experience of time. High blood pressure is a long-lasting, progressive condition often associated with disability. The objective of this research was to assess the experience of chronic disease in hypertensive patients followed at the CHU Campus de Lomé. Data were collected by semi-structured interview and processed with Sphinx statistical software and the logical-semantic method of content analysis. At the end of the study, we found a favorable experience in 66.7% of cases marked by an experience of the disease as a means of appreciating the value of life. The pejorative experience manifested itself as an experience of the disease through a feeling of persecution (44.4%). In view of the results of this study, it is important to systematically offer psychological care to hypertensive patients to improve their experience of the disease and their quality of life.

Keywords: Chronic disease, hypertension, psychological care.

Introduction

Les maladies chroniques sont ces maladies qui durent toute la vie ou du moins très longtemps et se confondent généralement avec la vie du patient. Ces maladies se caractérisent au-delà de leur durée, par l’ampleur de leurs répercussions sur la vie quotidienne des patients et de leur entourage. Elles affectent plusieurs aspects de la vie personnelle, affective, familiale, sociale et professionnelle. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS, 2005), les définit comme un problème de santé qui nécessite une prise en charge sur une période de plusieurs années ou plusieurs décennies. Souvent incurables, seules leurs conséquences peuvent être traitées.

La maladie chronique, en raison même de son incurabilité, bouleverse le rapport au temps. L’homme sait bien que la mort l’attend au bout du chemin, mais il se comporte quotidiennement comme si la vie n’avait pas de fin (Grimaldi). Ces pathologies comprennent les cardiopathies (dont l’hypertension artérielle (HTA)), les accidents vasculaires cérébraux (AVC), les cancers, les maladies respiratoires chroniques et les diabètes. Selon le rapport de l’OMS (2014), 68 % des décès dans le monde en 2012 ont été causés par une maladie chronique non transmissible, soit 38 millions de personnes. En 2030, le nombre de décès pourrait dépasser les 52 millions.

L’hypertension artérielle (HTA) est, selon l’OMS (2016) une pathologie cardiovasculaire définie par une pression artérielle trop élevée (pression artérielle systolique supérieure 140mmHg et une pression artérielle diastolique supérieure 90mmHg) et un facteur de risque majeur de l’accident vasculaire cérébral (AVC). Elle touche plus d’un adulte sur trois (OMS, 2016). Au-delà d’un simple facteur de risque de l’AVC, l’hypertension artérielle est une véritable maladie à caractère chronique et doit être prise au sérieux.

Même si on ne guérit pas de l’hypertension artérielle, elle peut être bien soignée et la prise en charge permet aux patients de bien vivre plus longtemps sans complications handicapantes.  Selon une étude faite au Togo (Baragou), l’hypertension artérielle représenterait 36,7% de la population générale à Lomé et 74,29% des admissions dans le service de cardiologie du CHU campus, chez les sujets de plus de 50 ans. Malgré la gravité et les conséquences qu’entraîne cette maladie, beaucoup d’études ont montré que la moitié des patients pris en charge n’atteignent pas les objectifs des recommandations. En effet, il existe des discordances évidentes entre les possibilités thérapeutiques et le contrôle de la pression artérielle chez les patients hypertendus (Grillat). Cette non-concordance entre les recommandations médicales et le comportement du patient est qualifiée de « non-observance » ou « mauvaise observance » thérapeutique. Beaucoup d’études se sont penchées sur la notion d’observance thérapeutique pour comprendre le malade hypertendu, sous traitement antihypertenseur, qui, malgré tous les progrès qui ont pu être faits dans le domaine de la santé ces trente dernières années, se retrouve avec une hypertension non contrôlée (El Aassri et al., Pio et al.). 

Des études également se sont intéressées aux aspects psychologiques associés à la maladie chronique. Ainsi, Kieffer explorant le vécu de la maladie et de la guérison chez les adolescents ayant souffert de cancer, avait noté que l’irruption brutale du cancer dans la vie d’un enfant ou d’un adolescent est un bouleversement majeur pour lui et l’ensemble de sa famille. Cet auteur a, en outre relevé des difficultés chez une minorité qui peuvent être des séquelles physiques, psychologiques ou sociales qui remettent en cause la notion de guérison, et qui peut constituer un traumatisme en elle-même. Il y a été relevé une détresse importante dans différents domaines de la vie. Ainsi, l’image du corps et l’estime de soi ont été souvent altérées chez ces jeunes patients ; des préoccupations quant à une éventuelle stérilité ou des troubles sexuels parfois sévères sont retrouvés (Kieffer). N’djessan et al. avaient trouvé à l’institut de cardiologie d’Abidjan que la perception de l’HTA par les patients dès la découverte était de deux ordres : comme une maladie normale (94,2%) et comme une maladie mystérieuse (8,8%). Le vécu dès l’annonce de la maladie aux patients se traduisait d’une part par l’espoir de guérir définitivement du fait de l’existence d’un traitement (33,5%) et d’autre part des craintes d’une non-assistance familiale. Ces auteurs ont noté qu’après trois mois de prise en charge, la perception de l’HTA n’avait pas très évolué, et des souffrances psychologiques étaient toujours observées.

Au Togo, les études sur le vécu de la maladie se sont peu intéressées à l’HTA. Ainsi, Mendouna avait évalué le vécu psychologique des personnes vivant avec le VIH/SIDA et l’influence de l’entourage. Il en est ressorti que 93,50% des patients vivaient l’infection au VIH/SIDA comme une déception et un découragement, 91,87% comme une honte, une indignité, une immoralité ; 82,93% comme un effondrement de l’image de soi, 82,93% comme une atteinte narcissique ; enfin dans 75,61% des cas, l’infection à VIH était vécue comme une persécution imaginaire et une incompréhension. La culpabilité avait été retrouvée dans 56,10% des cas et 60,98% des cas vivaient leur état sérologique comme une incapacité à se reproduire et 20,33% des cas de PVVIH/SIDA vivaient un rejet de la sexualité.

Par ailleurs, dans le cas de la drépanocytose, Kpedzroku avait trouvé un vécu péjoratif, marqué par une notion de dépendance et de faiblesse, une dépréciation de l’image de soi difficile à supporter.

