Résumé (Le rôle des industries culturelles et créatives dans la gestion des frontières régionales et la mobilité transfrontalière en Afrique de l’Ouest : cas du Nollywood du Nigéria)

Elavagnon Dorothée Dognon§

Résumé : Le poids économique de Nollywood est reconnu depuis plus d’une décennie. En 2013, Colleyn (2) disait : « l’industrie de la vidéo nigériane représente aujourd’hui 290 millions de dollars annuels et quelque 300 000 personnes en vivent : 1200 vidéos sont produites chaque année depuis 2005. » De ce fait, Nollywood est devenu le troisième pôle de production cinématographique du monde, après Hollywood et Bollywood. Le présent article vise à élucider, sur la base du Nollywood, l’impact de la filière cinématographique sur la frontière nigéro-béninoise. Et pour atteindre ce but, il est constitué un échantillon de trente (30) informateurs composés de dix (10) professionnelles du Cinéma, dix (10) cinéphiles, dix (10) spécialistes de développement, de gestion de crises liées à la mobilité des personnes et des biens, sur la base des techniques et outils que sont : la recherche documentaire (fiche de lecture), l’observation directe (grille d’observation) et les entretiens (guide d’entretien). Ainsi, de nature qualitative, cette recherche s’est fondée sur le modèle d’analyse interactionniste de  E. Goffman (1968) et associée à la théorie d’analyse stratégique de M. Crozier et E. Friedberg (1977) pour analyser les différents résultats obtenus. Les techniques de dépouillement et de traitement des données sont traitées manuellement et analysées par la méthode de l’analyse de contenu thématique. Il ressort des résultats de manière globale, que Nollywood est l’un des moyens les plus utilisés pour apporter des solutions efficaces aux problèmes liés à la mobilité et la gestion de crise transfrontalière entre le Benin et le Nigeria.

Mots-clés : Industries culturelles et créatives, Mobilité transfrontalière, sécurité, Nollywood.


Abstarct: Nollywood’s economic clout has been recognized for more than a decade. In 2013, Colleyn (2013: 2) said: « the nigerian video industry now accounts for $290 million annually and some 300,000 people live from it: Since 2005, Nollywood has become the world’s third-largest film production center, after Hollywood and Bollywood. This article aims to elucidate, on the basis of Nollywood, the impact of the film industry on the Nigerian-Beninese border. And to achieve this goal, a sample of thirty (30) informants is made up of ten (10)  cinema professionals, ten (10) cinephiles, ten (10) specialists in development, crisis management related to the mobility of people and goods, based on the techniques and tools that are: literature search (reading sheet), direct observation (observation grid) and interviews (interview guide). Thus, of a qualitative nature, this research was based on the interactionist analysis model of E. Goffman (1968) and combined with the strategic analysis theory of M. Crozier and E. Friedberg (1977) to analyze the different results obtained. Data processing and retrieval techniques are processed manually and analyzed by the thematic content analysis method. Overall, the results show that Nollywood is one of the most widely used means to provide effective solutions to problems related to mobility and cross-border crisis management between Benin and Nigeria.

Keywords: Cultural and creative industries, Cross-border mobility, security, Nollywood

Introduction

Les rapports entre les pouvoirs publics et les entreprises privées dans les pays d’Afrique noire subsaharienne, en général, sont caractérisés par une méfiance des dernières vis-à-vis des premiers (Zida). Cette attitude se justifie par l’absence de stratégies claires des gouvernants pour développer les industries culturelles et créatives. Si ce reproche fait à l’État semble légitimer les constats de précarité des industries culturelles et créatives dans les pays africains, l’Etat pour sa part se défend d’avoir un rôle principalement de régulation (Menard). De facto, l’Etat, bien qu’ayant une certaine influence sur l’investissement du capital, semble ne pas accorder de considérations pour les rapports socio-économiques qui prévalent dans les industries culturelles et créatives. Il en résulte une quasi-absence de stratégies de développement des industries culturelles et créativesdans les politiques publiques (Tremblay).

Au Nigéria, bien que les apparences de Nollywood montrent une forte implication des pouvoirs publics au développement de politiques culturelles, il existe des rapports conflictuels entre acteurs industriels du cinéma – les entrepreneurs culturels – et l’Etat, accusé d’ignorer la plus-value qu’engendrent les industries culturelles et créatives : selon le Fonds monétaire international (FMI), la culture représentait 1,4 % du PIB nigérian en 2016, mais cela pourrait être bien plus, dans un pays qui compte près de 200 millions d’habitants, d’autant qu’elle s’exporte sur tout le continent et à travers la diaspora. Nollywood est considéré comme la deuxième industrie du cinéma au monde, avec 2 500 films produits par an.

Autant de revenus qui demandent des investissements et un cadre de protection juridique qui n’existent quasiment pas au Nigeria (Forest). « Ici, le divertissement s’est construit sans aucune structure », explique Omotola Jalade-Ekeinde, alias « Omo Sexy », fondatrice du TeffestAlors que l’expansion du cinéma béninois arpente le mur d’une recension (Lelièvre), le géant du Nigéria brise les frontières pour tenter de se hisser haut. Partageant des frontières avec cette filière cinématographique du Nigéria, et ayant en commun des ethnies et des us et coutumes, la population nigéro-béninoise pourrait profiter de l’impact positif de Nollywood sur le plan du développement culturel, social et économique.

Mais« L’heure n’est pas aux célébrations », s’emporte Efe Omoregbe, manager de la superstar 2Face et ancien directeur de la société nationale des droits d’auteur. « Nous devons plutôt réparer et nous attaquer aux problèmes structurels graves dans le secteur », assène ce « vétéran » de la musique nigériane. « Nous vivons dans une culture de l’abus de la propriété intellectuelle. » Tout semble montrer : « Le Nigeria au dynamisme atypique mais à la transparence limitée du fait du désintérêt de l’Etat pour les arts visuels » (Forest 124). Derrière le succès de Nollywood donc, on retrouve les dures réalités de l’industrie culturelle nigériane ; faute de cadre juridique adapté, le cinéma et la musique « made in Nigeria » rayonnent dans le monde entier mais rapportent peu à leurs auteurs (Colleyn).

