Résumé (Émergence et reconnaissance : au cœur d’une analyse de la problématique du Même et l’Autre chez Emmanuel Levinas)

Adama Coulibaly§

Résumé : Le terme émergence est beaucoup plus usité de nos jours et en particulier dans les médias. Le sens qui lui est attribué semble être réductible à l’ordre économique. Dans ce cadre spécifique, l’émergence s’emploie souvent malgré l’existence de l’épouvantable misère humaine. Pourtant, dans sa dimension essentielle, l’émergence, entendue comme profusion des valeurs, se déploie dans une vie de proximité, de reconnaissance que requiert bien le rapport éthique du Même et de l’Autre chez Emmanuel Levinas. Cette éthique du rapport qu’il propose, semble-t-il, est le front sur lequel une pensée substantielle de l’émergence peut être assurée pour le rayonnement de l’humain.

Mots-Clés : Autre, Émergence, Humain, Même, Politique, Proximité.

Abstract: The term emergence is used much more nowadays and in particular in the media. The meaning attributed to it seems to be reducible to the economic order. In this specific context, emergence is often employed despite the existence of appalling human misery. However, in its essential dimension, emergence, understood as a profusion of values, unfolds in a life of proximity, of recognition that the ethical relationship between the Same and the Other requires in Emmanuel Levinas. This ethics of the relation which he proposes, it seems, that the front on which a substantial thought of emergence can be ensured for the radiance of the human being.

Keywords: Other, Emergence, Human, Same, Politics, Proximity.

Introduction

L’émergence est une  réalité incontournable de l’exister humain. Elle répond au besoin d’une prise de conscience de la réalité changeante. La dynamique de l’existence à laquelle l’émergence s’inscrit déploie une signification qui se rapporte à l’expansion économique. Cette idée trouve son référentiel dans la  politique des États qui y aspirent. Dans cet exister économique, l’aspect existentiel incontestable qui compte le plus c’est l’avoir. En cette orientation matérialiste, le fondement de l’émergence se trouve livré à la contingence. L’usage du mot s’associe, très souvent, avec la coexistence d’une catégorie de personnes, de groupes qui s’accapare des richesses réalisées avec des masses populaires maintenues dans le dénuement. Ce creusement de l’écart de richesse représente une prise de distance par rapport à l’altérité, au social.

L’émergence, conçue comme telle, s’avère exclusionniste, divisionniste, discriminatoire, parce qu’abstraite, sans visage. Or, loin d’être un slogan politique, l’émergence comporte une assise éthique, celle orientée vers autrui. Envisagé dans une perspective levinassienne, le rapport à autrui en appelle à l’ouverture et à la véritable sortie de soi. Cette expérience du contact « représente la fissure qui s’instaure dans le Même vers l’Autre (…..) Ouverture qui est appel et réponse à autrui » (Levinas 110). L’émergence implique pour ainsi dire la reconnaissance que requiert la proximité du rapport du Même et l’Autre. Ce qui émerge, au vrai, dans l’émergence ce n’est donc pas l’avoir, mais ce qui la conditionne, à savoir les valeurs essentielles humaines.

À cette ère de l’exacerbation de l’économo-centrisme, de l’égoïsme de la jouissance, de l’individualisme, où les valeurs morales s’estompent, il est primordial pour nos États en quête de l’émergence ; de recourir à ce mode de pensée éthique fondamentale pour qu’advienne l’émergence authentique, voire humanisante.

De ce qui précède, nous pouvons soutenir qu’émerger, c’est se mettre dans une disposition constante d’exposition à l’autre, du souci du prochain. Cette réflexion offre une analyse sur le statut éthique et métaphysique de l’autre et touche immanquablement à la définition de notre être d’homme. Dès lors, comment parvenir à l’émergence ? D’où surgit-elle? N’est-elle pas sous-jacente au mode de pensée levinassien du rapport du Même et l’Autre ? Quelle est donc la nature de ce rapport? Et en quoi ce rapport est-il  profitable pour l’Afrique ?

1. Du Même et de l’Autre

La problématique du Même et de l’Autre se révèle comme essentielle à la réflexion philosophique depuis l’antiquité grecque. La tradition platonicienne fait mention de ces deux termes surtout, dans le Sophiste, aux côtés de l’Être, du Mouvement et du Repos (Platon 366-370). Abordés dans le cadre d’une conceptualité philosophique du savoir, l’Autre et le Même ne se saisissent que dans un rapport antagoniste. En effet, l’Autre, d’après Platon, «  ne se dit que relativement à un autre. […] Nous le constatons absolument, tout ce qui est autre a comme caractère nécessaire de n’être ce qu’il est que relativement à autre chose » (Platon 368). Le caractère relatif de l’Autre est, de ce fait, réduit au multiple, au divers, c’est-à-dire à un défaut d’être, à une négation, à une déchéance en opposition au Même qui se rapporte à l’identique, à l’Égal, à l’Être pur perçu comme principe d’unité.