Nous constatons de toute évidence un manque de données sur le vécu de l’HTA. Or, il est admis que la découverte du diagnostic d’une maladie chronique provoque une rupture biographique dans la trajectoire de vie du sujet (Keffane). Cette rupture amène le malade à chercher du sens à la maladie, et il lui faut trouver une trajectoire de vie avec ce qu’il est maintenant. Ce qui nécessite une reconstruction biographique, qui a pour but à la fois de réparer la coupure dans le fil de la vie, introduit par la maladie et de réapprendre à vivre avec la maladie chronique et avec les autres. Une des clés de la prise en charge efficace de la maladie chronique est la gestion de cette transformation identitaire, tant chez le malade qui se sent devenir autre que dans l’entourage, qui vit le changement (Keffane). Pour aider le malade à ce réapprentissage et pour une prise en charge médicale efficace, il importe de s’intéresser au vécu de la maladie par le patient et son entourage. D’où l’intérêt de la présente étude.

L’objectif de cette étude est d’évaluer le vécu de la maladie chronique chez les malades hypertendus accueillis au CHU Campus de Lomé.

1. Matériels et méthodes

La présente étude s’est déroulée dans le service de cardiologie du CHU-Campus de Lomé (Togo) sur une période de 2 mois (de février à mars 2021). Il s’agit d’une étude prospective qui a été effectuée sur un échantillon de 63 patients suivis dans le dit service. L’échantillon a été constitué à l’aide de la technique du tout-venant. Ont été inclus dans notre échantillon d’étude, tous les patients hypertendus ayant connaissance de leur maladie et sous traitement depuis au moins un mois, et présents dans le service de cardiologie pendant la période de l’étude. N’ont pas été inclus dans notre étude, tous les patients n’ayant pas eu de confirmation de leur HTA par un diagnostic ou dont l’état clinique ne permettait pas de faire un entretien avec eux.

Les données ont été collectées par entretien semi-directif, à l’aide d’un guide d’entretien.

Les principales thématiques explorées au cours de l’entretien sont :

  • Les caractéristiques socio-démographiques à savoir le sexe, l’âge, le secteur d’activité, entre autres
  • Les données sur la maladie, notamment le type d’hypertension artérielle, le temps écoulé depuis la découverte de l’HTA, les circonstances de découverte de la maladie, d’autres comorbidités, les complications liées à l’HTA, le nombre de médicaments pris contre l’HTA
  • Le vécu de la maladie : deux sous thématiques ont été exploré : le vécu favorable et le vécu péjoratif. Pour évaluer le vécu favorable, les sentiments favorables par rapport à la maladie tels qu’un défi à relever, un moyen d’apprécier la qualité de la vie, ou un vécu de bénéfices secondaires ont été exploré. Le vécu péjoratif a concerné l’exploration des sentiments désagréables par rapport à la maladie tels que : la persécution, le déni de son état de santé, la dépendance financière, l’épuisement…

Les données recueillies ont été traitées et analysées à l’aide des statistiques descriptives, permettant le calcul des effectifs, fréquences et pourcentages.  Le logiciel statistique Sphinx a été utilisé à cet effet. L’analyse qualitative a été faite avec la méthode logico-sémantique de l’analyse de contenu.

Sur le plan éthique, nous avons sollicité et obtenu une autorisation de la part de la direction du CHU Campus. En plus, avant tout entretien, nous avons expliqué les objectifs de la recherche aux participants et obtenus leur consentement éclairé.

2. Résultats de la recherche

2.1. Caractéristiques de la population d’étude

Tableau 1 : caractéristiques socio-démographiques des enquêtés

Caractéristiques sociodémographiquesEffectifPourcentage
SexeMasculin2539,68%
Féminin3860,3%
Total 63100%
  Tranche d’âge[30-39] [40-49]8 1212,69% 19,04%
[50-59]1219,04%
[60-69] [70 et plus18 1328,57% 20,63%
Total 63100%
  Secteur d’activité       TotalMénagère 812,69%
Secteur privé informel (commerçant, artisan, …)2844,44%
Retraité1422,22%
Salariés1320,63%
 63100%

Les sujets de notre étude sont en majorité de sexe féminin, soit 60,3% avec une sex-ratio H/F de 0,65. Ils sont majoritairement âgés de plus 50 ans (68,2%), avec un âge moyen de 56,11. Les sujets exerçant dans le secteur privé informel (44,4%) et les retraités (22,2%) sont les plus représentés.

2.2. Données sur la maladie

Tableau 2 : Répartition des patients selon les données sur la maladie

Données sur la maladieEffectif%
Type d’hypertensionHTA Primaire5587,30%
HTA Secondaire812,70%
Temps écoulé depuis la découverte de la maladie (année)1 à 53961,90%
5 à 101117,50%
10 à 151015,90%
16 à 2023,20%
21 à 2511,16%
Circonstance de découverte de l’HTAAu cours d’une maladie2844,40%
Au cours d’un bilan de santé812,70%
Au cours d’une grossesse34,80%
A la suite l’accouchement23,20%
A la suite d’un malaise1930,20%
Lourdeur des jambes34,80%
Autres maladies chroniques comorbidesDiabète711,10%
Insuffisance cardiaque812,70%
Asthme23,20%
Complications liées à l’HTAAucune complication5181,00%
Insuffisance cardiaque711,10%
AVC46,30%
Nombre de médicament pris pour l’HTA1 médicament3657,14%
2 médicaments2133,33%
3 médicaments69,52%

De ce tableau, il ressort que l’hypertension artérielle primaire (essentielle) est la plus fréquente (87,3%) ; 81% des enquêtés n’ont pas développé de complications liées à l’hypertension artérielle, cependant 11,1% des enquêtés ont fait un accident vasculaire cérébral (AVC). Par ailleurs, 61,9% sont au courant de leur HTA depuis 1 à 5 ans. La découverte de l’HTA s’est faite le plus souvent au cours d’une maladie (44,4%). 57,14% des enquêtés prenaient un seul produit pour leur hypertension artérielle, tandis que 33,33% en prennent deux.

2.3. Vécu de l’hypertension artérielle

Nous avons répertorié deux types de vécu de la maladie : le vécu péjoratif et le vécu favorable.

Tableau 3 : Répartition des patients enquêtés selon le vécu péjoratif de la maladie

Vécu péjoratifFréquencePourcentage
Sentiment d’être persécuté2844,44%
Sentiment de déni de son état de santé3860,31%
Sentiment d’être dépendant financièrement2133,33%
Sentiment d’épuisement812,69

L’analyse des résultats sur le vécu péjoratif, relève que 60,31% des enquêtés vivent un sentiment de déni de la maladie, 44,44% des patients vivent un sentiment de persécution et 33,33 % vivent la maladie comme à l’origine d’une dépendance financière.  