Tous ces constats mettant en exergue le rôle de l’Etat nigérian rendent intéressante la question de développement des industries culturelles et créatives en Afrique, et plus particulièrement dans la mobilité transfrontalière.

De façon globale, notre question principale pourrait être la suivante : quel serait le rôle des pouvoirs publics des deux pays dans le processus de production et de valorisation des industries culturelles ?

Cette question se décline en plusieurs autres questionnements : les gouvernants sont-il bien averti des jeux de rôle dans le processus d’industrialisation de la culture ? Autrement, la méconnaissance des logiques des industries culturelles et créativesne constitue-t-elle pas la cause de l’intervention timide de ces derniers ?

Notre ambition n’est pas d’élucider toutes ces questions, mais de rendre la lumière sur l’impact des industries culturelles et créatives, à l’exemple de Nollywood dans le développement social, culturel et économique à la frontière nigéro-béninoise.

Méthodologie

Ce travail a eu pour cadre d’étude Nollywood qui est l’une des industries culturelles et créatives du Nigéria. Nollyood est l’avenir de l’industrie du rêve au Nigéria ; c’est un marché cinématographique très prolifique qui s’appuie presque exclusivement sur la vidéo.

Avec 1 770 films produits en 2008, devant l’Inde et ses 800 films annuels, le cinéma nigérian s’est vu attribuer ce surnom de « Nollywood », en référence à « Bollywood » et « Hollywood » (Dupré). On estime que plus de 10 000 films de fiction ont été produits et tournés en vidéo au Nigéria au cours de ces quinze dernières années (Forest). Le marché du film est considérable dans ce pays anglophone où près de deux foyers sur trois possèdent un lecteur vidéo (pour les formats VHS, VCD ou DVD) (Guèvremont et al.)

En effet, la consommation de films ne se fait plus dans les salles de cinéma mais à la maison, dans des bars ou dans des restaurants populaires. En 2001, le chiffre de 600 films produits chaque année apparaissait déjà stupéfiant. Depuis, la cadence de la production audiovisuelle nigériane a été multipliée par trois[1].

Selon les informations recueillies auprès des services de coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France à Abuja, les films d’action nigérians, où se mêlent généralement des thèmes tels que la jalousie, les déchirements dans les familles polygames et la sorcellerie, rencontrent un succès populaire extraordinaire en Afrique et pas seulement dans les pays anglophones. Ces films font, en effet, l’objet de diffusions télévisées, dans leur version originale (sans doublage ni sous-titrage), dans au moins six pays d’Afrique francophone (Dupré).

Pour réaliser cette étude, une méthodologie combinant le type de la recherche, la description de la population d’enquête, la taille de l’échantillon, la technique et la méthode d’échantillonnage ainsi que les outils de collecte et de traitement des données est privilégiée. C’est une étude mixte qui aborde les aspects qualitatifs.

Au regard de la spécificité des informations à recueillir et pour des raisons temporelles, matérielles et financières, l’enquête ne pourrait être menée auprès de la totalité de la population d’étude. La détermination d’un échantillon s’impose, et les cibles principales identifiées sont  les informateurs composés de dix (10) professionnelles du Cinéma, dix (10) cinéphiles, dix (10) spécialistes de développement, de gestion de crises liées à la mobilité des personnes et des biens, sur la base des techniques et outils que sont : la recherche documentaire (fiche de lecture), l’observation directe (grille d’observation), les entretiens (guide d’entretien). Ainsi,  cette étude s’est fondée sur le modèle d’analyse interactionniste de  E. Goffman (1968) et associée à la théorie d’analyse stratégique de M. Crozier et E. Friedberg (1977) pour analyser les différents résultats obtenus. Les techniques de dépouillement et de traitement des données sont traitées manuellement et analysées par la méthode de l’analyse de contenu thématique.

L’espace frontalier bénino-nigérian est polarisé par les localités de Sèmè-Kraké, de Ifangni-Igolo, de Nikki et Sègbèna (Sossou-Agbo). Située au Sud-Est, dans le département de l’Ouémé et à la frontière avec la conurbation de Cotonou, la localité de Sèmè-Kraké concentre d’importantes migrations (Boko). C’est une zone dont le rayonnement s’étend jusqu’à la hauteur de Kétou, voire même jusqu’à Savè. Quant à la zone frontalière entre le Bénin et le Nigéria, allant de Nikki à Sègbana, elle est une zone d’intenses activités commerciales et de coopération culturelle entre les peuples vivant de part et d’autre de la frontière (ABeGIEF). A cet effet, le travail de terrain s’est focalisé sur les localités de Sèmè-Kraké, d’Ifangni-Igolo, de Nikki et de Sègbèna.

Résultats

Les analyses des résultats présentées ici s’appuient sur la recherche documentaire, des entretiens et des observations de terrain. Elles portent notamment sur une trentaine d’entretiens qualitatifs effectués.

Les acteurs interviewés dans les deux Nations appartiennent à diverses catégories socio-professionnelles dont des spécialistes des questions des collectivités territoriales et de services de l’État, des us et coutumes, des cultures.

1. Industries culturelles et créatives : possibilité de délimitation des concepts et enjeux

Il s’agit de clarifier les concepts d’industries culturelles et créatives, leurs différents enjeux pour les pays africains et leurs impacts réels sur la mobilité transfrontalière.

1.1. Industries culturelles et créatives : approche définitionnelle 

1.1.1. Industries culturelles

Nous focalisons notre attention ici sur le caractère de la reproductibilité dans les industries culturelles, mettant l’accent sur l’investissement technologique. Une telle considération nous conduit à identifier trois grandes catégories d’industries culturelles, reconnues : « l’audiovisuel qui regrouperaient la filière image (cinéma et télévision, photographie) et la filière Multimédia (les jeux vidéo, internet, écrans d’ordinateurs), l’édition avec les filières Livre, et presse écrite, et l’industrie de la musique avec la filière Disque (CD, DVD, cassettes ou baladeurs MP3) ou phonogramme (son). » (Menard 38). Suivant la logique de Menard, nous considérons ici les industries culturelles au sens le plus étroit. Elles recouvrent les secteurs qui, dans le champ de l’économie de la culture, impliquent une reproduction des œuvres et une diffusion à grande échelle. Le terme englobe les industries du cinéma et de l’audiovisuel, de l’édition, du disque (et des enregistrements musicaux). La caractéristique commune de ces trois catégories est à rechercher dans leurs modes de production et leurs logiques de mise en marché. Le schéma suivant illustre notre représentation :

Source : Zida 38

Pour Tremblay Tremblay (37) : « Il y a industrie culturelle lorsque la présentation d’une œuvre est transmise ou reproduite par les techniques industrielles ». Cette définition montre combien il ne peut y avoir d’industries culturellesque lorsqu’il y a une utilisation des techniques de production industrielle, autorisant la reproduction massive et standardisée des œuvres : Le livre, le disque et le cinéma y sont reconnus mais le théâtre, l’opéra ou les expositions muséologiques en sont écartés.