Une telle pensée est fortement marquée par une pensée duelle se traduisant par des oppositions claires entre ce qui convient de dire, l’altérité désignant le caractère de ce qui est Autre et identité, l’ordre du Même. Dans sa métaphysique, Aristote associe l’identité à l’Un et l’altérité au multiple ou à la pluralité : « À l’Un appartienne (…) le Même, le semblable et l’Égal, et à la pluralité, l’Autre, le Dissemblable et l’Inégal. » (Aristote 541-542) L’Autre, en tant qu’il est en puissance d’être, ne peut s’égaler à l’Un, qui est tout indépendant, autosuffisant. Ainsi, l’auteur de l’Humanisme de l’Autre Homme le conçoit comme un « Être-en-acte sans rien qui encore pointe ou déjà sombre-sans coins d’ombre- identique de l’identique et du non-identique-présence sans devenir ou conversion du devenir en présence- synchronie où l’ordre des termes assemblés est indifférent. » (Levinas 8) De là, il s’oppose à la conception de l’Un, du Même, de l’Être pour se réclamer de l’inactuel, c’est-à-dire « l’autre du pleinement être ». Il apparaît bien là que le Même peut s’identifier sans l’Autre, lequel se trouve assujetti, réduit au Même.

Dans la perspective gnoséologique à laquelle s’inscrit la tradition philosophique du  rapport du Même à l’Autre, on y voit, avec Levinas, que l’altérité n’est pas conservée, mais niée ou thématisée. L’Autre, pour ainsi dire, est interprété comme purement relatif, un défaut d’être, une négation qui s’appréhende dans un rapport d’opposition où l’Autre est subordonné à l’Un, au Même.

Au cœur de cette opposition entre le Même et l’Autre, Hegel a eu le double mérite d’avoir ouvert une nouvelle voie, la voie de la dialectique dépassant les oppositions binaires  et d’avoir rompu avec la tradition qui, tout en conservant l’altérité comme relative, laisse le Même et l’Autre dans une opposition binaire. Désormais, il n’est plus question de percevoir le Même et l’Autre comme une opposition réelle, mais au sein du Même, une altérite. Hegel aborde la question de l’altérité par la gestion du négatif et le biais de la médiation (La Barrière 82). La médiation entre le Même et l’Autre devient possible dans la mesure où ils ne sont extérieurs l’un à l’autre. Dans sa philosophie du système, l’Autre n’est pas indépendant du Même. C’est le Même qui, pour se donner plus de consistance, consent à la douleur de passer dans l’Autre. 

Il est clair que la dialectique entre le Même et l’Autre ne s’établit qu’en constituant une totalité. C’est pourquoi, Emmanuel Levinas écrit : « l’œuvre hégélienne où viennent se jeter tous les courants de l’esprit occidental et où se manifestent tous ses niveaux, est une philosophie à la fois du savoir absolu et de l’homme satisfait (…) c’est le Même qui se retrouve dans l’Autre. » (Levinas 135) Il ressort de cette conception une réduction de l’Autre au Même. Pour l’essentiel, le Même désigne l’univers du moi. Il est essentiellement identification dans le divers ou système.

Pour Kierkegaard, ce n’est pas le Même qui se refuse au système, c’est l’Autre. L’attitude de Levinas envers Kierkegaard est à cet égard prégnante, reconnaissant à ce dernier le mérite d’avoir su dire la subjectivité éthique hors de l’universel englobant hégélien. Ainsi, pour Levinas, le refus du privilège du savoir signifie le refus d’une conception réductionniste de l’intelligibilité, qui consisterait à ne pas laisser de place à l’altérité. Contre cette idée de totalité, celui-ci instaure, dans Totalité et Infini, une relation entre le Même et l’Autre sans constituer une totalité. Cette relation est ce qu’il nomme la métaphysique. Elle devient le lien entre le Même et l’Autre qui exige une subordination radicale du Même à l’Autre.

