Résumé (La gouvernance politique à l’épreuve de l’intérêt collectif en Afrique : une approche machiavélienne de la question)

Youldé Stéphane Dahé§

Résumé : Si nous convenons qu’il n’existe aucun être humain qui se résigne à la mort sans manifester aucun sursaut ou instinct de survie, alors, l’Afrique, comparativement à cet être humain, mène un combat contre la mort depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours. Elle refuse ainsi de se laisser mourir par son propre fait ou par celui de l’Occident qui n’a d’autre ambition que de l’accompagner dans cette agonie sociopolitique. La gouvernance politique Africaine, n’aura d’autres choix que la recherche dynamique d’une vie qui favoriserait l’émergence du continent africain.  Mais cette voie, la mieux indiquée qui pourrait redonner un souffle de vie nouvelle, n’est autre que celle de la quête de l’intérêt collectif, au détriment du particulier et de l’égocentrique. En cela, la supposition nécessaire d’un prince vertueux peut faire éviter la tragédie des biens communs au sens machiavélien.

Mots-clés : La bonne gouvernance- Intérêt collectif- Morale- Éthique- Éducation – développement durable-Sécurité.

Abstract: If we agree that there is no human being who resigns himself to death without showing any startle or instinct for survival, then Africa, compared to this human being, has been waging a fight against death since colonial times until today. She thus refuses to let herself die by her own doing or by that of the West, which has no other ambition than to accompany her in this socio-political agony. African political governance will have no other choice than the dynamic search for a life that would promote the emergence of the African continent. But this path, the best indicated which could breathe new life into it, is none other than the quest for the collective interest, to the detriment of the individual and the egocentric. In this, the necessary assumption of a virtuous prince can avoid the tragedy of the commons in the Machiavellian sense.

Keywords: Good governance – Collective interest – Moral – Ethics – Education – sustainable development – Security.

Introduction

Le constat est clair et pitoyable : en Afrique, la plupart des gouvernants sont obnubilés par l’enrichissement illicite, les détournements d’intérêts collectifs au profit du particulier, du privé ou de leur famille. Cette gestion à double vitesse est l’une des principales causes à vouloir s’éterniser au pouvoir. Elle vise à préserver durablement ces biens mal acquis, dont les conséquences impactent négativement les économies des États, la vie et la sécurité des citoyens africains. Cette gestion approximative n’a pour corolaire que le piétinement de la démocratie, gage de l’alternance et de la bonne gouvernance. Car dans une démocratie bien observée, le bien commun est non seulement la priorité mais détermine la politique gouvernementale au profit de la majorité et non de l’intérêt personnel d’une minorité. Toutefois, et malheureusement, la démocratie en Afrique est perçue comme une dictature mature dont l’objectif est la satisfaction de ses propres besoins et désirs au détriment du collectif. Cela rend problématique, voire impossible l’émancipation  démocratique dans laquelle semble baigner la quasi-totalité des États africains. Dès lors,  comment parvenir à une gouvernance politique qui favoriserait l’intérêt collectif au détriment du particulier sans ignorer l’avidité de la plupart des gouvernants africains ? La passation des marchés gré à gré, le cumul des postes, la confiscation du pouvoir sans alternance en dit long. C’est donc au regard de tout cet état de faits aux conséquences lourdes sur la paix, la cohésion, la stabilité et le développement durable des États africains que nous portons notre réflexion sur ce sujet aussi épineux. Quelles solutions, au sens machiavélien pour vaincre ce désir excessif  de l’intérêt particulier au profit du collectif? Le but de cet article se veut doubles : il s’agira d’une part, de définir la notion d’intérêt général en Afrique et de donner les conséquences négatives qui en découlent. Et d’autre part, de montrer la position machiavélienne fondée sur la valorisation de l’intérêt collectif qui puise ses forces dans la garantie de la sécurité, de la liberté et de l’obéissance aux lois. Pour y parvenir, nous sommes partie d’un constat selon lequel notion de l’intérêt général est problématique dans la gestion des États africains. Et par la suite, nous avons donné la perception machiavélienne de l’intérêt général et des solutions pour sa mise en œuvre dans nos États.