Les différentes définitions ne satisfont pas certains auteurs néo-classiques, à l’instar de Jean-Guy Lacroix, notamment en ce qui concerne les modes technologiques de reproduction. Pour ce dernier, c’est surtout la transformation de l’organisation du travail, qui en constitue la caractéristique fondamentale : ces différentes définitions ne permettent toujours pas de donner une définition acceptée par tous en termes de critères, voire en termes de composantes. L’Unesco a tenté dans un premier temps d’y aller de sa propre définition, mais celle-ci n’est pas acceptée dans le milieu scientifique car, elle n’a qu’une valeur classificatoire et ne saurait tenir lieu de définition théorique (Zida). En plus, il s’agit d’une définition assez large, ne se fondant sur aucun critère. Pour l’Unesco (12), les industries culturelles constituent « un secteur qui s’accorde à conjuguer la création, la production et la commercialisation des biens et des services dont la particularité réside dans l’intangibilité de leurs contenus à caractère culturel, généralement protégés par les droits d’auteur. » Il s’agit là d’une définition très large, pouvant regrouper la production cinématographique, l’audiovisuel, l’industrie de l’édition imprimée, le multimédia, et même l’architecture, les arts du spectacle ou encore les arts plastiques, le tourisme culturel, l’artisanat et le design, les sports, la fabrication d’instruments de musique, la publicité et le tourisme culturel. Une telle définition ajoute à la confusion et nous ramène au concept d’industries créatives.

1.1.2. Industries créatives

Tout comme les industries culturelles, les industries créatives n’ont pas pu obtenir une définition consensuelle depuis leur apparition. Et L’Unesco a beaucoup fait la promotion des industries créatives, à travers ses outils sur la « diversité culturelle ».

Les industries créativessont donc apparues à la faveur d’enjeux aussi bien politiques qu’économiques, avec un certain consensus autour du slogan de la « créativité ». Ce consensus semble affecter aussi bien les économistes, les investisseurs, les adeptes de la technologie, les artistes que les acteurs sociaux, à travers les industries et l’économie créatives (Zida, 2018 : 48).

Pour Bouquillion,

La créativité permet de réunir différents registres artistiques, économiques, politiques et sociaux. C’est un terme qui réduit la complexité du social, l’individualise, le définit par l’économie, dans la mesure où les relations sociales comme l’être humain sont envisagés par le prisme de la créativité, devenue le principal « actif » des individus contemporains, la principale composante de leur « capital humain. » (40)

Les industries créatives sont ainsi apparues avec « la créativité », répétons-le, comme outil consensuel. Elles sont disputées aux industries culturelles et utilisées comme un plaidoyer pour intéresser toutes les composantes de la société et aller au-delà du protectionnisme culturel. Légitimer la créativité devient ainsi intéressant pour attirer des investisseurs dans le domaine, mettant les produits de la créativité dans la sphère économique, au même titre que les autres produits du marché. La question qui se poserait, est de savoir quelles sont les retombées de ces marchandises, car celles-ci sont déjà au cœur de l’économie- pour les pouvoirs publics et pour l’économie en général. Les industries culturelles, dont le rapport au marché a été beaucoup discuté et rapporté par de nombreux auteurs, révélaient-elles des insuffisances par rapport à leur portée économique ? En vérité, dans les industries culturelles, le mot Culture gène. Culture semble être limitatif, quelque chose de pur, que certains pensent qu’on ne devrait pas aliéner, spolier au contact du marché ; c’est ce que les pionniers du concept industries culturellesont semblé défendre « corps et âme. » Même si le caractère technologique ou industriel favorise la place des industries culturelles, dans le marché, donc des « marchandises aux mêmes logiques de diffusion comme les autres », le caractère symbolique du culturel rend ces produits originaux spécifiques, dont la valeur d’échange devient ainsi relative (Zida). A contrario, mettre en avant la créativité dégage de tout lien symbolique et met en exergue quelque chose d’ouvert, d’imaginatif, seulement lié à la découverte, donc à l’avancée de la modernité.

En bref, autant les industries culturelles ont été confrontées aux enjeux économiques, autant l’avènement des industries créativesl’a plus encore révélé (Nicolas). L’on peut ainsi retenir quelques points communs aux deux concepts industries culturelles et industries créatives : caractère économique, légitimation des pouvoirs publics, créativité. L’utilisation séparée des deux références, industries culturelles et industries créatives pourrait ajouter de la confusion inutile. Bien que le caractère culturel ne se détache pas de la définition de l’Unesco, qu’il s’agisse des industries culturelles ou qu’il s’agisse des industries créatives, il n’y a pas une grande frontière entre les deux concepts dans l’usage moderne, même s’il faut reconnaitre que la notion d’industries créatives peut remplacer ou même dépasser celle d’industries culturelles. Ainsi, l’utilisation d’industries culturelles et créatives serait plus indiquée, considérées comme

les secteurs d’activité ayant comme objet principal la création, le développement, la production, la reproduction, la promotion, la diffusion ou la commercialisation de biens, de services et activités qui ont un contenu culturel, artistique et/ou patrimonial. (Unesco 17).

Le choix d’un tel usage global des deux concepts confère à ces secteurs un champ d’intervention étendu, gardant le symbolisme culturel comme élément clé et spécifique dans le domaine de l’économie. Une telle définition donne l’avantage de ne pas chercher à jouer sur les mots, tels que « industries » ou à comparer uniquement ce qui est « culturel » ou pas, ce qui est « créativité » ou pas, etc.

