Résumé (Esquisse d’une approche de solutions dans une Afrique en perte de ses valeurs culturelles)

Miesso Abalo§

Résumé : Les valeurs africaines subissent, par leur ouverture aux cultures étrangères, une influence qui ne cesse de les entraîner vers un monde à la dérive. Si le retour aux traditions anciennes avec leurs rites, leurs palabres, leurs cultes, bref leurs valeurs n’est plus possible, retenons du moins que les jeunes sont plus enclins aux valeurs étrangères qu’imposent les effets de la mondialisation. C’est ainsi que l’éthique, l’amour du prochain, la solidarité et l’humanisme, autrefois considérées comme priorité des priorités, en termes de valeurs, sont en voie de disparition au profit d’un monde sans cœur. Aujourd’hui, les valeurs traditionnelles africaines apparaissent dans les débats, soit pour les célébrer, soit pour regretter qu’elles ne soient plus ce qu’elles étaient il y a des années. Même si nous sommes conscients que le retour à ces valeurs d’antan est impossible à cause des influences extérieures dans le contexte de mondialisation accélérée ces dernières décennies, il est du moins possible de prendre un certain nombre de mesures visant à sauvegarder ces valeurs dans ce qu’elles sont du point de vue ontologique malgré leur ouverture aux cultures étrangères. Autrement dit, il est possible que l’ouverture des valeurs africaines aux autres cultures n’affecte pas totalement leur authenticité si les mesures de transmission et de protection de ces valeurs sont adéquates. 

Mots-clés : Authenticité, Cultures, Influence, Mesures, Valeurs africaines.

Abstract: African values undergo, by their opening to the foreign cultures, an influence which does not stops dragging them toward adrift world. If the coming back to the old traditions with their rituals, their endless discussions, their cults, brief their values are no more possible, let’s keep in mind that the young people are more minded of the foreign values that the internationalization effects impose. This is how ethics, the neighbor’s love, solidarity and humanism, once considered like priority of the priorities in terms of values, are endangered to the profit of a world without heart. Today, the African traditional values appear in proceedings, either to celebrate them, either to regret that they are not anymore what they were some years ago. Even though we are conscious that the coming back to these values of yesteryear is impossible because of the outside influences in the context of accelerated internationalization these last decades, it is possible at least to take a certain number of measures aiming to protect these values regarding the ontological point of view in spite of their opening to the foreign cultures. In other words, it is possible that the opening of the African values to the other cultures does not affect their authenticity completely if the transmission and protective measures of these values are adequate

Keywords : Authenticity, Cultures, Influence, Measures, African Values,. 

Introduction

Depuis la période coloniale jusqu’à nos jours, l’Afrique a connu un bouleversement culturel qui s’empare de ses valeurs authentiques. Cela est dû à une vague d’influences extérieures créant un climat de tension entre les adultes et les jeunes. Le sens du respect, l’éthique et l’amour du prochain, la solidarité et l’humanisme qui sont les valeurs que la tradition africaine considère comme priorité des priorités sont mises de côté par la perversité de la génération présente, plus favorable aux valeurs étrangères, surtout occidentales. Les valeurs traditionnelles africaines tombent sous le coup d’une critique sans précédent, puisque la mondialisation vient amplifier la tension déjà existante entre les aînés et les jeunes avec son objectif qui consiste à lutter contre les cloisonnements culturels. Cet objectif n’est rien d’autre que le prolongement de l’idéologie colonialiste à travers laquelle les valeurs négro-africaines apparaissent comme le négatif de la civilisation moderne à cause du manque de rationalité dont elles sont présumées faire preuve. L’Afrique fait donc face à une crise de repères, laquelle est devenue aujourd’hui un poids pour son développement, puisqu’en subissant l’influence des cultures étrangères, elle perd ses valeurs et se retrouve à la croisée des chemins à choisir entre la tradition et la modernité. Mais ce choix devient délicat dans la mesure où, d’un côté tout comme de l’autre, on assiste toujours à une perte des valeurs, puisqu’à la racine du problème se trouvent des impératifs tels que l’Afrique doit compter avec les autres continents pour son ouverture aux cultures du monde entier, et en le faisant, elle ne pourra plus rester dans sa situation initiale. Comment pourra-t-elle sauvegarder ses valeurs en faisant son ouverture aux autres cultures ? 