1. La problématique de l’intérêt général dans la gestion des États africains

1.1. De la définition de l’intérêt général

Avant de tenter de cerner la notion de l’intérêt général, il est impérieux d’élucider la réflexion qui la fonde. En effet, l’intérêt général est enraciné dans la conception de la vie humaine comme bien ultime dont le pouvoir politique se veut le garant. Mais que faut-il entendre par intérêt général? Et comment peut-on l’apprécier, le reconnaître dans l’infinie diversité des situations particulières?

Il faut relever, comme le fait remarquer (Bella Baldé 127),  «Rousseau avait déjà depuis son siècle, l’objectif de mettre en place des institutions politiques qui garantissent l’intérêt général, l’utilité politique, le droit et la justice ». Mais bien avant lui, Nicolas Machiavel, à travers son engagement pour la libération de son peuple qui croupit sous le joug de la domination extérieur, prônait déjà l’idée l’intérêt général. Avec lui, la question de la liberté, de la gestion du pouvoir, de l’armée et de la sécurité, qui donnent sens à la notion d’intérêt général recouvrent une importance capitale.

En guise de réponse à cette interrogation, l’intérêt général est une notion importante bien qu’elle soit ambiguë. Elle n’est pas une notion objective, mesurable et maitrisable. Toutefois, elle renvoie à l’utilité commune; c’est-à-dire ce qui est pour le bien public.  L’intérêt général peut être aussi défini comme la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique[1]. Au regard de cette définition de l’intérêt général, il est à constater qu’il permet de renforcer le sentiment d’unité des membres de la société et permet de légitimer les actions des pouvoirs publiques.  C’est donc dire que c’est l’intérêt général qui permet de fonder en droit les relations de l’État et de la société. Ainsi, dans l’expression de la volonté générale, l’intérêt général tire sa légitimité de la rationalité et non de la résultante des volontés particulières. Ce qui laisse comprendre que loi s’impose également à tous; car elle définit l’intérêt général comme celui au nom duquel l’État produit des normes et gère les services publics. Il dispose donc pour ce faire des prérogatives de puissance qui lui permettent de garantir l’ordre public en triomphant des intérêts particuliers. C’est sans doute ce qui fait dire à Rawls qu’il « faut substituer à la pensée utilitariste la théorie de la justice et la notion de justice à celle d’intérêt général. » (Rawls 49) On pourrait en définitive percevoir l’intérêt général comme un instrument efficace de protection des droits fondamentaux. Il est donc comme une Pierre angulaire très utile, à l’action publique, voire profitable à une communauté dans sa grande majorité.  C’est ce qui fait dire à Max Weber que : « dès lors que, dans une société, la légitimité du pouvoir repose sur la raison, les citoyens n’acceptent de se soumettre aux décisions des gouvernants que parce qu’ils les jugent conformes à l’intérêt de tous et de chacun.» (Weber 102). Au terme de cette approche définitionnelle, nous retenons que l’intérêt général se présente comme l’expression d’une volonté générale supérieure aux intérêts particuliers. C’est pourquoi, il incombe de lis en plus aux gouvernants, notamment ceux des États Africains, soucieux d’une gestion transparente, de privilégier l’intérêt général dans toute prise de décision.