Elle met en évidence une définition globale aux enjeux multidimensionnels, allant de l’économique, du culturel ou de l’artistique, de la créativité ou de l’œuvre protégée, à l’enjeu de marché, de rémunération ou du niveau entrepreneurial.

Cette notion semble nous satisfaire, au regard des critères larges et englobants avec une dimension d’enjeux divers qui pourraient intéresser l’Afrique. Qu’en est-il d’ailleurs de la compréhension de ces concepts en Afrique ?

Nous préférons la dénomination « industries culturelles et créatives » quand il s’agit d’en donner une définition, ou lorsqu’il s’agit de distinguer l’une ou l’autre. En Afrique en général, chercher à délimiter les deux concepts relèverait d’une chimère. En effet, en Afrique, peut-être par ignorance ou par raccourci, l’expression industries culturelles et créatives s’avère la plus utilisée (Zida).

1.2. Industries culturelles et créatives : enjeux et expressions culturelles

La question de la culture dans la gestion des frontières de ces deux Etats nous a amené à focaliser nos entretiens tantôt sur le sol béninois, tantôt sur le sol nigérian.

Les industries culturelles et créatives, pour les uns comme pour les autres, découlent de « la créativité », de la « compétence » et du « talent individuels et susceptibles de créer de la richesse » et du « travail via la production et l’exploitation de la propriété intellectuelle ». Elles combinent création, production et commercialisation de « contenus immatériels et culturels » et sont généralement protégées par « les droits d’auteur ». C’est dire que le secteur culturel est le lieu de plusieurs enjeux : « enjeux culturels liés à la préservation de la diversité », face à la mondialisation perçue comme « facteur potentiel d’uniformisation » ; « enjeux également économiques », qui placent les créateurs africains dans « une position de conquête de marchés », contribuant ainsi à la création d’emplois et à la balance commerciale.

En effet, pour certains, si la valeur économique de la culture est ici mise en avant, « la culture dans sa diversité ne saurait se réduire à sa dimension économique » : elle représente aussi « un puissant facteur d’intégration sociale et de dialogue interculturel en Afrique de l’Ouest» ;  « la diversité des peuples, des langues, des cultures et leur mobilité ont favorisé l’émergence d’identités et de traditions créatrices d’une expression originale sur les supports les plus variés ». Ces ressources traditionnelles, toujours vivantes, inspirent aujourd’hui « une créativité constamment renouvelée dans tous les domaines ».

Il est donc évident que la créativité artistique et la création culturelle permettent d’optimiser les compétences et ressources humaines existantes en engendrant compréhension et paix, deux conditions indispensables au développement. Ainsi, devant l’impossibilité de présenter de façon exhaustive l’impact de tous les constituants des industries culturelles et créatives sur la population de la frontière nigéro-béninoise, le choix a été fait de se concentrer sur le cinéma, et plus précisément sur Nollywood. Car, « sa force de production d’imaginaire », reste une ressource importante pour le développement.  Cette filière cinématographique est l’une des industries culturelles qui réussit le mieux, en dehors de la musique au Nigeria et au Ghana, ainsi que dans d’autres pays environnants qui profitent de ce boom (travaux de terrain, 2021). L’essor de cette production vidéo endogène de longs métrages donne « espoir à de jeunes réalisateurs ». Tous se forment désormais à la vidéo numérique ; mais le problème de cette industrie est qu’elle reste « concentrée sur le Nigeria et le Ghana, largement dominée par une économie informelle qui ne permet que très marginalement de faire remonter des recettes pouvant financer la création cinématographique et audiovisuelle ». Parmi les contraintes qui pèsent sur la chaîne du cinéma, les travaux de terrain ont recueilli entre autres « la baisse de la fréquentation des salles de cinéma et régression dramatique des salles », « l’insuffisance de studios et laboratoires de production cinématographique », « quasi inexistence de sociétés spécialisées dans le conseil et l’accompagnement financier des créations artistiques».

Le potentiel de création est bien présent en Afrique de l’Ouest. Toutefois, ses retombées « restent marginales parce que les infrastructures de production et de diffusion/distribution sont encore insuffisantes ». Par ailleurs, « le statut de l’artiste n’est pas suffisamment abouti et légitimé » et « le respect des droits d’auteurs reste une pierre d’achoppement ». Autre conséquence, du moins pour certains contenus culturels transmis par l’audiovisuel ou les nouveaux médias : il y a « une prédominance des contenus en provenance d’industries culturelles étrangères, plus puissantes et bénéficiant de capacités d’amortissement beaucoup plus importantes », ce qui ne permet guère aux jeunes générations de s’approprier leur histoire et leur culture. La question de l’accès à une diversité de contenus culturels reste un défi sensible non seulement dans le contexte de la multiplication des canaux de diffusion, mais aussi dans celui remontant aux périodes de colonisation au cours desquelles les patrimoines, notamment ethnologiques, ont été largement appropriés par les musées du Nord.

Malgré ces contraintes, le potentiel reste immense en Afrique de l’Ouest ; ce qui permet de dire que la situation du cinéma, grâce à la « qualité des cinéastes », grâce à « des festivals comme le FESPACO », grâce aussi au « succès de certains films africains » et grâce à « des politiques nationales ou régionales plus volontaristes » pourrait encore se développer, notamment en adoptant un cadre juridique et économique plus adapté, en établissant « des mécanismes financiers » – publics et privés – destinées à soutenir « la création et les investissements des entreprises », en mettant en place « des marchés organisés et encadrés », en développant « la formation professionnelle », en préservant et en valorisant « le patrimoine cinématographique et audiovisuel », en faisant « une coopération internationale plus ambitieuse et structurante ». Il est admis aujourd’hui que le développement des industries culturelles relève d’une responsabilité partagée : on assiste ainsi à « l’émergence d’acteurs civils autonomes opérant dans le champ culturel africain et faisant le lien entre artistes, œuvres et public ».