Comme on peut bien le constater, la philosophie est, depuis son enfance, porteuse d’une atteinte de l’altérité. Elle s’est bâtie sur la victoire du Même contre l’Autre. Ainsi, la position critique du philosophe Levinas à l’égard de la philosophie occidentale ne pourrait être mieux saisie que si on l’inscrivait dans le contexte de sa réflexion anthropologique et surtout de sa relation, toujours vivante, avec la tradition juive. La défense de l’humain dans sa singularité irremplaçable exige, en effet, une mise en question radicale des fondements sur lesquels une grande part de la pensée philosophique occidentale a été bâtie. Le philosopher levinassien est orienté vers la réhabilitation de l’Autre, là où peut naître l’espoir d’un « humanisme de l’autre homme ». La priorité de l’Autre est la loi de la raison éthique. C’est ce qu’admet Levinas en ces termes : «  Autrui instaure toujours déjà l’éthique comme ce qui importe plus que tous » (Sebbah 10).

En ce sens, on comprend qu’Emmanuel Levinas ait apporté à la philosophie un souffle nouveau à travers l’éthique, entendue comme philosophie première. Cette éthique qui se veut radicale transcende la logique d’égalité réciproque du Même et l’Autre, du Je et Tu, et s’aperçoit comme une relation fondée sur l’idée d’une inégalité fondamentale ou asymétrique. Laquelle surgit de l’épreuve d’une subjectivité hantée par l’altérité obligeante du prochain. Dans cette pensée, comme on l’aperçoit, se dégage une proximité asymétrique du rapport du Même et l’Autre qui en appelle à la reconnaissance, aux valeurs.

2. La proximité de l’asymétrie du Même et l’Autre : condition de l’émergence

Le rapport du Même et de l’Autre, qu’initie Emmanuel Levinas, s’inscrivant dans un espace anthropologique, éthique, s’impose comme la condition de possibilité de l’émergence. En considérant qu’une pensée philosophique s’enracine dans les expériences pré-philosophiques, Levinas reconnaît à l’histoire juive, notamment la Shoah une place déterminante dans l’orientation et l’élaboration de sa pensée. Si le philosophe Emmanuel Levinas souligne le caractère particulier de cette crise qui s’annonce dans l’antisémitisme, la haine de l’autre homme (Levinas 361), c’est surtout parce qu’elle exprime la ruine d’un monde où l’humain s’est défait. 

C’est, donc, à partir d’une prise de conscience de la réalité d’un monde en constante immersion que Levinas propose sa pensée éthique du rapport du Même et l’Autre. Mais en quoi s’impose-t-elle comme la base substantielle de l’émergence ? Il n’est pas ici, question de réduire la notion d’émergence à une question utilitaire, à un slogan politique ou à la seule logique financière. Bien plus, elle est entendue comme un mouvement de sortie d’un état de bassesse à un état proprement humain. Le concept d’émergence  ne peut donc se départir de la dimension humaine essentielle. C’est en tant qu’il se rapporte à l’humain, aux valeurs que la réflexion levinassienne du rapport du Même et l’Autre trouve une place de choix.

À l’encontre d’une vision fondée sur le primat du Même sur l’Autre, la pensée de la relation éthique levinassienne trouve sa fondation de l’Autre dans le Même, une obsession de l’autre (Levinas 156). Cette fondation s’avère particulière, en ce qu’elle ne tient pas à une vision du principe, mais constitue « un garde-fou contre les risques d’une éthique pensée à partir de soi, qui ferait de l’égoïsme la mesure de toute action » (Zielinski 115). Ainsi comprise, l’expérience sensible que Levinas décrit place le Même au-delà de l’existence dite « égoïste » et le rend sensible à la transcendance de l’autre.

Levinas réinterprète la sensibilité à partir de la proximité et du contact, et voit en elle la source de la signification proprement éthique. C’est dire que la pensée du philosophe Emmanuel Levinas s’exprime dans une expérience de la rencontre, de la reconnaissance, de l’acceptation de l’Autre qui conduit à son inclusion. De ce type de rapport, se dégage l’épaisseur éthique indispensable à l’humanisation de la vie, trop longtemps affectée par le mépris, la haine, la violence meurtrière contre l’autre, orchestrée dans les guerres et horreurs du 20ème siècle.

Il est important d’admettre qu’il ne peut y avoir d’éthique, de valeurs morales sans le valoir de l’autre homme, sans l’asymétrie du Même à l’Autre. Le rapport de soumission demeure pour ainsi dire dans une société organisée le « secret » de la justice, de l’amour. L’idée d’une telle inégalité éthique signifie « une relation avec un être envers lequel j’ai des obligations » (Levinas 111). La proximité du rapport de dépendance du Même à l’Autre, en tant qu’elle noue avec les valeurs, s’impose comme la structure essentielle de l’émergence. Il serait évidemment dommageable de vouloir une émergence sans la prise en compte de sa dimension humaine fondamentale. Quand l’émergence est envisagée sur fond d’une subordination de l’Autre au Même, elle s’écroule absolument, car sans visage, voire exclusionniste.