1.2. La question de l’intérêt général dans la gestion des États africains

L’intérêt général ne peut se concevoir que dans un domaine partagé par des membres d’une communauté. Il est formé de l’ensemble des intérêts particuliers, pour parler comme Adam Smith, dans son ouvrage, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations. Pour Smith dans cet ouvrage, l’intérêt général est motivé par le désir d’une vie meilleure en société. Un mieux-être (si on peut l’appeler ainsi) qui, tout en cherchant son propre bien, cherche involontairement celui de toute la société. Il va s’en dire que tous les hommes sont condamnés à vivre dans une interdépendance. À ce niveau de réflexion,  il convient de faire remarquer que cette question de l’intérêt général a toujours existé en Afrique. En effet, pour certains auteurs tels que Francis Akindès et Félix Hodonou, la première forme de manifestation de l’intérêt général se trouve dans le camp magico-religieux. Car disent-ils, « s’il est un domaine où le fonds commun culturel africain se donne particulièrement à lire, c’est bien celui de la religion…». (Akindès et Hodonou 158). En effet, la pensée qui se dégage est que dans les pratiques africaines, l’on fait toujours un constant recours collectif au spirituel. Ce recours collectif au spirituel, permet de comprendre la notion de l’intérêt général en Afrique. Mais cette perception de l’intérêt général axée que sur la religion, montre une restriction dans la perception de l’intérêt général en Afrique. Toutefois, cette restriction que semble présenter la notion d’intérêt général en Afrique, puisque ne dépassant pas le cadre du groupe, n’est cependant pas synonyme d’absence de forme de vie sociale en Afrique. Car, comme le dit Baldé, « il est fortement inscrit dans la philosophie communautaire qui est au fondement même du système de pensée, des pratiques et des comportements traditionnels.» (134) Ces pratiques et ces comportements ont été inculqués aux hommes une bonne fois pour toute dans le but de les amener à une profonde considération des biens publiques. Perçu comme tel, comment expliquer cette mise à mal de la notion de l’intérêt général dans la gestion de nos États africains aujourd’hui? En d’autres termes, le bon citoyen ne serait-il pas celui qui remplit ses devoirs en respectant les normes établies et qui agit en privilégiant les intérêts de la communauté entière au détriment de ses intérêts personnels ou de ceux d’un groupe de personnes constituant une communauté restreinte?

Depuis la colonisation qui a vu la mise en place des services publics, l’on constate une rupture radicale d’avec la conception africaine de l’intérêt général, du rapport du bien commun et du service public. On pouvait constater à propos, deux formes contradictoires d’intérêt général : l’intérêt général indigène et l’intérêt général colonial. Bien évidemment, s’imposera «la conception de la chose publique itinérante à l’idéologie moderne occidentale fondée sur la rationalité, la rentabilité et l’uniformité.» (Bella Baldé 134) Au constat, c’est le système colonial qui a fini par détruire le mode traditionnel d’expression de l’intérêt général sans toutefois avoir travaillé pour la mise en place ou la création des États modernes. C’est donc cette absence d’État moderne et la forte érosion des valeurs traditionnelles africaines qui ont mis à mal l’intérêt général. Le rapport que les africains ont au service publique, à la chose publique et au bien commun auxquels il faut trouver des solutions, passent nécessairement par une interpellation de la conscience morale, éthique et par une éducation à la citoyenneté. Car, on ne peut mesurer le civisme, mieux la citoyenneté qu’à travers le comportement concret des hommes dans les services publics et vis-à-vis de l’intérêt général et du bien commun.

Le constat, il est clair mais triste aujourd’hui de voir que dans la quasi-totalité des États de l’Afrique subsahariens en particulier, la notion de bien public, de l’intérêt général, n’est plus d’actualité au regard des détournements de deniers publics, de la corruption rampante, de l’enrichissement illicite, de l’absentéisme au travail, notamment dans les services publics, etc. (135). Tous ces facteurs qui constituent un véritable frein au développement durable des États africains, nous amène à réfléchir sur comment faire pour sortir de cette léthargie?

Sortir de cette situation n’est pas et ne sera pas chose aisée du fait de l’ampleur et de la sévérité de la corruption qui s’est érigée en une seconde nature dans le vécu des peuples et dirigeants Africains. À cet effet, Ki-Zerbo, soucieux du respect du bien commun qui apparait à ses yeux comme l’essence même de l’action politique, n’a pas manqué d’évoquer les limites de l’État africain et de dénoncer l’irresponsabilité de certains hommes politiques en Afrique en ses termes :

 Aucun État africain n’est capable de faire le bien commun. L’État ne transcende pas les intérêts particuliers au point de respecter le bien commun par toutes les citoyennes et par tous les citoyens. L’État africain est très souvent un État patrimonial. Si celui qui est à la tête de l’État prend tous les biens publics comme biens patrimoniaux, c’est comme si l’État disparaissait purement et simplement. Ce qui caractérise certaines élites politiques, C’est l’esprit d’irresponsabilité. (Ki-Zerbo 83-84)