2. Mobilité transfrontalière Nigéria-Bénin en Afrique de l’Ouest et enjeu social

L’analyse des entretiens effectués auprès de la population de cet espace transfrontalier montre que la représentation sociale actuelle de l’espace pour ces acteurs est d’abord une représentation de forte appartenance à un groupe social identique. De chaque côté de la frontière, on aime se désigner par « Yoruba-Nago du Bénin » ou « Yoruba-Nago du Nigeria ». Ce groupe s’approprie l’espace et ambitionne de participer à sa gestion de différentes manières. Les habitants s’identifient à la frontière car, ayant toujours fait partie des jeux d’acteurs, des constructions sociales, de leur pratique de mobilité et surtout d’un enjeu en termes d’opportunité économique.

On note également dans les différents propos que la frontière n’est jamais évoquée comme barrière, mais interface. C’est un élément de liaison entre les différents groupes sociaux présents. Elle est vécue intensément dans les pratiques et est franchie quotidiennement et plusieurs fois dans la journée par les mêmes personnes. Les raisons essentielles sont d’abord socio culturelles avant d’être commerciales et économiques et la recherche de services complémentaires. Les causes pour visite à la famille, participation à une manifestation sociale, culturelle, traditionnelle (mariage, célébrations de traditions, funérailles…) représentent plus de 60 % des raisons de déplacement. Il est très courant de retrouver sur cet espace des membres d’une même famille localisés de part et d’autre de la frontière. Les mariages sont par exemple célébrés de part et d’autre de la frontière et unissent les deux localités. En ce qui concerne la fréquentation des services, il s’agit notamment de services bancaires, de services sociaux (écoles, santé) et culturels pour lesquels les échanges sont fortement intégrés. Les habitants opèrent des choix entre les deux villes pour la satisfaction de leurs besoins, de leur appréhension de la qualité du service ou simplement de sa disponibilité. Les habitants fréquentent de part et d’autre les services de santé et scolarisent de part et d’autre leurs enfants. Ces interrelations contribuent à une intégration sociale des populations grâce à la proximité et aux possibilités de mobilités.

Ces éléments font partie aussi de l’affirmation de l’affectif, de la culture commune et de l’économie permettant une appropriation spatiale commune.

3. Filière cinématographique dans la gestion de la frontière Nigéro-béninoise

La culture joue à la fois « un rôle socio-éducatif » et « un rôle de communication ». Les industries culturelles et créatives assument à cet effet une fonction de régulation des tensions et des aspirations sociales, d’évacuation et de canalisation du trop-plein d’angoisses dont l’art est le lieu d’expression privilégié. « L’œuvre d’art établit un lien affectif, mental et historique entre les membres d’une communauté qui s’identifient à des manières d’être, de penser et d’agir » ; elle est « un puissant facteur d’intégration sociale et de dialogue interculturel ». La création artistique et l’innovation culturelle sont, enfin, « un élément central de la vie démocratique », du « vivre-ensemble » d’une communauté et de la faculté d’imaginer son futur, à travers une participation citoyenne. C’est ainsi que la créativité artistique et la création culturelle permettent d’optimiser les compétences et ressources humaines existantes en engendrant compréhension et paix, indispensables au développement intercommunautaire.

Ainsi pour les autorités et les spécialistes de la culture rencontrés et interviewées, le Nigeria est « une force culturelle en Afrique. Son industrie cinématographique de 600 millions de dollars américains, « Nollywood« , est la deuxième industrie cinématographique mondiale en terme de volume ». Ses industries de la musique et de la mode du Nigéria sont au premier rang des exportations culturelles du pays selon les différents propos.

Pour les uns comme pour les autres, l’industrie culturelle et créative joue un rôle majeur dans la politique de diversification économique du gouvernement fédéral du Nigéria. Sa croissance ces derniers temps a été remarquable, en particulier l’industrie cinématographique, considérée comme « le plus grand employeur national après le secteur agricole » selon Alhaji Lai Mohammed, ministre de l’Information et de la Culture du Nigeria.

Et « Depuis la soumission de son rapport en 2012 à l’UNESCO », le Nigéria a fait des progrès significatifs, en particulier dans l’élaboration de mesures visant à renforcer les expressions culturelles au sein du secteur cinématographique ; a fait signifier Ojoma Ochai.

Les enquêtés ont montré l’extrême productivité audiovisuelle nigériane – avec 35 films commercialisés chaque semaine – contraste avec la petite quantité de productions francophones.

Selon un enquêté, si depuis quinze ans, le Nigeria n’a pratiquement apporté aucune contribution artistique dans les grands festivals, ce pays a eu le mérite de relever un défi là où les pays d’Afrique francophone n’ont pas osé s’avancer : fournir des images locales, raconter des histoires populaires et proches d’un public à faible revenu, tout en ayant recours à des moyens de production très modestes.

En faisant fi des normes internationales, le Nigeria est parvenu donc à créer un secteur de production très actif et parfaitement autonome qui génère, de manière directe et indirecte, plusieurs emplois selon les données de terrain. Aujourd’hui, le secteur du film nigérian représente un pilier qui pourrait amener les habitants des localités transfrontalières, tout en travaillant, à se murer dans leur culture ; et le faisant faire véhiculer un message de paix et de vivre ensemble.

Discussion

En Afrique de l’Ouest, la diversité des peuples, des langues, des cultures et leur mobilité ont favorisé l’émergence d’identités et de traditions créatrices d’une expression originale sur les supports les plus variés (Diapol). Ces ressources traditionnelles, toujours vivantes, inspirent aujourd’hui une créativité constamment renouvelée dans tous les domaines. Mais, le potentiel culturel est aussi important que peu exploité : le riche vivier d’artistes talentueux n’arrive pas à percer face aux exigences d’un marché international ; un nombre inestimable de débouchés reste inutilisé faute de moyens et de ressources ; un bouillonnement d’initiatives en gestation dans l’informel ne donne pas de résultats (Kane).

A un niveau global, l’émergence d’une véritable économie de la culture présuppose l’existence, au sein des sociétés, d’un environnement favorable à la maîtrise de cette économie (OIF). A un niveau sectoriel, elle suppose l’existence d’un milieu de la culture, avec des créateurs certes, mais aussi des financiers, des agents techniques, des circuits de distribution et de diffusion, des médiateurs pour faire connaître les œuvres (Ndour).

L’analyse du rapport de mobilité transfrontalière Bénin-Nigéria renvoie aux approches en termes de proximité et de la perméabilité de ces frontières. 