Pour répondre aux attentes de nos sociétés en quête d’émergence, il n’y a qu’une seule option possible, c’est de subordonner l’avoir aux valeurs essentielles humaines. Il ne faut pas commettre l’erreur de mesurer uniquement l’émergence d’une société humaine à l’aune de la croissance numérique au détriment des normes éthiques et morales. Admettons, par exemple, qu’un pays parvient à réaliser une forte croissance économique sans préalablement se munir  des vertus comme la probité, la transparence, la droiture, l’intégrité ; il ne faudrait pas trop se faire d’illusions, la croissance réalisée n’aura aucun sens. Elle ne sera profitable qu’à une catégorie de personnes, de groupe. La misère humaine, surtout en Afrique, n’est pas du tout liée au manque d’abondance des ressources, mais plutôt à l’ignorance de l’autre et de son exclusion.

Pour que la croissance économique et les valeurs s’allient pour une émergence inclusive ou intégrale, la proximité du rapport humain, du mouvement de l’un vers l’autre, doit être instaurée et promue. L’émergence proprement dite est le fruit d’un rapport conséquent avec autrui, qu’Emmanuel Levinas nomme le visage. En tant qu’expression du souci de l’Autre, le visage assure un discours qui déploie une signification de la proximité, de l’altérité. C’est dans l’ouverture à l’autre que la vie humaine se consolide, surtout parce qu’elle nous rend l’autre fraternel. Précisément, c’est là où découlent les valeurs essentielles, tels que le dialogue, l’amour, la justice, la paix, le vivre-ensemble essentiels à la réalisation des conditions d’existence économique, matérielle.

Ce qui apparaît comme absolument primordial, dans l’analyse de la proximité du rapport qui engage le Même et l’Autre, c’est le souci de l’autre homme. Il est, à n’en point douter, le principe fondateur de toute société humaine émergente. Cette affirmation extrêmement importante sur le statut de l’altérité touche immanquablement à la définition de notre être d’homme. C’est dire,  au fond, qu’on ne peut parvenir à l’émergence, surtout dans son effectivité, sans une saisie substantielle de soi. Notre société ne peut donc émerger, en termes de profusion de valeur, si la question de l’identité est mal définie. L’identité de soi, sous-jacente au mode de pensée du rapport du Même et de l’Autre chez Emmanuel Levinas, n’est aucunement dissociable de l’autre. À ce propos, Levinas déclare que « personne n’est chez soi(…) personne ne peut se sauver sans les autres » (Levinas 108-109).

L’existence humaine, en réalité, ne peut advenir à son authenticité que par le biais d’un rapport avec ce qui n’est pas moi. Il s’agit avant tout d’autrui. Pourtant, il existe une tendance naturelle égoïste en l’homme qui l’expose à l’indifférence à l’égard de l’autre. « Il est évident, dit Levinas, qu’il y a dans l’homme la possibilité de ne pas s’éveiller à l’autre » (Levinas 124). Dans toute expérience humaine, ce qui se cherche implicitement, c’est la découverte de soi par soi que Levinas a appelé la solitude ontologique ou enchainement de moi à soi (Levinas 150). C’est d’ailleurs une des marques de la constitution ontologique du sujet. Elle « n’est pas tragique parce qu’elle est privation de l’autre, mais parce qu’elle est enfermée dans la captivité de son identité » (Levinas 38). À ce titre, être chez soi dans son autosuffisance, incapable de s’ouvrir, c’est être prisonnier de soi. Les attitudes narcissiques, les discours égologiques, de prosopolepsie, sectaires et divisionnistes proviennent fondamentalement d’une crise de l’intériorité, du sujet.

Dans cette logique, la conception de l’identité du sujet devient inexorablement source de conflit. Il est pertinent de cerner la crise identitaire à partir de l’empire de l’égoïsme. L’égoïsme naturel qui emprisonne le sujet dans une définition substantialiste de son identité en appelle à la transcendance. La transcendance, telle que perçue, surgit, aux yeux d’Emmanuel Levinas, dans le rapport vivant à l’autre homme, dans la proximité du prochain. Cette approche de la transcendance coïncide avec l’approche phénoménologique pour autant qu’elle exige un mouvement, une ouverture de l’un vers l’autre : elle garde le secret de notre arrachement à nous-même, au solipsisme. C’est surtout dans un tel cadre relationnel que l’identité de soi devient déterminante. Elle est envisagée sur fond du penser-à-l’autre, qui suppose une  relation primordiale avec autrui.