 L’objectif de cette recherche est de faire une esquisse d’approche de solutions dont le but est de lutter contre la perte des valeurs en Afrique. Il s’agit de montrer qu’il est possible de sauvegarder l’authenticité des valeurs africaines malgré le vent de la mondialisation qui les voue à une perte sans précédent. Cet objectif nous invite, dans une approche phénoménologique, à faire une analyse qui s’élève des concepts à la saisie théorique des valeurs fondamentales en vue de les repenser pour le bien-être de l’Afrique. 

Notre hypothèse consiste d’abord à faire une analyse de l’étendue des valeurs africaines, ce qui nous permettra de faire l’état de l’orage qu’elles vivent et enfin, donner à ces valeurs, à travers ce que nous appelons une esquisse d’approche de solutions, une conscience leur permettant d’être le creuset par lequel l’Afrique pourra se développer sans être obligée de prendre de n’importe quelles valeurs d’ailleurs. 

Cette hypothèse renvoie à trois hypothèses spécifiques qui se chargent respectivement de définir les valeurs, faire l’état des influences qu’elles subissent et enfin, faire une esquisse des approches de solutions. Cela nous emmène à redéfinir des modes et cadres de transmission des valeurs culturelles en les intégrant comme des indices dans le système éducatif dès l’école maternelle ou dans les centres de formation professionnelle, dans les arts et métiers promus pour la construction d’une meilleure société. C’est ainsi qu’on pourra arriver à une délibération collective de l’Afrique sur le socle de ses propres valeurs culturelles avant de faire son ouverture aux cultures étrangères. C’est pourquoi cette étude se veut un cadre de discussion des valeurs culturelles à travers une esquisse phénoménologique de ces valeurs elles-mêmes.

1. De l’étendue des valeurs africaines 

Les valeurs, qu’elles soient authentiquement africaines ou non, constituent un socle sur lequel se construit l’élan vital de toute société et dont le but est de renforcer les liens qui caractérisent les dimensions fondamentales des lois et principes de résidence des membres de cette société. Dans le contexte africain, ces liens reposent sur un socle ontologique plaçant dans la même enseigne l’homme et tout ce qui l’entoure. Mais l’essentiel de ces liens est le vouloir vivre ensemble qui est le fondement sur lequel reposent les institutions politiques, économiques, sociales et culturelles dont le but est de fédérer les énergies afin de donner la cohérence et la crédibilité à toutes organisations publiques. Ainsi on peut considérer comme valeur tout fait social ou culturel conforme à la raison ou au bien-être social et répondant de façon positive aux besoins fondamentaux du plus grand nombre des membres d’une communauté humaine donnée. Définie comme telle, la valeur constitue « le contraire de l’indifférence » (Reboul 1), puisque son rôle principal est de fédérer les énergies autour d’un projet commun d’avenir pour toute la société, puisqu’elle permet à tout être humain appartenant à une communauté humaine de vivre en équilibre harmonieux avec lui-même et « dans ses relations avec la société et le cosmos » (Alpha et al. 32).