1. Mobilité transfrontalière des populations et facteurs sociaux

Dans les espaces frontaliers Bénin-Nigéria, les mobilités transfrontalières sont intenses. Pendulaires, de courte et/ou de longue durée, ces mobilités sont liées à des raisons familiales, professionnelles, économiques ou encore sanitaires et scolaires (Igué et Zinsou-Klassou).

Sur le plan familial, des dizaines de personnes traversent chaque jour la frontière pour rendre visite à des parents et/ou participer à des cérémonies socioculturelles (Walther, 2007). Cette mobilité est liée aux forts liens familiaux et à la forte solidarité intercommunautaire entre populations frontalières. La mobilité est aussi liée à des raisons scolaires : des villages béninois reçoivent des apprenants venant du Nigéria. Le trajet inverse est fait quotidiennement par des enfants Béninois qui ont été exclus du système scolaire et/ou dont les parents ont une préférence pour l’enseignement anglophone.

Par ailleurs, les populations frontalières ont recours aux établissements sanitaires situés de part et d’autre de la frontière. Ces déplacements s’inscrivent dans la logique des populations frontalières, qui utilisent la frontière en fonction de leurs besoins et des opportunités offertes. Les déplacements journaliers des populations frontalières se font aussi vers les marchés ruraux et urbains frontaliers (Sossou-Agbo). Les populations s’approvisionnent de part et d’autre des frontières et ce, en fonction de la disponibilité des marchandises, du prix d’achat et de la proximité. La mobilité concerne aussi les travailleurs transfrontaliers et se fait dans les deux sens.

2. Rôle des industries culturelles et créatives dans la gestion des frontières des deux Etats

2.1. Impact des industries culturelles et créatives sur la population

En raison de la triple nature de la culture (artistique, économique et sociale, et de leur impact) sur le développement, les industries culturelles occupent une place de plus en plus importante dans notre société. Musique, cinéma, littérature, arts graphiques constituent une véritable force pour la consolidation du lien sociétal entre les deux nations. En effet, les industries culturelles contribuent non seulement à la vie socio-culturelle et au développement économique d’un pays, mais elles constituent aussi un levier important dans la compétition idéologique, culturelle et économique internationale (Peng).

Sur le plan socio-culturel, la culture est fondamentalement « l’analyse que l’on fait de la société. La part de rêve, d’imaginaire… est fondamentale pour l’épanouissement personnel. » (Peng 9). C’est donc l’expression de l’esprit humain. Elle est l’ambassadrice de ses forces créatrices. Elle incarne le respect des racines et de l’identité aussi bien que le goût d’inventer, de surprendre et de se dépasser. La culture est donc le cœur d’une société, d’un pays, et constitue une richesse de l’humanité (Clément).

Les industries culturelles, en permettant l’accès à la culture aux populations plus larges, en diffusant les cultures dans les endroits les plus éloignés, en préservant les cultures sous des formes plus accessibles et mieux conservées, en stimulant la vitalité de la création demandée par les besoins accrus, favorisent remarquablement la transmission et la prospérité de la culture d’un pays (Peng). Elles exercent par suite une influence importante sur le développement socio-culturel de la société. Leur impact est perceptible notamment dans le domaine de la cohésion sociale et de l’intégration des groupes marginalisés (Ropivia), de l’affirmation de la créativité, des talents et de l’excellence (Nicolas), du développement de la diversité culturelle, de l’identité nationale et de différents groupes culturels (Unesco), de l’incitation à la création et l’innovation (Unesco 7).

D’ailleurs, les industries culturelles, différentes des autres industries manufacturières, représentent souvent un enjeu crucial pour les emplois, notamment les emplois qualifiés et les emplois des jeunes, qui constituent toujours une préoccupation essentielle pour les autorités nationales et locales (Miège). Au Nigéria, on peut constater à travers les exploits de « Nollywood » une croissance constante des emplois dans le secteur culturel, qui résiste relativement mieux aux cycles économiques négatifs (Filippi).

Aujourd’hui, les entreprises culturelles françaises emploient 670 000 personnes, soit 2,5% de l’emploi national. L’architecture, les métiers du patrimoine et les arts visuels concentrent un tiers des emplois, l’audiovisuel et les agences de publicité un peu plus du quart (Peng).

L’effet d’entraînement des industries culturelles introduit en outre un effet démultiplicateur sur la création des emplois dans d’autres secteurs concernés tels que le tourisme, la restauration (MCC 5). 

Enfin, les industries culturelles, basées sur des ressources propres et renouvelables, comme des connaissances, des technologies et des savoir-faire, peuvent largement contribuer au développement durable des villes, en permettant un développement harmonieux entre la société et l’environnement.

Sur le plan économique, la contribution des industries culturelles en matière de développement économique et leur rôle dans la restructuration économique est particulièrement remarquable.

Depuis le 21ème siècle, les industries culturelles sont devenues l’un des segments les plus dynamiques de toute l’économie mondiale ; et ce, d’après l’examen et l’évaluation de l’UNESCO en 2009, qui montre que le secteur créatif représente 7,3 % du PIB mondial, avec un taux de croissance moyen du commerce international d’environ 8,7 % sur la période 2000-2005 (Cnuced 4). Ces tendances, alliées aux changements issus d’un environnement économique et d’une consommation accrus, sont de plus en plus évidents. Selon le rapport publié en mars 2016 de l’Institut de Statistique de l’UNESCO, malgré la récession mondiale, le commerce des biens culturels mondial a doublé entre 2004 et 2013.  

Enfin, au niveau régional ou local, les industries culturelles contribuent à la revitalisation et la promotion de l’image de marque des villes culturelles et créatives, et à attirer des entreprises et investissements qui sont vitaux pour un développement économique durable (Clément).

Sur le plan de l’influence internationale, les industries culturelles, avec la diffusion des biens, services et savoir-faire culturel nationaux au sein du pays et à l’étranger, offrent un bon moyen pour développer le rayonnement et l’influence nationaux à l’international (Miège). C’est la raison pour laquelle beaucoup de pays développés ont identifié les industries culturelles comme un enjeu majeur et une stratégie prioritaire pour renforcer leur puissance d’influence.