Tableau 4 : Répartition des enquêtés selon le vécu favorable de la maladie

Vécu favorableFréquence (%)
Maladie vécue comme un défi à relever2438,09%
Maladie vécue comme moyen d’apprécier la valeur de la vie4266,66%
Vécu de bénéfices secondaires1523,80%

Le vécu favorable de la maladie s’est manifesté le plus fréquemment comme un moyen d’apprécier la vie (66,66%), comme un défi à relever (38,09%) et par un vécu des bénéfices secondaires (23,80%).                                                                   

3. Discussion des résultats

Nous avons relevé dans notre étude une prédominance féminine (60,3%) avec une sex-ratio H/F de 0,65. N’djessan et al. en Côte-d’Ivoire avaient fait le même constat avec une prédominance féminine à 58%. Yayehd et al. (2011), au Togo avait trouvé une prédominance féminine avec 34,6 % des hommes et 38,4 % des femmes hypertendus. Une prédominance féminine (sex-ratio F/H=1,64) avait été également relevé par Atta at al. au Togo.

Les sujets de notre recherche sont majoritairement âgés de plus de 50 ans (68,2%), avec un âge moyen de 56,11 ans. Nos données sont similaires à celles de N’djessan et al. qui ont trouvé un âge moyen de 58,8 ans avec des extrêmes de 28 et 87 ans.  Ces données sont également en concordance avec celle de de Baramoue et al. au Congo Brazzaville qui ont indiqué que 65,5% de patients de leur étude ont un âge supérieur à 50 ans. Au Togo, Atta et al. ont relevé un âge moyen de 52 ± 13 ans. Cette moyenne d’âge confirme que l’hypertension artérielle est une pathologie des sujets adultes. Cependant des auteurs en occident (Asmar et al., Safar et al., cités dans N’djessan et al.) ont retrouvé une moyenne d’âge de 63 ans, donc plus élevée que la nôtre. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que la population occidentale est vieillissante comparativement à la population africaine.

Les sujets exerçant dans le secteur privé informel (44,4%) et les retraités (22,2%) sont les plus représentés.  N’djessan et al., ont relevé une importante proportion de retraités, soit 32,2%. Cette différence peut s’expliquer par le niveau de vie différent entre les retraités togolais et ceux Ivoirien. De plus le secteur informel est très développé au Togo et ceux qui y travaillent peuvent disposer de beaucoup plus de ressources financières leur permettant de se soigner à l’hôpital.

L’analyse des données de notre enquête a relevé que 61,9% des patients hypertendus sont au courant de leur HTA depuis 1 à 5 ans. Ces données se rapproche de celles de Pessinaba et al. (2015) qui ont trouvé une durée moyenne de l’HTA de 6,7 ± 6,9 ans.

La découverte de l’HTA s’est faite le plus souvent au cours d’une maladie (44,4%). Ces résultats ressemblent à ceux de Yayehd et al., qui ont relevé que L’HTA a été de découverte fortuite chez 42,4 % des hypertendus.

Les enquêtés prenant un seul produit pour leur hypertension artérielle représentent 57,14%, tandis que 33,33% en prennent deux et 9,52% en prennent trois. Ces résultats sont concordant avec ceux de Pio et al. (2013) qui ont indiqué qu’une monothérapie antihypertensive a été prescrite chez 41,04%, une bithérapie chez 52,62% et une trithérapie chez 6,34%. Aussi Konin et al. en Côte d’Ivoire ont trouvé 45% des patients chez qui une monothérapie a été prescrite, une bithérapie chez 28,5% et une trithérapie ou plus chez 26,5%.

L’analyse des résultats sur le vécu péjoratif, relève que 60,31% des enquêtés vivent un sentiment de déni de la maladie. Ces résultats se rapprochent des données de N’djessan et al., qui ont trouvé chez certains des sujets de leur étude, dès l’annonce de la maladie, un vécu marqué par l’espoir de guérir définitivement du fait de l’existence d’un traitement (33,5%) ; cet espoir peut être compris d’un point de vue psychologique comme un refus d’admettre la réalité de la maladie chronique. Lainé, étudiant le vécu subjectif de la maladie de Crohn, a rapporté qu’un tiers des patients de son étude se remémore avoir été dans une phase de déni de la maladie qu’ils expliquent par la volonté de continuer à vivre comme si la maladie n’existait pas. Une proportion importante des sujets de notre recherche (44,44%) vit un sentiment de persécution, concordant ainsi avec l’étude de Mendoun qui a relevé 75,61% de vécue d’une persécution imaginaire chez les personnes vivant avec le VIH. Dans la même logique N’djessan et al. ont trouvé que 8,8% des sujets de leur recherche perçoivent l’HTA dès sa découverte comme une maladie mystérieuse.

Des patients enquêtés vivent la maladie comme à l’origine d’une dépendance financière (33,33%). Ce vécu se rapproche des données relevées par Ndjessan et al., dans leur étude, qui ont mis en évidence un vécu marqué par des craintes d’une non-assistance familiale, des impacts de la maladie sur leurs activités professionnelles et une baisse de leur rendement qui peut aboutir à un licenciement. Kpedzroku a trouvé un vécu péjoratif, marqué par une notion de dépendance et de faiblesse.

Le vécu favorable de la maladie s’est manifesté le plus fréquemment comme un moyen d’apprécier la vie (66,66%), comme un défi à relever (38,09%) et par un vécu des bénéfices secondaires. N’djessan et al. (2019) ont trouvé qu’une forte proportion (91,2%) des sujets de son étude rapporte sa perception de l’HTA, dès sa découverte, comme une maladie naturelle. Par ailleurs Coutin, à travers une étude qualitative du vécu de la maladie chronique, a relevé des bénéfices secondaires de la maladie exprimé comme ceci par les enquêtés (28) :

Ça me manque pas forcément le travail, parce que je me dis euh, je peux profiter, ben là ça fait quoi un an et demi déjà ; je profite de mes enfants un maximum quoi, chose que je pouvais pas faire avant. On peut dire que c’est le bon côté. C’est, non c’est un mal pour un bien, pour moi en tout cas !  Ah euh, pour moi y’a que du positif ! 

Ces mêmes enquêtés ont trouvés que la maladie leur a permis un changement de la vision de la vie et un changement de caractère ainsi matérialisé : « Une autre manière de penser, une autre manière de vivre, de dire euh euh », « je sais que je suis devenue une autre personne » ! (Coutin 29).