Pour Ki-Zerbo, il est nécessaire qu’il y ait en Afrique des hommes politiques responsables, c’est-à-dire capables de se mettre réellement au service au service du bien être des gouvernés africains. Car, l’État représente une forme de communauté d’égaux dont l’objectif premier est le bonheur commun. Mais cette mission ne peut être accomplie sans la vertu politique qui s’enracine dans l’amour de la patrie et de l’égalité. Il conviendra pour plus d’efficacité, de redéfinir la conception de l’intérêt général, celui du sens élevé du bien commun et du service public dans cette Afrique qui est en plein essor démocratique. Il s’agira d’inventer, comme le souligne Baldé, « un nouveau rapport à la chose publique», (136) C’est-à-dire, qu’il faut redéfinir l’orientation des services publics de sorte à ce que ces derniers soient effectivement au service du public et non du particulier, (des membres de son parti politique, de son groupe ethnique ou de sa communauté religieuse). Il est donc question d’une  nouvelle approche de la pratique citoyenne qu’il faudra définir et instaurer; en un mot, c’est la démocratie qu’il faut construire (136). Cela sous-entend, comme le dit Kriegel, « seule la politeia peut être une ploiteia, c’est-à-dire, seul le gouvernement du grand nombre peut véritablement définir l’intérêt général. » (30) Mais cela n’est pas synonyme d’un gouvernement de membre pléthorique, car ce genre de gouvernement qu’affectionnent les gouvernants africains est non seulement budgétivore et appauvrissant qui sans aucun doute, permet à ses gouvernants de masquer ou camoufler leur gabegie et le gaspillage des deniers publics. Si Machiavel s’intéresse à l’intérêt général aux qualités (la virtù) d’un prince, c’est parce que Florence, sa cité natale, était perturbée par des crises à répétition à cause de l’imprudence et de l’impudence de ses gouvernants. C’est pour mettre fin à de telles attitudes que Machiavel a entrepris de contribuer à la restauration du pouvoir, à sa stabilisation par le règne d’un prince fort, capable d’assurer et de préserver l’intérêt général.

2. Machiavel et la notion de l’intérêt général

2.1. De la primauté de l’intérêt général sur l’intérêt privé, gage de justice, de sécurité et de stabilité

Il s’agira ici de définir d’abord le but de la politique et par la suite de montrer son impact sur la gestion de l’intérêt général. En effet, en tant qu’il est spécifique de l’essence du politique, le but doit rester le même quel que soit la collectivité ou le pays; c’est-à-dire être invariable dans le temps et dans l’espace. Il doit rester indépendant des contingences, des idées dominantes d’une époque ainsi que des doctrines ou partis qui prétendent à tour de rôle commander l’activité politique. Que le régime soit libéral ou socialiste, démocratique ou tyrannique, que l’État soit petit ou grand, qu’il s’agisse d’une tribu, d’une cité, d’un État ou d’un Empire, « celui-ci doit rester conceptuellement immuable, de la même manière que les présupposés qui le conditionnent à savoir la préservation de l’intérêt général. » (Freund 17) La politique a donc pour but de prendre la mesure de toutes ces transformations dont elle a été l’objet; de les dominer et de les mettre au service du bien commun, c’est-à-dire la sécurité extérieure et la concorde intérieure des divers unités politiques. Cela voudrait implicitement dire que la politique est, reste et restera ce qu’elle a toujours été, à savoir l’action, la praxis.