C’est dire que l’identité de soi trouve sa source non dans le sujet, mais dans la transcendance absolue de l’altérité. Ainsi, le site originaire de l’identité de soi, de la transcendance éthique est le visage.  Ce visage exprimant l’altérité absolue de l’autre brise l’égoïsme naturel du sujet. De ce fait, il instaure le lien social où le sujet n’est pas seulement avec autrui, mais pour autrui.  Être-pour-autrui constitue « la structure essentielle, première, fondamentale de la subjectivité » (Levinas 101). Disons que c’est dans une sphère strictement éthique que Levinas conçoit plutôt le « Soi » comme ce qui apparaît immédiatement à l’accusatif, affecté, débordé et excédé par le traumatisme originel, antérieur à tout choix conscient, d’une élection irrécusable et d’une responsabilité indéclinable, une responsabilité pour autrui (Guibal 8). Il revêt la possibilité d’une instance éthique du sujet.

Le geste de Mamoudou Gassama est, à cet effet, évocateur. Celui-ci a sauvé le samedi 26 mai 2018, la vie d’un enfant en escaladant 4 étages à mains nues. Pourtant, ce jeune malien traversait une situation de vie précaire; il vivait en France sans papier, exposé au racisme, aux violences policières, aux harcèlements, aux matraquages. Mamoudou est un sans-papiers, un malheureux, mais qui risque sa vie pour le sauvetage de l’enfant en danger. Cet acte spontané  exigeant un don de soi a fait le tour des médias du monde. Il traduit bien l’idée que l’Autre habite par son visage l’humanité que chacun se doit de protéger pour être soi-même. Être soi-même, c’est être en correspondance avec les valeurs essentielles. En définitive, nous pouvons soutenir qu’émerger, c’est être soi-même, c’est-à-dire dans une disposition constante d’exposition à l’autre, du souci du prochain.

Ce cheminement patient révèle la place incontournable de l’identité de soi dans le déploiement effectif de l’existence, dans la réalisation de l’émergence, entendue comme profusion des valeurs.

L’émergence apparaît comme une disposition fondamentale consubstantielle à la nature humaine. Elle se déploie dans une réalité relationnelle vivante et authentique que nécessite la proximité du rapport du Même à l’Autre. Ce cadre éthique, commandé par le souci du visage, s’exprime dans une expérience de la rencontre, de la reconnaissance, de l’acceptation, donc de l’inclusion d’autrui. Ainsi, le rapport entre identité et altérité s’instaure dans un registre éthique, où l’altérité se révèle comme condition de l’émergence. Dans un cadre contextuel africain, où la politique rime souvent avec les discours partisans qui accentuent l’intolérance, l’inégalité, le mépris des autres, nos États n’ont-ils pas, au contraire, besoin de recourir à une politique de l’autre homme, pour leur émergence ?

3. Le primat de la politique de l’Autre pour une Afrique émergente

La politique de l’Autre est avant tout une variante de l’expérience fondamentale de la relation à l’autre. Elle porte un regard particulier, en matière de la gestion des affaires publiques, sur l’autre humain, perçu comme humanité pleine. Cette politique constitue une véritable barrière contre toute diabolisation de l’altérité, une sorte d’aveuglement idéologique. L’expression ʺpolitique de l’Autreʺ tire sa source dans l’intuition de la philosophie de l’autre chez Emmanuel Levinas. Mais avant lui, Olivier Dekens l’avait utilisée, en guise de titre d’ouvrage, pour aborder la fonction politique de la philosophie avec Levinas.  De ce fait,  il réinscrit Levinas dans l’histoire de la philosophie, tout en refusant de réduire sa philosophie à sa seule dimension morale pour se pencher sur sa dimension politique.

Envisagée strictement dans le contexte africain, la politique de l’Autre paraît essentielle, dans la mesure où les crises politiques et d’émergence qui minent nos pays découlent, au fond, d’une crise de la gestion de l’altérité.  Ne dit-on pas que la politique doit être évaluée par rapport à la gestion de l’altérité, qui est éthique ?  C’est d’autant plus vrai que, comme le dit Levinas, «  la politique laissée à elle-même, porte en elle une tyrannie » (Levinas 276). Les formes de discrimination, d’oppression, d’atteinte aux droits des minorités, à la vie humaine auxquelles on assiste aujourd’hui en Afrique sont inquiétantes.

Il est impérieux dès lors, que l’on s’intéresse à la politique de l’Autre et qu’elle puisse être prise en compte comme une stratégie de gouvernance politique pour le bonheur de tous. Mais en quoi est-elle nécessaire pour l’Afrique en quête d’émergence ? Il importe de cerner, avant tout, la politique de l’autre homme à partir de son cadre d’élaboration. L’inspiration politique du philosophe Emmanuel Levinas surgit dans un cadre contextuel de crise politique de son temps et qui légitime à la fois sa prise de position philosophique et politique. L’expérience vécue de la crise politique de son temps s’annonce dans la crise du rapport à l’Autre, donc de l’humain. Emmanuel Levinas dit à ce propos : « La crise de l’idéal humain, fût-il d’origine grecque ou romaine, pour nous, cette crise s’annonce dans l’antisémitisme qui est en son essence la haine de l’homme autre, c’est-à-dire la haine de l’autre homme » (Levinas 361). 