2.2. Phénomène de Nollywood

Le cinéma est un art dans lequel on retrouve tous les autres arts (Creton). A cet effet, parlant des filières cinématographiques en Afrique, Forest remarque que quatre aires et deux pays se distinguent : « deux pays enfin se distinguent : l’Afrique du Sud, qui demeure le seul pays à posséder une industrie fortement structurée ; et le Nigeria au dynamisme atypique mais à la transparence limitée du fait du désintérêt de l’État pour les arts visuels. » (Forest 124)

Le poids économique de Nollywood est reconnu depuis plus d’une décennie. En 2013, Colleyn (2) disait : « l’industrie de la vidéo nigériane représente aujourd’hui 290 millions de dollars annuels et quelque 300 000 personnes en vivent : 1 200 vidéos sont produites chaque année depuis 2005. » De ce fait, Nollywood est devenu le troisième pôle de production cinématographique du monde, après Hollywood et Bollywood.

Le Nigeria, à travers cette industrie cinématographique est devenu, en quelques années, le 3ème producteur mondial, après l’Inde et les Etats-Unis. Réalisées en un temps record (deux semaines, en moyenne), dans des conditions techniques très précaires, par des « cinéastes » sans formation, les vidéos produites en anglais et dans les principales langues du pays et, le cas échéant, s’inscrivent dans un terreau spécifiquement nigérian, celui du théâtre de rue yorouba, métissé d’influences diverses (telenovelas brésiliennes, films d’horreur indonésiens). Elles traitent de thèmes populaires (les aléas de la vie quotidienne, le sida, la corruption, la sorcellerie, les anciens contes, etc.) et connaissent un succès foudroyant au Nigeria, au Ghana, Cameroun, Togo et Bénin, mais aussi parmi la diaspora nigériane, notamment aux Etats-Unis, dans les Caraïbes et au Royaume-Uni. Pour cette diaspora, Nollywood permet de retrouver une Afrique authentique, à travers ses religions, ses pratiques rituelles et cérémonielles.

Toute cette industrie s’est ainsi mise en place sans structure professionnelle, sans école de cinéma, sans aide publique. L’économie de la home-vidéo repose sur les épaules des producteurs privés (marketers) qui font aussi office de distributeurs et se chargent de diffuser les cassettes via le très dynamique réseau des commerçants ibo. On peut dire que l’avenir du secteur cinématographique au Nigeria est extrêmement prometteur, à condition de susciter une nouvelle culture du professionnalisme et une intervention claire de l’État pour réguler quelque peu l’environnement économique et culturel ainsi que pour renforcer les capacités.

Nollywood est, pour les jeunes vidéastes, un modèle de développement autocentré qui n’a pas besoin de financement extérieur et qui échappe ainsi au formatage par les attentes du Nord (ACS).

Se fondant sur l’exemple de Nollywood, on voit que la culture joue à la fois un rôle socio-éducatif et un rôle de communication. La création artistique assume une fonction de régulation des tensions et des aspirations sociales, d’évacuation et de canalisation du trop-plein d’angoisses dont l’art est le lieu d’expression privilégié (Lazzaro et Lowies).on en déduit que l’œuvre d’art établit un lien affectif, mental et historique entre les membres d’une communauté qui s’identifient à des manières d’être, de penser et d’agir ; elle est un puissant facteur d’intégration sociale et de dialogue interculturel. La création artistique et l’innovation culturelle sont, enfin, un élément central de la vie démocratique, du « vivre-ensemble » d’une communauté et de la faculté d’imaginer son futur, à travers une participation citoyenne. 

Si cette réussite économique nigériane à travers « Nollywood » représente un exemple pour les autres pays africains, sa position avec le Bénin est un atout de règlement de plusieurs conflits identitaires.

Le ministère français des affaires étrangères, à travers le soutien du bureau du cinéma de l’ancienne direction de l’audiovisuel extérieur, a encouragé la production nigériane de qualité. Cet exploit dans l’industrie culturelle et créative démontre la vitalité du cinéma nigérian et un atout pour la cohésion sociale transfrontalière Bénin-Nigéria.

3. Tableau d’analyse SWOT de l’importance des industries culturelles et créatives pour les deux Etats

AtoutsFaiblesses
– Paix et relative stabilité de l’espace ; – Ressources culturelles riches et diversifiées ; – Activités culturelles locales source de revenus significative dans la lutte contre la pauvreté ; – Festivals culturels nombreux et pérennes dans chaque Etat ; – Existence d’opérateurs et entrepreneurs culturels dynamiques ; – Vivier d’artistes et de créateurs (musique, cinéma et audiovisuel) ; – Richesse et diversité des associations culturelles et autres organisations de la société civile.  – Absence de structuration de la plupart des filières – secteur informel encore très présent ; – Faible niveau de qualité des produits et services culturels ; – Absence d’indicateurs communs objectivement vérifiables pour mesurer l’impact social et économique de la culture – par conséquent ; – Absence de statistiques fiables et vérifiables ; – Absence de stratégie de politique culturelle dans la plupart des pays ; – Manque de coordination de l’activité culturelle entre États ; – Instabilité institutionnelle des autorités chargées de la culture ; – Manque de ressources humaines spécialisées et adéquatement formées ; – Manque d’appui au financement des industries culturelles et faiblesse du partenariat public/privé ; – Manque de reconnaissance du statut social de l’artiste ; – Faible visibilité économique du secteur de la culture ; – Obsolescence, inadéquation internationale et absence de nombreuses infrastructures (salles de spectacles, studios de tournage, enregistrement, etc.) ; – Potentiel inexploité des industries culturelles ; – Manque de cadres institutionnels et de professionnels bien formés ; – Insuffisance et inadéquation des formations dans la culture ; – Entrepreneuriat culturel encore balbutiant.