Le but du politique doit être le bien commun qui consiste d’une part à l’affermissement des relations extérieures, ce qui correspond à la sécurité et à la protection de la cité chez Machiavel et d’autre part au maintien de l’ordre et de l’établissement de conditions de vie raisonnables, ce qui correspond à la paix intérieure dans la prospérité.  Aussi complexe qu’elle puisse paraître, la question de l’intérêt général est intrinsèquement liée à la finalité du politique. En effet, le but du politique se détermine en fonction du sens d’une collectivité, c’est-à-dire qui consiste dans la volonté d’une unité politique de conserver, puis d’assurer son intégrité et son indépendance dans un esprit de concorde intérieure et de sécurité extérieure (Freund 37). Dans la réalisation de ce but, il incombe au pouvoir d’agir sur les plans diplomatique, financier, économique, culturel et social. Cela sous-entend qu’il doit se donner des objectifs concrets, et les moyens matériels dont l’ensemble visera à soutenir ce but spécifique du politique qui n’est autre que la préservation de l’intérêt général à tout instant et dans la durée. Ce qui fait dire à Aristote dans l’éthique à Nicomaque que  tout art, toute recherche, tout acte, toute activité tend toujours vers un but, celui du bien. C’est dire selon lui que l’homme agit toujours d’une façon générale en vue du bien ou d’un intérêt. Mais cet intérêt est celui de la collectivité et non du particulier ou du privé. Autrement dit, c’est celui que Hobbes ne cesse  d’identifier au bien commun de la république et du peuple qui forme une collectivité politique.

Cela se justifie par le fait que les hommes jusqu’à nos jours, continuent de vivre en collectivité politique car y trouvant un bien commun qui leur apparaît comme la raison d’être de la collectivité et de leur vie en commun. Et cette vie communautaire ou collective doit être, comme le soutient Machiavel, organisée par un prince fort qui sache assurer à ses concitoyens le bien commun. Il doit en tant que garant de la souveraineté politique de cet État et du peuple, éviter d’opprimer par un règne excessif de la contrainte ou l’effacement par la timidité à faire respecter la loi (Valadier 96).

2.2. Défense, sécurité et concorde, garant des aspects d’un même bien

Tous les auteurs qui se réclament de l’école réaliste, en particulier Machiavel, accordent la primauté aux questions de sécurité, de défense et de cohésion sociale parce qu’elles seraient les conditions primordiales du maintien de la paix intérieure, sans laquelle la notion du bien cesserait d’être. En effet, chez Machiavel, le bien commun est unique et ses deux aspects ne sont pas seulement complémentaires mais inséparables. C’est ce qui fait dire à Freund que : « les questions politiques ne sont pas indépendantes les unes des autres. » (54). Dans cette conception politique machiavélienne, la notion du bien commun se perçoit plus aisément en ce sens qu’elle ne remet pas en cause les autres groupements tels que la famille, l’armée et l’université qui visent un bien commun qui leur est propre. Mais cette unité du bien commun n’est cependant pas celle d’une uniformité ou d’une harmonie totale, mais plutôt celle d’une cohésion. Toutefois, cette unité politique de la collectivité et du bien public n’est pas épargnée des tensions, des conflits d’intérêt et d’idées, voire de contradictions. Cela relève donc l’idée selon laquelle la possibilité de réaliser le bien commun varie avec les conditions historiques. Ces conditions historiques sont liées à la politique du moment dont l’objectif doit être la protection du bonheur de la collectivité. En emboitant le pas à Machiavel, Freund soutient que : « les conditions formelles du bien commun, ce qui veut dire valables pour toute collectivité politique, sont donc la sécurité et la prospérité. » (Freund 60)

Pour les interprètes républicains de Machiavel, il ne fait aucun doute que celui-ci est un défenseur et de la cohésion sociale. En effet, au XVIIe siècle déjà, certains auteurs anglais et Rousseau privilégiaient l’établissement d’un régime politique plus représentatif et plus en accord avec les réalités sociales. Mais l’interprétation républicaine dans sa vision patriotique du XXIe siècle va mettre l’accent sur l’indépendance de la nation avant la liberté du régime. L’exhortation de Machiavel à libérer l’Italie des «barbares», dans le dernier chapitre du prince fait passer au second plan le fait que cette libération doit s’effectuer à travers la tyrannie d’un seul. La primauté étant accordée à l’unité de l’Italie, la nécessité que le peuple subisse l’autorité d’un seul en vue de jeter non seulement les bases ou la fondation de l’État national et sa conservation mais aussi pour rompre avec les vestiges d’un monde ancien et anarchique s’avère nécessaire.