Conclusion

L’hypertension artérielle (HTA) est une maladie cardio-vasculaire à caractère chronique et constitue un enjeu majeur de santé publique. L’objectif de cette recherche était d’évaluer le vécu de la maladie chronique chez les patients hypertendus suivis au CHU campus de Lomé.

Pour ce faire nous avons procédé par entretien semi-directif pour collecter les données sur le vécu de l’HTA.

A l’issue de l’analyse des résultats, il a été mis en évidence deux types de vécus de la maladie. Un vécu péjoratif marqué par un sentiment de déni de la maladie (60,31%), un sentiment de persécution (44,44%) et un vécu de dépendance financière (33,33 %) et Le vécu favorable de la maladie qui s’est manifesté par un vécu de la maladie comme un moyen d’apprécier la vie (66,66%), comme un défi à relever (38,09%) et par un vécu des bénéfices secondaires (23,80%).                                                                      

De ces résultats, il ressort qu’une maladie chronique telle que l’HTA, de part son caractère chronique, peut provoquer des vécus divers. Ces vécus peuvent impacter favorablement ou non l’évolution de la maladie et son suivi. Il apparait donc important d’en tenir compte pour offrir au patient une prise en charge holistique prenant en compte l’aspect psychologique et incluant des programmes d’éducation thérapeutique (ETP) du patient.

Travaux cités

Asmar, Roland. « Risque cardiovasculaire et mesure ambulatoire de la pression artérielle ». Ann Cardiol Angeiol, vol. 47, n°2, 1998, p. 75-80.

Atta, Borgatia et al. « Contrôle de l’hta chez le patient reçu en consultation de cardiologie au chu sylvanus olympio de Lomé (Togo) ».  JSUL, vol. 22 n°4 2020, p. 99-106.

Baragou, Soodougoua., Pio, Machihude, Afassinou, Yaovi, Atta, Borgatia, Oloude-Kapkovi, Nansirine. « Prévalence de l’HTA et des autres facteurs de risque cardiovasculaires en milieu professionnel sub-saharien (Togo) ». JSUL,  vol. 14, n°2, 2015, p. 105-109

Bouramoue, Christophe, Kimbally-kaky, Gisèle, Ekoba J. « Hypertension artérielle de l’adulte au centre hospitalier de Brazzaville : à propos de 4928 cas ». Med Afr Noire, vol. 49, n°4, 2002, 191-6

Coutin, Omahira. « Vécu de l’annonce de la maladie grave par le patient à La Réunion : étude qualitative ». Médecine humaine et pathologie, ffdumas-01970281, 2018.

El Aassri, Hind, El Mghari, Ghizlane., El Ansari, Nawal. « Patients diabétiques de type 2 hypertendus : préfèrent-ils traiter le diabète ou l’hypertension artérielle »? Pan African Medical       Journal, vol. 17 n° 193, 2014, https://www.panafrican-med-journal.com/content/article/17/193/full.

Grillat, Sébastien. « Prise en charge de l’hypertension artérielle et représentations de la maladie hypertensive au sein de la cohorte Stanislas : enquête réalisée auprès de 134 patients lorrains ». Science du vivant, Hal-0173329, 2003.

Grimaldi, André. « La maladie chronique ». Presses de Sciences Po « Les Tribunes de la santé», vol. 4, n°13, 2006, 45 – 51.

Keffane, Salim. « La prise en Charge Psychologiques chez les Personnes atteintes par des maladies chroniques ». Conference : Le 2 forum mondial des droits de l’homme, Psychologie et Droits de l’Homme, Marrakech 27-30 novembre 2014, 2020.

Kpedzrokou, Kokou Essinam. Vécu de la drépanocytose et inobservance thérapeutique des personnes drépanocytaires. Mémoire de DESS non publié, Université de Lomé : Togo, 2009.

Konin, C. et al. « L’observance thérapeutique et ses facteurs chez l’hypertendu noir africain ». Archives des maladies du cœur et des vaisseaux, vol. 100 n°8, 2007, 630-634.

Lainé, Agathe. Vécu subjectif de la maladie de Crohn et facteurs psychosociaux prédictifs de la rechute : vers une approche intégrative. Thèse de doctorat non publiée, Université Bourgogne Franche- Comté, Laboratoire de psychologie, 2017.

Mendouna, Séma. Vécu psychologique des personnes vivant avec le VIH/SIDA et l’influence de l’entourage sur l’évolution de ce vécu. Etude prospective à propos de 123 cas colligés du 15 décembre 2005 au 15 mai 2006 à l’association vivre dans l’espérance de Dapaong. Mémoire de maitrise de psychologie non publié, Université de Lomé, 2006.

N’djessan, Yapo Jean-Jacques et al. “Etat psychologique des patients hypertendus suivis à l’institut de cardiologie d’Abidjan ». Rev int sc Méd Abj-RISM, vol. 21, n°3, 2019, p. 219-222.

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………Global status report on noncommunicable diseases 2014: attaining the nine global noncommunicable diseases targets : a shared responsibility, Geneva, OMS, 2014.

………. Prévention des maladies chroniques, un Investissement vital, rapport, Genève, 2016.

Pessinaba, Soulemane et al. « La dysfonction érectile chez l’hypertendu togolais : étude transversale chez 100 patients dans le Service de Cardiologie du CHU Campus de Lomé ». Pan African Medical Journal, vol. 21, n°47, 2015, https://www.panafrican-med-journal.com/content/article/21/47/full.

Pio, Machihude et al. « Observance thérapeutique de l’hypertension artérielle et ses facteurs dans le service de cardiologie du CHU Tokoin de Lomé ». Pan African Medical Journal, vol. 14, n°48, 2013, https://www.panafrican-med-journal.com/content/article/14/48/full.

Yayehd, Komlan et al. « Prévalence de l’hypertension artérielle et description de ses facteurs de risque à Lomé (Togo) : résultats d’un dépistage réalisé dans la population générale en mai 2011 ». Ann Card angéiol, vol.62, n°1, 2013, p. 43-50

Comment citer cet article :

MLA : Barma, Marodégueba. « Vécu de la maladie chronique chez les patients hypertendus suivis au CHU Campus de Lomé ». Uirtus 1.2 (décembre 2021): 125-137.