Source : enquête de terrain février 2021

OpportunitésMenaces
– Vaste territoire pour développer un marché culturel sous régional ; – Atouts de proximité du secteur de la culture (activités, emplois) ; – Aires culturelles linguistiques favorables à la création artistique ; – Prise de conscience progressive de l’intérêt économique et social de la culture comme outil de développement. – Prise de conscience progressive par les États du rôle de la culture comme outil de cohésion sociale et dans la lutte contre la pauvreté ; – Intérêt pour une meilleure visibilité de la culture (statistiques culturelles) ; – Possibilité d’utiliser les fonctionnalités informatiques pour le développement du secteur de la culture ; – Forte activité de création, production et diffusion de quelques secteurs (exemple : cinéma ou musique) grâce aux acteurs de la société civile et aux entrepreneurs privés ; – Important potentiel d’emplois dans chaque État membre dans le domaine des industries culturelles ; – Forte demande de formation et appui à la professionnalisation ; – Volonté de regroupement et début d’organisation d’un partenariat et des échanges entre les professionnels de la culture de la sous-région.– Absence de prise de conscience, de continuité et de synergie de l’action culturelle des responsables –  Manque persistant de ressources financières pour accompagner les initiatives et entreprises culturelles ; – Manque d’enquêtes de terrain régulières pour prendre en compte le secteur informel dans les données destinées aux statistiques – et par ailleurs statistiques non fiables en raison du manque de mécanismes adéquats ; – Gestion pas toujours efficiente des ressources et financements culturels dans les Etats ; – Recrudescence de la piraterie des œuvres artistiques et absence de lutte coordonnée pour la propriété intellectuelle ; – Dépérissement de beaucoup de valeurs et traditions culturelles ; – Invasion des produits culturels standardisés (musique, audiovisuel et TIC) ; – Manque de formation et d’encadrement des acteurs et entrepreneurs ; – Persistance de l’informel et du manque de structuration des filières.

Source : enquête de terrain février 2021

En conclusion, l’analyse croisée des enjeux et de l’état des lieux de la culture dans l’espace Bénin-Nigéria d’une part, et celle des forces, faiblesses, menaces et opportunités d’autre part, révèle trois tendances essentielles :

  • La diversité culturelle constitue une richesse tant du point de vue social qu’économique. Les ressources culturelles peuvent servir valablement de socle dans les sphères politiques, les foyers d’éducation et de formation et dans les applications technologiques et économiques ;
  • Toutefois, la difficulté qu’ont les deux Etats à cerner les interrelations actives entre la culture et les autres secteurs de l’activité économique et sociale, désagrège le poids de la culture dans l’évaluation des ressources potentielles devant impulser le développement et l’épanouissement des populations. Pour inverser cette tendance, les deux Etats ont besoin d’un accompagnement au plan sous régional pour unir leurs efforts en vue de bâtir une économie stable en harmonie avec les expressions culturelles porteuses de sens comme dans le domaine du cinéma;
  • La dynamique de créativité constatée au niveau des acteurs culturels, la disponibilité des jeunes et des femmes et l’intérêt des partenaires techniques et financiers intervenant dans les politiques et programmes de développement, sont le gage de la réussite de cette politique commune de développement culturel au profit des deux Etats. Et Nollywood est un atout pour puiser dans les deux sources culturelles avec la création de plusieurs emplois pour les intérêts communs.

Le particularisme des industries culturellesen Afrique en générale et à la frontière nigéro-béninoise est tout autant révélateur, propre au contexte culturel et socio-économique des deux pays. Mais Celles-ci y évoluent dans un environnement complexe : niveaux de développements différents selon les filières ; faibles politiques de soutien au marché, cependant concurrencé ; rapports entre les acteurs biaisés par de la méfiance, faible prise en compte de nouveaux acteurs et domaines – la créativité et le numérique -, afin de capitaliser les opportunités mondiales de la distribution et de la diffusion, etc. Face à toutes ces contraintes, capitalisant le potentiel en matière d’industries culturelles et créativesdéjà présent, les pouvoirs publics ne devraient-ils pas considérer leur rôle comme devant constituer « un coup de pouce » au marché, plutôt que de s’y ingérer ?

Conclusion

Ce champ de recherche sur la frontière nigéro-béninoise n’a pas eu beaucoup d’études antérieures. Mais le sujet nous a semblé être intéressant, du fait des rapports qui existent entre les acteurs, nous conduisant chaque fois à des questionnements qui pourraient être développés et enrichis ultérieurement par d’autres études. C’est pour cette raison que le dernier point a été consacré à une analyse SWOT pour faire ressortir des éléments essentiels que pouvoirs publics des deux pays devraient davantage prendre en considération, dans ce contexte où les industries culturelles et créatives sont appelées à devenir des industries de pointe (Sossou-Agbo). A partir de cet article, plusieurs autres centres d’intérêt pourraient être développés.

Même si elle a abordé certains aspects de ces centres d’intérêt, cette étude n’est pas allée dans les détails pour répondre à tous nos questionnements qui pourraient être ultérieurement prises en compte par rapport à l’évolution future des industries culturelles et créatives transfrontalières en Afrique. Tout compte fait, malgré quelques insuffisances dont nous sommes conscient, ce travail demeure un travail que nous avons voulu structuré, le plus distancié possible par rapport aux jeux et perceptions d’acteurs, dont nous sommes également par ailleurs, pour rendre compte des réalités des industries culturelles en général et de Nollywood, en particulier.

Le Nigeria est une force culturelle en Afrique Son industrie créative joue un rôle majeur dans la politique de diversification économique du gouvernement fédéral du Nigéria (Forest). Sa croissance ces derniers temps a été remarquable, en particulier l’industrie cinématographique, considérée comme le plus grand employeur national après le secteur agricole (Colleyn). Or, les chaines industrielles et commerciales du cinéma en Afrique ne sont pas complètes, ce qui oblige beaucoup de réalisateurs à effectuer les travaux de laboratoires à l’étranger.

En somme, le modèle de Nollywood, même s’il est difficilement exportable, fait des émules et est au centre des débats de l’économie de la filière cinématographique depuis déjà quelques décennies. Pour répondre aux problèmes industriels, il est important de créer un marché local, préalable indispensable à toute rentabilité.

Travaux cités

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Comment citer cet article :

MLA : Dognon, Elavagnon Dorothée. « Le rôle des industries culturelles et créatives dans la gestion des frontières régionales et la mobilité transfrontalière en Afrique de l’Ouest : cas du Nollywood du Nigéria.  Uirtus 1.2. (déccembre 2021): 502-527.


§ Université d’Abomey-Calavi (Benin), [email protected]

[1] Note de M. Robert Minangoy, ancien attaché audiovisuel régional près l’ambassade de France en résidence à Lagos