Pour Machiavel, la liberté est un idéal; mais cet idéal n’est pas établit d’avance comme absolument juste, mais un bien fragile et possible seulement dans certaines conditions. Hegel lui emboite le pas en soutenant que la liberté n’est possible que pour un peuple qui forme un seul État, celui d’où l’anarchie a été bannie. Si donc l’État est perçu comme cette société qui fait asseoir ses racines sur la nature humaine et dont le but principal est le bien commun, cela fait supposer et admettre une autorité qui ordonne  méthodiquement la multitude à cette fin. On pourrait donc dire que le mérite de Machiavel, est d’avoir compris l’essentiel de la question qui n’est autre que celui de l’intérêt général à savoir la nécessaire réunification de l’Italie. Toutefois pour y parvenir, il faut avoir les moyens, car la patrie ayant été gangrenée par une longue période de corruption, la vie ne peut donc être réorganisée que par la force et la contrainte. D’où la nécessité d’une bonne armée pour assurer la sécurité, gage de l’intérêt général.

La défense de la patrie appelée communément la défense nationale, est une activité de la collectivité nationale qui vise à satisfaire le besoin de sécurité. (Pacs 15-17). Ainsi, la défense nationale apparaît comme une nécessité à partir du moment où les citoyens prennent clairement conscience de l’idée de défense qui président à la garantie de la survie du groupe auquel ils appartiennent. En cela, il résulte une ontologie de la sécurité attentive aux menaces, aux risques qui pourraient entacher le bien commun. Cette ontologie pointe en premier la sécurité communautaire définie comme défense de soi, de l’habitat, des ressources nécessaires à la production de la vie. Avec Machiavel, les armes sont les seules pouvant assurer la protection des institutions et des biens collectifs d’une nation. Car dit-il, «il ne peut y avoir de bonnes lois si les armes ne valant rien. » (90). L’armée est ici l’outil de la régénérescence de l’âme nationale, la seule à même de pérenniser la grandeur du collectif. Elle sert de couverture de sécurité aux lois et institutions de la république. La république pour citer (Enrenberg 90) est «l’union intime de l’armée et du peuple pour la défense de la patrie». Il en résulte donc que la défense est consubstantielle de la citoyenneté, puisqu’elle est la conservation des bienfaits de la collectivité. De ce fait, la défense n’est pas acte d’obligation mais bien de participation consciente du citoyen au devenir commun de la société. Cette prise de conscience laisse aussi entrevoir la question de la liberté et de l’obéissance.

En effet, dans la pensée machiavélienne, la fonction ontologique du pouvoir d’autorité est de protéger efficacement l’action de la justice sociale nécessitée par le bien commun. Et cela doit être développé et réalisé dans chaque individu en société. Ainsi, le pouvoir d’autorité doit être compris comme une puissance liée aux fins du bien commun. Cela dit, «toute spontanéité personnelle doit concourir au bien de tous. » (Goudjo 72). L’autorité est pour ainsi dire un bien social qui tout comme la liberté a valeur de régulation sociale, qui impose à la même liberté un devoir d’obéissance. En cela, l’obéissance catalyse la liberté, qui elle, finalise le bien particulier en réalisant le bien commun. Ainsi, chez Machiavel, on pourrait noter que le pouvoir d’autorité n’a d’autre fonction que de favoriser le bien commun en harmonisant les libertés individuelles dans l’obéissance aux principes sociaux communs sans lesquels l’ordre du monde serait en péril. Le pouvoir d’autorité à donc raison de valeur, car il est un bien élevé de la société. Il incombe pour ainsi dire au pouvoir étatique qui aspire à une obéissance, de faire en sorte que ses lois soient justes et ne portent pas sévèrement atteinte au bien commun et à l’intégrité des personnes. Car, «aucune liberté humaine ne se construit dans le désordre, mais s’ordonne à une fin, objet permanent de son désir. » (Goudjo 73). Cette responsabilité est du ressort du pouvoir étatique (du prince) dont le souci permanent doit être celui de la préservation de la justice sociale.