§ Université de Lomé / [email protected]

Résumé (Connaissance et gestion de la maladie mentale par les tradipraticiens en pays Moba au Nord Togo)

Matiéyédou Bomboma,§

Mouftaou Amadou Sanni,

Simliwa Dassa K.,

Bili Douti

&

Faïdibe Yentaguime

Résumé : Les populations du nord Togo font beaucoup recours à la médecine alternative dans l’itinéraire thérapeutique des personnes souffrantes de malades mentaux. Cette recherche se propose de faire l’état des lieux de la connaissance et la gestion  de la maladie mentale par les tradipraticiens en pays Moba au nord Togo à travers la compréhension des aspects culturels afin de mieux concevoir la prise en charge moderne. Cette étude transversale descriptive a touché 87 informateurs dans la préfecture de Tône sur une durée de 06 mois soit du14 mars au 14 septembre 2016. Les résultats proviennent des analyses statistiques de distribution de fréquence et de la somme des entretiens et montrent que la maladie mentale est définie en pays Moba comme étant un trouble surnaturel du raisonnement et du comportement. Les causes évoquées sont d’ordre mystico-religieux, biologique et toxique. Les troubles psychotiques sont les mieux connus comparativement aux troubles anxieux et de l’humeur. Elles sont guérissables par les plantes associées à  des cérémonies sacrificielles et rituelles par les féticheurs. Les malades transitent des tradipraticiens vers les structures de santé en cas d’insatisfaction ou encore des agents de santé vers les tradipraticiens dans les situations des maladies considérées comme endogènes. La maladie mentale demeure pour les Moba une maladie d’ordre culturelle. Il apparait important pour améliorer le niveau d’adhésion en médecine moderne que les  soignants encodent cette perception traditionnelle et se l’approprier.

Mots-clés : Perception, Maladie Mentale, Moba, Nord-Togo

Abstract: This research aims to take stock of the knowledge and management of mental illness by traditional healers in Moba country in northern Togo through the understanding of cultural aspects in order to better design modern care. This is a descriptive cross-sectional study that affected 87 people carried out in the prefecture of Tône from March 14 to September 14, 2016. Mental illness is defined as a supernatural disorder of reasoning and behavior.  The causes mentioned are mystical-religious, biological and toxic. Psychotic disorders are the best known compared to anxiety and mood disorders.  They are curable by plants associated with the use of sacrificial ceremonies and rituals by witch doctors.  Patients pass from traditional healers to health facilities in the event of dissatisfaction or from health workers to traditional healers in « black disease » situations.  Mental illness remains a cultural illness for the Moba. Traditional understanding by caregivers will improve patient adherence to modern medical practices.

Keywords: Perception, Mental Illness, Moba, North-Togo

Introduction

La santé mentale est définie comme étant une atteinte du psychisme entrainant des troubles dans la manière de se conduire. Et l’Homme dans le concept africain est un organisme vivant de rapports sociaux, cosmiques et spirituels (Guigbile et Erny 44). La santé, quant à elle, est définie dans la tradition comme un équilibre proportionnel qualitatif et quantitatif entre les différents éléments de l’Homme et entre l’Homme et toutes les composantes de la communauté dans laquelle il réside ; entre l’Homme et ses relations verticales qui vont depuis l’ancêtre fondateur, jusqu’aux descendances futures (Konan 13). En Afrique, la maladie mentale soulève la question de l’influence des esprits maléfiques dans l’explication d’un phénomène ou d’un événement malheureux (OMS  16).Dans ce même sens, le concept de maladie en milieu culturel Moba, distingue la maladie dite culturelle, celle provoquée et la maladie par transgression et le trouble mental ne fait pas exception à cette règle, ce qui justifie l’itinéraire thérapeutique du malade qui passe souvent d’abord chez le tradipraticien. Même hospitalisés, les malades continuent de solliciter par l’entremise des parents l’aide des guérisseurs qui font, soit des rituels en leur faveur, soit confient aux parents des produits indigènes qui seront administrés aux patients à l’insu du personnel soignant (Yangni-Angaté 74). Cet article vise à explorer les connaissances et perceptions des communautés et des tradipraticiens sur la maladie mentale en pays Moba.

1. Cadre  méthodologique

1.1. Milieu d’étude

Notre étude a eu pour cadre les lieux thérapeutiques traditionnels des Moba dans la préfecture de Tône qui est l’une des sept préfectures de la région des savanes au nord Togo. Elle couvre une superficie de 1 222 km² avec une population de 327 622 habitants en 2016 selon l’enquête démographique de santé réalisée en 2015. Nous avons choisi d’interroger les Moba, communauté majoritaire de la préfecture de Tône. Cette ethnie est en effet formée de différents clans qui ont chacun leur histoire. Les Moba croient en l’existence des puissances invisibles qui se regroupent en trois titres : l’Être suprême (Yêdu ou Yendu), les esprits et les génies et les ancêtres (Kanati 101).

1.2. Matériel et méthode

Deux profils d’informateurs à savoir : les accompagnants des malades mentaux (63) les tradipraticiens en santé mentale (24) dans  les lieux de soins de santé mentale avec l’approche traditionnelle. Au total, 12 cantons de la préfecture ont été pris en compte: Dapaong, Nioukpourma, Pana Bagou, Dalwak, Kantindi, Lotougou, Pana, Tami, Tidonti, Toaga, Warkambou et Korbongou. Cette étude  transversale descriptive était menée du 14 mars au 14 septembre 2016 soit une période totale  de 6 mois. Les participants ont été soumis à deux types de questionnaires en fonction de leur positionnement (tradipraticien- accompagnant). Les items des questionnaires ont été formulés en langues Moba et la passation pour un informateur  a duré en moyenne 35 minutes après consentement éclairé. Le questionnaire comporte les éléments suivants : informations sur l’état civil des enquêtés, leurs opinions sur la définition, les causes, les types et les moyens thérapeutiques des troubles mentaux. La fiche destinée aux tradipraticiens comporte en plus de ces éléments quelques items sur l’existence éventuelle d’un cadre de collaboration entre les acteurs de la médecine traditionnelle et la médecine moderne. L’analyse des données  quantitatives s’est basée sur  les analyses statistiques de distribution de fréquence dans le logiciel SPSS 21, après saisie dans épi-info 7. Pour ce qui est des entretiens, nous avons utilisé l’analyse du discours et l’analyse de contenu. Il faut noter que la Classification Internationale des Maladies dans sa 10ème révision (C I M 10) de l’OMS en ce qui concerne les troubles mentaux nous a servi de référence diagnostique.