En réalité, l’Afrique est riche en termes de valeurs culturelles. La liste de ces valeurs ne sera pas exhaustive. Aussi, pouvons-nous le dire, notre objectif ne consiste pas à faire un tableau synoptique des valeurs, comme on le voit dans Les valeurs de l’éducation de Reboul (1992), mais de définir le cadre théorique dans lequel elles nous intéressent comme préoccupations philosophiques en raison de l’orage qui les menace, les vouant à la perte de leur autenticité. On peut, certes, distinguer les valeurs d’ordre relatif, liées aux conditions de vie et aux intérêts de la société humaine qui les produit.  Mais cette relativité n’est pas absolue puisqu’il y a certaines conditions de base qui demeurent les mêmes au-delà des dimensions culturelles, sociales et temporelles. C’est le cas des valeurs constantes qui sont communes à toute l’humanité. Ces valeurs sont atemporelles, ne relevant que des traits immuables considérés comme des constances sur lesquelles repose l’universalité des cultures au-delà des particularités ou des différences. En faisant l’état du rapport cultures-valeurs, Reboul (1992) évoque le cas de la dimension culturelle qui est au cœur des valeurs pour remettre en cause cette universalité des valeurs, car selon lui, les valeurs dépendent des cultures en termes de symboles et, pour cette raison, il serait malencontreux de parler de valeurs universelles (Reboul 201).

On peut aussi parler des valeurs trans-temporelles relevant des acquis historiques et des valeurs conjoncturelles ou relatives qui sont considérées comme des valeurs de situation. Ces valeurs ne sont pas consacrées par l’expérience historique ; elles se fondent sur les données immédiates prises dans un cadre contextuel. C’est ainsi qu’elles perdent leur validité une fois que le contexte n’est plus le même et que les spécificités doivent servir comme fondements des valeurs.  

Il faut avouer qu’en Afrique, l’étendue et l’épaisseur des valeurs culturelles dépendent du poids que représente le passé de l’être africain, un colonisé en proie aux velléités de son histoire, de son passé et surtout de l’influence des cultures étrangères. Aujourd’hui, lorsqu’on se penche sur la question des valeurs cultuelles en Afrique ou dans les sociétés africaines en général, on a l’impression que dans les discours publics et privés, l’évocation de ces valeurs se fait sur fond de tension pour regretter qu’elles ne soient plus ce qu’elles étaient des décennies, voire des générations précédentes. Si certains auteurs, à l’instar de Seydou (1972), voient en cette tension un conflit de génération, on doit pouvoir l’analyser en termes de responsabilité où les adultes se verraient manquer à leur rôle d’avant-garde et faisant office de « pathologie » (Reboul 34) ou les jeunes deviendraient résolument hostiles à leurs cultures qu’ils trouvent comme un poids pour l’affirmation de leur personnalité. 

La morosité et la détresse qui rongent les cultures africaines aujourd’hui sont les conséquences de l’influence des cultures étrangères qui profitent du climat de tension existant entre les adultes et les jeunes. Profitant de cette tension, elles s’introduisent dans le fondement même de nos valeurs en faisant le spectre de leur pénombre qu’elles exposent comme le négatif du bien-être social. Le respect du prochain, des parents, des adultes, l’éthique et l’amour du prochain, la solidarité et l’humanisme qui sont considérés comme les traits caractéristiques des Africains en termes de valeurs tombent à rude épreuve au profit du mélange culturel que la génération présente impose par le biais de la mondialisation. Il est alors difficile d’identifier les valeurs authentiquement africaines dans les sociétés africaines actuelles qui sont toutes soumises à de fortes influences extérieures dans le contexte de mondialisation accélérée ces dernières décennies. Ceci pose le problème de repères culturels qui désorientent les jeunes tout comme les adultes de leurs valeurs culturelles, de leur origine. Si nous ramenons ce problème dans le concept de la vie éthique telle qu’elle s’exprime chez Hegel (1992), menacée par les influences extérieures, le problème se pose dans le sens par lequel il convient de l’analyser comme un problème purement d’ordre éthique et moral. Et c’est partant de là que les valeurs culturelles africaines subissent de profondes mutations, puisque ce sont ceux qui doivent les développer qui s’en en détournent.