En effet, mis en œuvre par une politique antisémite, l’État visait plutôt à préserver la pureté de la race aryenne. Considéré comme  un parasite, le peuple juif, vivant sur la peau du peuple aryen, doit être extirpé. La valorisation systématique de la domination d’une « race supérieure » formait la base idéologique de l’Holocauste. Cet effort d’exclusion de toute communauté humaine s’accompagne de la conviction que ce peuple constitue un danger, ou est générateur de désordre social. Ce préjugé repose sur le mécanisme bien connu de la recherche du bouc émissaire, qui rend responsable un groupe social de la crise économique et politique, en l’accusant de corrupteur de l’âme nationale (Memmi 166). L’antisémitisme s’affiche, dès lors, comme une négation absolue du droit à la différence. 

Pour l’antisémite, l’autre, l’étranger n’a pas droit de cité parmi nous et il est hors de question d’introduire un quelconque jugement qui établirait la différence. Il s’agit d’une attitude qui s’associe à la méfiance, à la division, voire la ségrégation fondée sur la couleur de peau, la race, la langue, la culture. L’antisémitisme est allé jusqu’à des formes institutionnalisées d’exactions, de massacres systématiques entrepris par le national-socialisme. Il s’agit de la barbarie sanglante du régime nazi. La famille d’Emmanuel Levinas restée à Auschwitz (le plus grand des camps à la fois camp de concentration, de travail et d’extermination) fut décimée (Paillé 191). Levinas lui-même eut la chance, malgré ses origines, d’être sous la protection de la convention de Genève jusqu’à sa libération en 1945, après cinq ans de prison. À la fin de la guerre, en 1945, c’est près de six (06) millions de juifs dont un million d’enfants (Malka 75) qui auront été victimes de la shoah.

Ce fut la plus épouvantable extermination de l’histoire, où l’humanité a atteint le sommet de la cruauté et de la souffrance, à travers des formes de perversion absolument démoniaques, par des génocides, des phénomènes comme l’Holocauste, qui ont cruellement ruiné l’humanité, au moyen de souffrances inouïes et horribles infligées à l’homme par l’homme. C’est dans ce contexte de la négation de l’autre qu’est né chez Emmanuel Levinas le souci de fonder une philosophie de l’autre, le penser-à-l’autre. Ainsi reste-t-il sensible à l’égard de toute pensée de la réduction de l’Autre au Même qui rime avec le totalitarisme (principe de la memété).

Vu l’expérience du réel, Levinas trouve inconcevable d’épouser l’idée d’une philosophie du Même, qui est un discours réductionniste de l’Autre. Il fait constater que l’expérience de la crise politique vécue, du rapport à l’altérité, ce que nous pouvons appeler une ʺpolitique du Mêmeʺ, est une version de ladite philosophie. En intuitionnant la posture philosophique levinassienne, il ressort que la politique de l’Autre est celle qui est promue aux dépens de celle du Même. Partant de là, disons que la valeur d’une vraie philosophie ne réside pas dans une éternité abstraite, impersonnelle, mais l’aspect véritablement philosophique d’une philosophie se mesure à son actualité, celle de l’amener à la préoccupation de l’heure.

Le philosopher levinassien du rapport du Même et de l’Autre suscite un intérêt actuel considérable. L’approche situationnelle de la réalité politique africaine, nous permet de comprendre avec clarté et clairvoyance que celle-ci se déroule sur fond de la ʺpolitique du Mêmeʺ. Une politique qui se lit en termes de rupture avec le social, qui méconnait l’altérité, donc porteuse de violence. En effet, la plupart des pouvoirs politiques en Afrique sont unis à une base ethno-régionale. Ce fait développe des sentiments d’exclusion et constitue un facteur de tensions entre les peuples. Ces pouvoirs s’appuient généralement sur des inégalités sociales, l’analphabétisme, la paupérisation, les clivages ethniques afin de maintenir, le plus longtemps possible, leur domination, leur règne. Que valent alors la constitution, le droit quand ils ne servent que les intérêts des régimes au pouvoir? Il est difficile d’espérer à l’instauration d’une société plus démocratique dans ces conditions.