  • Principaux résultats et discussion

2.1. Profil et sexe des enquêtés

Au total, 87 sujets ont été enquêtés dont 63 (72,41%) accompagnants de malades et 24 (27,59%) tradipraticiens. Dans notre étude nous avons noté une prédominance des hommes dans les deux populations cibles (sexe ratio de 1,33 chez les accompagnants de malades et 5 dans celui des tradipraticiens). Cette situation parmi les accompagnants de malades pourrait s’expliquer par le fait qu’en pays Moba, en matière de santé mentale c’est l’homme qui, en plus du pouvoir de décision, est le concerné dans les affaires culturelles. Dans la majorité des cas, la femme n’est que spectatrice. Le faible nombre (4/24) des femmes retrouvées dans notre étude corrobore l’idée de (Sow 33). Selon laquelle « les géomanciens sont souvent des hommes » ; elle expliquerait aussi la réticence des femmes à s’affirmer dans certains domaines d’activité.

2.2. Age des enquêtés

La moyenne d’âge des enquêtés était de 48,35 ans, le minimum était de 21 et le maximum de 93 ans. Ceci démontre de la maturité des personnes enquêtées car l’accompagnement et la gestion  des malades mentales est une affaire d’adulte chez les Moba.

2.3. Niveau d’instruction

Une prédominance de non scolarisés (66,70%) a été retrouvée dans le groupe des tradipraticiens et des accompagnants de malades. Par contre (Assoumatine 18), a retrouvé 47,14% et (Tona 27), 36,40% chez les tradipraticiens dans son étude réalisé en milieux Ewe. Cette différence statistique dans les trois études pourrait s’expliqué par le fait que la région des savanes qui abrite la préfecture de Tône est la moins scolarisée selon les résultats de l’enquête au Togo (MICS 39) .

2.4. Pratique de la religion

La religion traditionnelle a été celle pratiquée par 79,17% des tradipraticiens et 46,00% des accompagnants de malades. Cette pratique concorderait avec les moyens thérapeutiques mystiques parfois utilisés par les praticiens de la médecine traditionnelle en relation avec leurs croyances ancestrales Moba. Ces résultats correspondent à ceux trouvés par de tradipraticiens (59,10%) en pays Ewé au sud Togo Tona (26).  Le deuxième groupe religieux est celui des musulmans (10%). La pratique thérapeutique traditionnelle semble incompatible avec les approches spirituelles relevant du christianisme.

2.5. Origine de la profession

Trois types d’acquisition de la profession ont été retrouvés dans notre étude. Il s’agissait pour 50% des cas du pouvoir inné, découvert lors du premier épisode de maladie mentale, suivi de 37,50 % par la famille et de 12,50 % par apprentissage. (Tona 29), avait trouvé que 40,9 % des cas de pratiques traditionnelles étaient transmises de père en fils et acquise dans 27,3 % des cas. Ces résultats confirment la réalité africaine en matière de transmission de connaissances ancestrales qui reste d’actualité en pays Moba. Ces résultats correspondent également à ceux de (Collomb 11), qui a trouvé que les pratiques traditionnelles sont acquises auprès des maîtres qui forment pendant de longues années, au prix de sacrifices et de souffrances leurs assistants. Dans d’autres cas comme dans  notre contexte, ce sont les maladies en lien avec les rites initiatiques qui leur a permis d’accéder, toujours au prix de la souffrance, à cette vérité cachée que tout le monde porte en soi.

  • Définition ou explication de la maladie mentale

Toutes les personnes enquêtées ont défini la maladie mentale comme étant un trouble surnaturel du raisonnement et du comportement du sujet. Ils ont également déclaré qu’il s’agissait d’une maladie honteuse. Cette définition est conforme à celle donnée par (Assoumatine 20), dans son étude en milieu Lamba. (Mukau et al 7), ont souligné dans cette logique que abordé dans le même sens en disant que les malades mentaux vivent en marge de la société pour la simple raison qu’ils constituent un fardeau, une honte qui atteignent le prestige social de la famille ; ces personnes sont exposées à toutes sortes d’intempéries (pluies, vent, chaleur, froid, etc…).

2.7. Dénomination des troubles mentaux

Les personnes enquêtées ont à l’unanimité donnée une dénomination commune à chaque trouble mental.

– Troubles psychotique : « war’enm » littéralement signifie « folie ». En pays Lamba, ce trouble se dénomme « Kponne » ce qui signifie « folie » a fait remarquer également (Assoumatine 20).

– Troubles anxieux : « Yam-poud-tchiam », ce qui veut dire « excès de peur ». En pays Lamba le trouble anxieux est encore désigné sous le vocal de « amaasse » pour signifier le saut du cœur (Assoumatine 21).

2.8. Types de maladies mentales

Les enquêtés à  l’unanimité ont déterminé deux types de maladies mentales. Un type oὺ les personnes atteintes sont agitées, agressives et violentes et un autre oὺ le malade est calme, pensif et isolé. Tona (31), a aussi trouvé le même résultat dans son travail. Mukau et al (8) quant à eux ont trouvé quatre types de maladie mentale chez les Ntandu au Congo : trouble hallucinatoire, trouble avec crise épileptiforme manifeste, comportement déviant dès l’apparition de la lune, difficulté importante d’adaptation sociale.

2.9. Manifestations des troubles mentaux

2.9.1. Troubles psychotiques

Ce type de trouble est désigné chez les lamba « kponne » en milieu Lamba (Assoumatine 20) et en milieu moba « warm». Tous les enquêtés ont évoqué des symptômes de comportements bizarres, une personne qui marche nu et seul dans les rues et dépotoirs, difficultés à communiquer avec les autres, parle seul avec les « esprits » « les génies », isolement, tenues salles, débraillées, agressivité, isolé parfois, alimentation bizarre, manque de sommeil comme étant les manifestations des troubles psychotiques. Dans l’étude de Tona (33) en pays Ewè, tous les tradipraticiens ont affirmé que le malade mental est quelqu’un qui se promène sur les dépotoirs, nus dans la rue, qui parle seul, quelqu’un qui ne raisonne pas bien et comme test on lui donne un panier pour aller puiser de l’eau ajoutent 2 personnes, ce qu’il ferait s’il est réellement malade. Dans celle réalisée par Mukau et al.(7) chez les Ntandu en République Démocratique du Congo qui a touché 50 personnes, 26 (52%) ont affirmé que la personne atteinte vivait en marge de la société (lu zingu lu bu kaka), et 24 (48%) que celles-ci sont déshumanisées (lu zingu lu mpasi).Ces résultats sont conformes à la nôtre et confirment la réalité quotidienne que vivent les malades mentaux en Afrique à savoir l’opprobre, la stigmatisation, le sentiment de rejet de la part de la famille et de la société.