Le coup que la perversité de la génération présente porte aux valeurs traditionnelles africaines s’inscrit dans le contresens de la perspective historique qui devrait prendre acte des divers moments de la culture, non tels qu’ils existent dans la tradition, mais tels qu’ils apparaissent comme explicitation du bien-être social, du bien-être africain. Car, loin d’être un processus cumulatif, réalisable seulement par accumulation des savoirs que les influences extérieures sont sensées développer, le contact avec les autres cultures, dans le processus de mondialisation fait l’apologie des cultures occidentales. Il n’admet pas une synthèse sélective des contributions d’historicité de « l’esprit qui, dans le développement dialectique, infinitise toute l’histoire, identifie le réel et le rationnel, le fini et l’infini dans la forme sensible (art) et spirituelle (religion) et saisit la vérité comme totalité » (Abalo 18). Le constat est tel que l’infinitisation des moments des cultures quel que soit leur horizon se fait à partir des valeurs en partage par ces sociétés. Mais lorsque cette infinitisation se fait au détriment des individus ayant cette culture comme cadre référentiel de leur être, la culture en question devient alors victime d’une agression extérieure. Or, c’est ce que privilégie la mondialisation par le décloisonnement des cultures. 

Chaque culture particulière devient donc la proie et s’incline devant la logique imposée par la mondialisation. Or la valeur d’une culture se reconnaît, non seulement, à travers les normes en vigueur dans cette culture, les coutumes et l’ensemble des rites, mais aussi à l’accueil réservé par les individus en partage de cette culture. C’est pourquoi les valeurs restent toujours attachées au monde culturel qui les détermine. « Les cultures sont un choix de traits sur le grand are de cercle des possibilités… Chacune s’étant constituée de la sorte, toutes se valent, aucune n’est réductible à une autre… Toute culture est ainsi aveugle à certaines valeurs… Les cultures qui triomphent ne sont pas meilleures que les autres » (Eboussi Boulaga 77-78), mais seulement, elles reposent sur une idéologie à visée expansionniste bénéficiant du désintéressement des valeurs africaines par les Africains eux-mêmes. 

 De ce qui précède, on peut affirmer que les valeurs revêtent un caractère dynamique et permettent à la communauté tout entière de vivre en équilibre harmonieux avec elle-même. Lorsque les valeurs expriment cet harmonieux équilibre, on parle de valeurs positives. Cependant, il y a des valeurs dites négatives qui, de par leur nature, traduisent une certaine forme de difficulté ou de contrainte pour les individus de la communauté à les partager comme valeurs. Cependant ils doivent s’y soumettre parce que ces valeurs que d’aucuns qualifient d’antivaleurs font partie des faits sociaux ou culturels de leur communauté. On parle aussi de valeurs négatives lorsque le respect de ces valeurs porte atteinte à la dignité humaine. Mais dans leur ensemble, les valeurs traditionnelles africaines sont diversement appréciées, surtout de nos jours. C’est ainsi qu’elles ne résistent pas aux flux de la mondialisation qui les soumettent à un orage sans précédent. Il est alors difficile d’identifier les valeurs dites “africaines” dans les sociétés africaines actuelles qui sont soumises à de fortes influences extérieures.

2. Les valeurs culturelles africaines sous l’orage des temps nouveaux 

Pour aborder le point sur la perte des valeurs traditionnelles africaines en proie aux influences culturelles extérieures, rappelons le caractère humaniste de ces valeurs qui ont fait leur preuve en termes du bien-être social. Dans les sociétés aveuglées par l’individualisme et le matérialisme, l’homosexualité et les autres fléaux de ce genre, les valeurs culturelles africaines traditionnelles devraient être recherchées pour répondre aux aspirations de la dignité humaine, surtout à cause de leur caractère humaniste. Malheureusement, ces valeurs sont soumises à la loi irréversible de l’histoire, loi dans laquelle elles sont appelées à se transformer, à évoluer, à s’abîmer ou à dépérir. Il y en a certaines de ces valeurs qui disparaissent en raison de la forte pression extérieure, ce qui pose le problème de repères à l’Afrique, hier avec l’esclavage et la colonisation, et aujourd’hui avec la Covid-19 dont l’issue reste toujours préoccupante. En réalité, ce qui pose problème, c’est que l’Africain se fait volontairement un être décentré et aveuglé par les valeurs étrangères, si bien qu’il a de la peine à se retrouver, à se situer comme un être authentique.   