Dans nos États, c’est un fait assez connu, il n’y a que ceux qui sont au pouvoir qui sont les plus riches pendant que la majorité des personnes vit au-dessous du seuil de pauvreté. Peut-on vraiment parler d’émergence quand les Mêmes au pouvoir s’enrichissent abusivement au détriment des autres? L’émergence de la pauvreté, de la violence meurtrière  à laquelle on assiste aujourd’hui dans nos pays est l’expression d’un pouvoir corrompu, sans visage. Un pouvoir qui se tient sous l’emprise de l’hégémonie du Même, où tout rapport se lit en terme de domination et d’assujettissement. Lequel concourt à l’exclusion et au mépris des volontés individuelle et collective. C’est le rapport où les gouvernants se constituent en propriétaires des deniers publics, en seigneurs du peuple et veulent être servis. Un tel pouvoir, dans l’interprétation de la pensée philosophique de Levinas, est ce qu’on peut appeler la politique du Même, propre à tout régime dictatorial.

 La démocratie, telle qu’elle s’implante  sur notre continent en général, s’opère très souvent sous l’égide de la dictature. Le tripatouillage de la constitution, des élections afin de s’éterniser au pouvoir. Les fréquents coups d’État sur le continent en sont l’une des conséquences. Loin de favoriser la réalisation des conditions d’existence économique et matérielle nécessaires  à  la   survie des peuples, la gouvernance en Afrique est fortement mise en question. La plupart des jeunes africains réalisent que rester dans leur pays dans ces situations précaires, c’est quasiment accepter la mort. Cette situation génère malheureusement une autre crise. Il s’agit de la fameuse crise migratoire, qui est manifestement une crise de l’émergence. Le Haut-Commissariat des Réfugiés et l’Organisation Internationale pour les migrations font état de plus de trois mille (3000) migrants qui ont péri en 2014. Tout récemment, en 2019, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a recensé 8,4 millions de migrantsen Afrique de l’Ouest. Moins de 10 % d’entre eux se rendent en Europe. Ces chiffres en hausse constante traduisent l’échec et l’impuissance de nos chefs d’État.

Face à cette situation, que faire ? Il faut en sortir coûte que coûte. Pour sortir de cette crise et emprunter le chemin de l’émergence, une voie semble être essentielle : la politique de l’Autre, déjà susdite. Cette politique se présente comme une exigence du visage. Elle est, par essence, inclusive. Une politique soucieuse du respect des droits humains, qui dicte « de ne pas tuer ». Avec Emmanuel Levinas, il faut entendre par là que la tâche du politique est ce qui transparaît dans le visage, consubstantielle au respect des normes morale et éthique. Il s’agit fondamentalement du respect de la vie humaine.  Cette idée est celle qui est mise en valeur ici par cette expression : «  le visage est un Sinaï qui interdit le meurtre. » (Ricœur 388)  Il s’agit de veiller à ce que la vie humaine ne soit pas relativisée ; il n’est pas de vie humaine qui soit plus digne qu’une autre, elle est égale pour tous. Par voie de conséquence, tous les êtres humains méritent respect, sans distinction de personne, de groupe et de race.

Comme on le voit, le principe du respect de la vie apparaît comme un principe fondamental du visage. La raison même de son impératif, le « tu ne tueras pas » est facile à saisir : la vie est une, elle est la valeur fondamentale dont dépend la réalisation de toutes les autres valeurs. Ainsi, « le droit à la vie est le premier des droits de l’homme (..) ; il est la racine et la source de tous les autres droits » (Mazeaud 12). Nous pouvons donc dire avec Roberto Andorno que « la vie est la condition sine qua non du déploiement des potentialités du sujet. Elle est la base obligée sur laquelle se construit la personnalité de chacun. » (Andorno 21) Par conséquent, un État est jugé juste quand celui-ci se laisse refréner par l’injonction du visage; c’est celui qui tire sa légitimité du sens de la mesure : un État dans lequel les droits des citoyens ne sont pas bafoués, violés, où règne le souci des autres.

La politique du visage comme politique de l’éthique milite bien en faveur des plus faibles, des plus défavorisés, des démunis, des laissés-pour-compte, des minorités. Elle est une politique qui s’articule avec le social, qui rencontre les besoins des peuples. Une politique axée sur le valoir des plus faibles. Le primat de la politique de l’Autre suppose que les plus forts, les plus riches soient au service des plus faibles et des pauvres. Contrairement à la politique du Même, qui est bâtie autour des intérêts d’un groupe particulier ou d’une catégorie d’individus, voire des riches, la politique de l’Autre recherche l’intérêt des plus faibles, des pauvres, des minorités. Guidée par le souci des autres, elle exige la droiture, la transparence, la justice, la fraternité, l’amour, la reconnaissance.