2.9. 2. Troubles anxieux

Les symptômes les plus cités étaient réaction de sursaut (65,07% par les accompagnants de malades et 75,00% par les tradipraticiens) et peur sans raison (60,32% des accompagnants de malades et 62,50% de tradipraticiens), ceci est conforme avec ceux retrouvés par Assoumatine (21) dans son étude qui était une peur de sortir seul la nuit, une hyper vigilance, un désir permanent de se faire accompagner d’une tierce personne. Ce qui est également en parfaite conformité avec la nosographie décrite dans la CIM 10. Ce type de trouble n’est pas facilement identifiable par l’ensemble des populations par des personnes qui ont un savoir plus spécifique.

2.9. 3. Troubles de l’humeur

Les manifestations des troubles de l’humeur qui ont été les plus évoquées par les enquêtés étaient : le suicide (84,13% des accompagnants de malades et 75% de tradipraticiens) et la tristesse (73,02% des accompagnants de malades et 83,33% de tradipraticiens). Ce résultat est en conformité avec la nosographie de la CIM 10. En milieu moba, cette maladie est désignée par « yampoug-tchiong ». Les moba reconnaissent assez facilement ces genres de genre de maladie, car ceux qui le font le manifestent clairement. 

2.10.  Causes  de la maladie mentale

Les trois principales causes évoquées par l’ensemble des personnes enquêtées étaient d’abord d’ordre mystico-religieuses (la possession/élection par les « génies », envoûtements, sorcellerie, punition « divine », d’un vol, un sort jeté par autrui, une malédiction chez 100% des enquêtés,  ensuite biologiques ou somatiques (vers, microbes, les parasites) chez 60,92% et enfin toxiques (consommation excessive d’alcool et d’autres substances psycho actives)  chez 24,13%.Tona (30)en pays Ewè au Sud Togo, dans son étude auprès des tradipraticiens a également noté les causes mystico-religieuses et toxiques chez 100% des tradipraticiens, et les causes liées à un trouble biologique ou organique chez 22,7 %.Mukau et al.(10) ont trouvé que 46% des enquêtés pensait que la maladie mentale a une cause mystico spirituelle telle la sorcellerie, la magie, le fétichisme, l’envoûtement, la transgression des lois ou normes ancestrales, la malédiction à la suite du vol de biens d’autrui une possession diabolique émanant de l’ensorcellement ou de la punition par des ancêtres mécontents. La différence entre la proportion de Mukau et al. (10) et la nôtre pourrait s’expliquer par le fait que notre étude s’étant déroulée dans les milieux ruraux ou semi-urbains et ceux-ci ne sont pas facilement ouvert sur les connaissances de la médecine moderne.Quant à Sow (120), il écrivait dans son ouvrage : les structures anthropologiques de la folie en Afrique que les relations complexes souvent ambiguës entre les humains et les génies africains; invisibles mais puissants, bons ou méchants gratifiants ou persécuteurs, en cela ils peuvent rendre fou. La représentation du trouble mental chez les Moba confirme la conception égyptienne de la maladie mentale selon laquelle la maladie vient d’une attaque extérieure et l’individu malade est considéré comme une victime de la société. Sow (134) continuait en précisant que le traitement traditionnel est toujours étiologique car toute affection mentale a une cause qui est, en même temps, une signification sociale dont la découverte permet seule, selon la tradition d’aboutir à la guérison, c’est-à-dire en fait, à la résolution des tensions ; la maladie mentale n’est qu’un appel au resserrement des liens qui existent entre les hommes et les esprits.

2.11. Moyens thérapeutiques

Les troubles mentaux étudiés dans notre étude sont guérissables par l’usage des plantes. Toutes les parties de la plante sont utilisées à l’état frais ou sec: feuilles, fleurs, fruits, graines, tronc, bois, écorce, tige, racines. Les préparations sont obtenues par macération, décoction ou infusion. Ces matières peuvent aussi être chauffées dans des boissons alcoolisées, et/ou du miel ou dans d’autres matières. Alice Konan, affirmait dans sa thèse que les plantes constituent le lot le plus important de l’arsenal thérapeutique traditionnel.

Pour les troubles psychotiques, en plus de l’usage des plantes, les 24 praticiensont associé des pratiques mystiques à travers l’invocation des ancêtres/esprits par des sacrifices d’animaux et avec prononciations des paroles incantatoires dans le but de poser un diagnostic ou pour le choix d’un remède. Ces rituels consistaient à invoquer ceux-ci, avec qui, ils communiquent soit par la parole ou par l’interprétation de certains phénomènes et instruments. Les sacrifices d’animaux ont été offerts à ceux-ci afin de satisfaire leurs besoins disaient-ils à l’unanimité.

Ceci est conforme au résultat obtenu par Tona (35), qui a retrouvé que 68,20% des praticiens soit 100% des féticheurs-guérisseurs associaient les rituels et l’incantation magique aux plantes qui sont utilisées sous différentes formes. Les rituels et les incantations magiques ont pour but de désenvoûter le malade, d’enlever tous les obstacles au bon fonctionnement des herbes (ama).

2.12. Critères de guérison

Concernant les troubles psychotiques, la majorité des enquêtés (92% de praticiens et 71,43% des accompagnants ou parents de malades) avaient déclaré qu’il existe au moins deux critères de guérison qui sont : reprise normale des activités par le malade après arrêt des symptômes, consultation des génies et la conduite jusqu’au bout du traitement proposé. Les deux (2) herboristes ont soutenu que le traitement était limité uniquement à l’usage des plantes. Quant aux guérisseurs, ils ont affirmé faire aussi des consultations mystiques des fois  à l’insu de certains accompagnants et malades avant de déclarer la guérison du malade.

Par contre dans la thèse de Kona (42), les critères de guérison qui ont été évoqué étaient : l’arrêt des plantes (72%), la confirmation par des examens complémentaires de contrôle (63%) et une observance thérapeutique correcte (35%).