Conclusion

Continent aux richesses naturelles inestimables, l’Afrique, excepté quelques États, baigne presque entièrement dans une pauvreté extrême. Désorientée et indignement sous perfusion économique de l’Occident, elle est plongée dans les profondeurs du sous-développement dont l’une des causes fondamentales relèverait de la gouvernance politique et de la mauvaise gestion des biens communs. Son statut de continent sous-développé ne rimerait pas avec la fatalité si toutefois elle s’engageait à se relever de ses comportements inciviques. Le plus essentiel, serait de faire tout ce qui est en son pouvoir pour survivre ou remédier au pourrissement de ses valeurs civiques et morales, à l’étiolement de l’éthique et de l’intérêt collectif dans la gouvernance politique. Tshiyembe soutient à cet effet que : « c’est en se présentant et en agissant comme défenseur de l’intérêt général que l’État, promoteur du bien commun pourra se défendre, obtenir l’allégeance des individus et des communautés et justifier l’obéissance des citoyens. » (Mwayila 117) À cet effet, si nous convenons que gouverner c’est rectifier, il revient alors au génie d’un prince fort de l’assurer. Ce dernier doit agir en souverain tout en gardant en vue l’intérêt collectif. Pour ce faire, la clairvoyance et la prudence doivent l’habiter dans sa gestion ou sa gouvernance. En effet, le mal athénien (et qui doit inspirer l’Afrique),  n’était pas à chercher dans le choix du régime politique, mais plutôt, dans le mépris affiché de l’intérêt collectif, des valeurs morales, des crises de l’éthique qui sont l’apanage des États africains aujourd’hui. Le drame est que les États africains se présentent la démocratie comme une potion magique qu’il suffirait de se gargariser pour se guérir de la mauvaise gouvernance politique et de l’intérêt collectif afin de passer à la prospérité et à la modernité. Ce qu’il convient de retenir c’est que tout régime même dit démocratique qui fait fi des valeurs morales et éthiques, qui ne place pas au centre de sa gouvernance l’intérêt collectif ou le bien commun, s’expose à la décadence; car une cité sans éthique politique n’est pas à l’abri de la ruine de l’État.

Travaux cités

Enrenberg, Alain. Le corps Militaire, Paris : Aubiers-Montaigne, 1983.

Blandine Kriegel. Propos sur la Démocratie, Essai sur un idéal politique, Paris : Éditions Descartes et Cie, 1994.

Akindès, Francis et Félix Hodonou. L’intérêt général en Afrique noire et difficile émergence d’une conception citoyenne des services publics, Paris : Éditions Karthala, 1997.

Pacs, Henri. Politologue de la défense nationale, Paris : Masson, 1986.

Rawls, John. Théorie de la justice, Paris : Éditions Seuil, 1997.

Freund, Julien. Qu’est-ce que la Politique? Paris : Éditions Sirey, 1965.

Ki-Zerbo, Joseph. À quand l’Afrique ?, Paris : Édition d’en bas, 2013.

Bella Baldé, Mamadou., Démocratie et Éducation à la citoyenneté en Afrique, Paris : L’Harmattan, 2008.

Machiavel, Nicolas. Le Prince, Traduction, Marie Grille-Nikodomov, Paris : Édition  Librairie Générale Française, 2000.

Valadier, Paul. Machiavel et la fragilité du politique, Paris, Éditions du Seuil,  1996.

Goudjo, Raymond Bernard Nouby Mahoulomey. La liberté en démocratie : L’éthique sociale et la réalité politique en Afrique, Paris : Publication Universitaire Européenne, 1997.

Mwayila, Tshiyembe. L’État postcolonial facteur d’’insécurité en Afrique, Présence Africaine, Paris : Dakar, 1990.

Définition l’intérêt général, https//www.fundraisers.fr, le jeudi 11/11/2021 à 16 heure.

Comment citer cet article :

MLA : Dahé, Youldé Stéphane. « La gouvernance politique à l’épreuve de l’intérêt collectif en Afrique : une approche machiavélienne de la question. »  Uirtus 1.2. (décembre 2021): 413-424.


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[1] https//www.fundraisers.fr, le jeudi 11/11/2021 à 16 heure.