Par ailleurs, les lois juridico-politiques, bien que nécessaires, doivent être subordonnées à la politique de l’autre, en vue d’une prise globale des intérêts des peuples. C’est dire, par exemple, que lors des conflits d’interprétation des textes de la constitution au sujet des mandats présidentiels, des conflits électoraux, le jugement doit être rendu dans le seul souci de préserver la vie et non pour un intérêt quelconque au détriment de la vie des peuples. Cette subordination vise à débarrasser la politique de toute forme de despotisme et de dictature qui sont de véritables sources des malheurs publics.

La mise en œuvre d’une telle exigence politique paraît sans doute salutaire dans le cadre d’un renforcement de la gouvernance en Afrique, du maintien de la paix, base consubstantielle de tout développement, donc de l’émergence.

Conclusion

La question du Même et de l’Autre chez Emmanuel Levinas s’enracine à la fois dans un cadre contextuel de crises politiques de son temps et se conceptualise dans un cadre intellectuel purement philosophique. Levinas fait constater une convergence entre les crises politiques et sociales et la crise fondamentale de la philosophie. C’est bien à partir d’un tel cadre contextuel critique et conceptuel que le philosophe Emmanuel Levinas conçoit le rapport du Même et de l’Autre sous un angle différent.

Le rapport qu’il instaure, qui s’inscrit dans un espace anthropologique, est fondé sur l’idée d’une inégalité fondamentale ou asymétrique,  où la priorité de l’Autre devient la loi de la raison éthique. Cette proximité éthique du rapport, pour autant qu’elle noue avec les valeurs, s’impose comme la structure fondamentale de l’émergence. Elle offre une analyse sur le statut éthique et métaphysique de l’Autre et touche immanquablement à la définition de notre être d’homme.

Les implications politiques, indissociables de l’éthique, inscrites au cœur de la subordination du Même à l’Autre contribuent à la moralisation de la vie publique, à la défense des droits des humains, au respect de la vie. Olivier Dekens commentant Emmanuel Levinas mentionne à cet effet que « l’éthique doit ainsi s’incarner dans un projet politique effectif, seul à même de donner chair au devoir d’équité dérivé de la proximité » (Dekens 32). La mise en œuvre de ce projet politique, surtout en Afrique, permettra de créer les conditions nécessaires pour son émergence.

Travaux cités

Andorno, Roberto. La bioéthique et la dignité de la personne. PUF, 1997.

Aristote, la Métaphysique, Tome II,  Trad. Jean Tricot. Vrin, 1953.

Dekens, Olivier. Politique de l’autre homme, Levinas et la fonction politique de la philosophie. Ellipses, 2003.

Guibal, Francis. … et combien de dieux nouveaux : Levinas. Aubier-Montaigne, 1980.

La Barrière, Pierre Jean. « L’altérité de l’autre » in Encyclopédie philosophique universelle, publiée sous la direction d’André Jacob, tome I, L’univers philosophique. Presse Universitaires de France, 1989.

Levinas, Emmanuel.  De Dieu qui vient à l’idée. Vrin, 1982.

………Altérité et transcendance, Montpellier, fata Morgana, 1995.

……….Difficile liberté, Albin Michel, 1976.

………Entre Nous, Grasset, 1991.

………Éthique et Infini, Paris, Fayard, 1982. 

……….Humanisme de l’autre Homme. Fata Morgana, 1972.

……….Le Temps et l’Autre. Fata Morgana, 1983.

………..Totalité et Infini. Martinus NijhofF, 1965.

Malka, Salomon. Lire Levinas. Cerf, 1989.

Mazeaud, Henri.  « Le droit face aux progrès de la science médicale »in La responsabilité scientifique, Institut de France. Académie des Sciences morales et politiques, 1984.

Memmi, Albert. Le Racisme, Paris, Gallimard, 1982.

Paillé, Yvon.  Philosophie, éthique et politique. Beauchemin, 2004.

Platon. Le Sophiste in Œuvres complètes, Trad. Auguste Diès. Les Belles Lettres, 1925.

Ricœur, Paul. Soi-même comme un autre. Seuil, 1990.

Sebbah, François-David. Levinas. Ambiguïtés de l’altérité. Les belles Lettres, 2000.

Zielinski, Agata. Levinas: la responsabilité est sans pourquoi. PUF., 2004.

Comment citer cet article :

MLA : Coulibaly, Adama. « Émergence et reconnaissance : au cœur d’une analyse de la problématique du Même et l’Autre chez Emmanuel Levinas. » Uirtus 1.2. (décembre 2021): 425-439.


§ [email protected]