Pour les troubles anxieux et de l’humeur, tous ceux qui avaient affirmé que ces troubles étaient guérissables, ont soutenu qu’il suffisait d’un seul critère pour parler de guérison. C’est la reprise des activités après arrêt de la symptomatologie du patient. Ces deux troubles étaient moins connus de la majorité des enquêtés soit peut-être à cause de la rareté de la symptomatologie de ces troubles ou de la méconnaissance d’un lien entre les symptômes et les troubles sus mentionnés.

2.13. Cadre d’échange et de collaboration avec les acteurs de la médecine moderne

2.13.1. Référence des tradipraticiens vers les structures de santé

Tous les tradipraticiens ont affirmé adresser des malades vers les hôpitaux dans les cas d’échec de traitement, pour des traitements complémentaires, et par décision des génies/esprits (29,17%). Dans la thèse de Konan (56), 96% des tradipraticiens envoyaient les patients dans les centres de santé pour des cas graves, des cas hors compétences et pour la réalisation du diagnostic clinique et para-clinique. Ce qui se rapproche des résultats de notre étude.

2.13. 2. Référence des agents de santé vers la médecine traditionnelle

Dans l’autre situation des agents de santé des structures modernes vers les tradipraticiens, c’était 50% des tradipraticiens qui ont affirmé qu’ils avaient reçu des malades adressés par des agents de santé pour les motifs d’échec de traitement par la médecine moderne, sorcellerie, envoûtements, malédiction, possession/élection par les génies ou encore esprits. Cette référence se faisait verbalement soit entre soignants qui affirmaient qu’il s’agissait de « maladies de noirs » et que la médecine moderne ne pouvait rien faire pour les soigner; soit entre soignants et accompagnants de malades. Dans certains cas aussi les accompagnants à leur guise sur conseils des parents et amis sortaient leur malade des structures de santé pour les lieux thérapeutiques traditionnels. Les catégories de personnel de santé adressant les malades n’avaient pas été mentionnées par les tradipraticiens. Les résultats d’une thèse de doctorat montre que 65% des tradipraticiens ont reconnu avoir reçu des patients adressé par les personnels de santé de toute catégorie (médecins, infirmiers; sages-femmes, biologistes, les techniciens de laboratoire ou les pharmaciens (Konan 57).

Conclusion

La présente  étude visait à explorer  les connaissances et  perceptions de la maladie mentale en pays Moba de la préfecture de Tône au Nord Togo. Les sites de l’étude étaient les lieux thérapeutiques que sont les maisons des tradipraticiens essentiellement féticheurs qui en majorité ont acquis leur profession par pouvoir inné. Ce travail a touché 24 tradipraticiens et 63 accompagnants de malades tous en majorité de sexe masculin dans 12 localités de la préfecture. Pour les Moba enquêtés, la maladie mentale est un trouble surnaturel et est considéré comme une maladie grave et honteuse. Le troubles psychotiques sont dénommés « war’enm », les troubles anxieux « Yam-poud-tchiam ».Les causes évoquées sont mystico-religieuses, organo-biologiques des enquêtés et toxiques. Quant aux manifestations, elles sont conformes à celles décrites dans la Classification Internationale des Maladies en sa 10ème révision pour les troubles psychotiques qui sont les mieux connus des troubles et le sont moins pour les troubles anxieux et de l’humeur. Si elles sont guérissables, elles le sont par l’utilisation des plantes sous toutes ses formes et l’usage des rituels mystiques. Il existe un système de référence non formalisé entre les acteurs de la médecine traditionnelle et ceux de la médecine moderne dans les cas d’échec de traitement, de traitement complémentaire ou de croyances sur les causes probables de la maladie. L’évolution vers une meilleure prise en charge des malades mentaux dans le contexte sanitaire togolais doit nécessairement passer par l’appropriation des connaissances et perceptions  communautaires chez les professionnels.

Travaux cités           

Assoumatine, Abbé. La conception étiopathogénique des troubles mentaux en milieu lamba, Mémoire, EAM- UL, 2016. 

Collomb, Henri. Revue Socialiste de culture négro-africaine; Éthiopiques numéro 2, 1975.

Guigbile., Dominique Banlène et Pierre Erny.  Vie, Mort et ancestralité chez les Moba du Nord Togo. Paris : L’Harmattan, ouvrage, 2001.

Kanati, Laré. Les représentations sociales du VIH/SIDA à la construction d’une identité séropositive : analyse de discours en pays Moba (Nord-Togo). Thèse de doctorat en Sociologie, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, 2011.

Konan, Alice. Extent of trauma exposure and PTSD symptom severity as predictors of anxiety-buffer functioning. Psychological Trauma: Theory, Research,Practice, and Policy, 4, 47-55. Rapport d’activité scientifique, Faculté de Psychologie et Sciences de l’Education, Université de Genève, 2012.

……… Place de la médecine traditionnelle dans les soins de santé primaires à abidjan (côte d’ivoire). Thèse de médecine de l’Université Toulouse III, Paul Sabatier. Février, 2012.

MICS. Rapport de l’enquête par grappes à indicateurs multiples au Togo, générer des preuves en faveur des enfants. 2009.

Mukau Ebwel, Joachim, Corneille Kinsala Kinsala et  Liesson Mbayamvula Mawula. Approche sémantique de la maladie mentale chez les NTANDU, Article in International Psychology, Pratice and Research, 3 ; 19p. 2012.

OMS : Stratégie de l’OMS pour la médecine traditionnelle : 2014-2023, OMS Genève : WHO/EDM/TRM/2014.1

Sow, Ibrahima.  Psychiatrie dynamique africaine. Payot, Paris : ouvrage In-8°, 1977.

Tona, Kodjo, Pratiques thérapeutiques traditionnelles des maladies mentales en pays Ewe au sud du Togo et du Bénin, Communication revue Psy-Cause, n°76. 2018.

……… Les lieux thérapeutiques traditionnels des maladies mentales en pays Ewe au sud du Togo, mémoire de master en santé mentale, EAM-UL, janvier 2016 ; 61p. 2016.

Yangni-Angate, Antoine. La revalorisation de la médecine traditionnelle africaine en Côte d’Ivoire. Abidjan : CEDA, ouvrage de 182p. 2004.

Comment citer cet article :

MLA : Bomboma, Matiéyédou et al. « Connaissance et gestion de la maladie mentale par les tradipraticiens en pays Moba au Nord Togo ». Uirtus 1.2 (décembre 2021): 113-124.


§ Université de Parakou / [email protected]