Ici, notre objectif ne consiste pas en une réflexion visant à faire une analyse anthropologique ou ethnographique des valeurs avec le souci de s’élever des concepts pour en faire une saisie théorique, comme il est d’usage dans les sciences humaines dont le but est de saisir ces valeurs dans leur totalité par rapport à la pratique du réel. Mais il se veut une vue diachronique de ces valeurs dans une approche dialectique de l’histoire Abalo (2016) où elles sont soumises à un dynamisme auto-évolutif. Mais il faut aussi avouer que ce dynamisme auto-évolutif repose plus sur l’irréversibilité de la globalisation ou de la mondialisation que sur le rythme de l’évolution de ces valeurs (Reboul 2). Chez les Anciens et les générations présentes (les adultes et les jeunes), il y a discontinuité des valeurs, parce que ces générations présentes considèrent les acquis culturels comme manifestations d’un esprit primitif et arriéré qu’il faut à tout prix abandonner pour être dans la modernité. Or contre ces acquis culturels africains, se montre un gigantesque projet culturel dont les valeurs ne sont autre que ce qu’on peut appeler le néo-colonialisme culturel avec son cortège de manœuvres visant à désorienter les Africains de leur source culturelle.    

Aujourd’hui une forte demande se fait sentir pour le retour aux valeurs africaines d’antan, même si on ne l’avoue pas clairement, mais ce retour est source de tensions entre des générations d’aînés que l’on considère à tort ou à raison de conservateurs de vieilles connaissances et les jeunes qui envisagent un monde ouvert et globalisé dont les conséquences sont le plus souvent ignorées.  Si ce retour aux valeurs traditionnelles africaines se fait sentir chez les aînés comme une urgence aujourd’hui, c’est pour mettre en évidence la corrélation qui existe entre la source de ces valeurs et le mystère qui y règne, pour rappeler ce propos de Hegel (1992). Cette corrélation est telle que les valeurs culturelles ont toujours un lien avec la société humaine d’attache. La crise des valeurs provoquée par la destruction cynique des cultures africaines signifie qu’il y a un déclic. Et c’est ce déclic qui fait que le monde culturel est avant tout un monde qui s’identifie par ses valeurs.

C’est ce qui fait que la culture se définit comme une sorte de convention collective acceptée par les membres de la société, un cadre référentiel permettant à un peuple de se définir ou de se distinguer d’un autre. Ceci signifie qu’il y a entre « valeur et réalité » (Reboul 33) un lien indescriptible. Les valeurs que développe cette culture ne portent pas atteinte aux structures psychiques des individus ; au contraire elles les consolident en mettant en œuvre les mécanismes permettant de débloquer ou de renoncer aux situations de crise. C’est ainsi qu’elles font de l’homme le premier bénéficiaire du progrès, puisqu’il est ce sur quoi reposent le passé, le présent et l’avenir de ces valeurs. Cependant, « les valeurs peuvent varier quant à leur degré de généralité et d’abstraction » (Reboul 33).

Nul ne peut nier la responsabilité de l’homme face à la crise de repères qui s’empare des valeurs culturelles aujourd’hui. Mais la question qui se pose est de savoir si une société, dans le but de sauvegarder ses valeurs, peut-elle échapper aux influences culturelles étrangères aujourd’hui. S’il est difficile à cette société de résister aux influences étrangères, cela ne signifie pas qu’elle doit totalement se rendre pour mettre le noir sur ses valeurs.  Certes, il y a la loi irréversible de l’histoire à laquelle sont soumises les valeurs, loi qui les contraint à se transformer, à évoluer ou à disparaître ; mais au-delà de cette loi, il faut avouer que l’homme pouvait jauger de ses pouvoirs de domination par la raison, comme le disait R. Descartes (1951). Il faut aussi ajouter que le principe organique de cette loi est tel que les valeurs appelées à se transformer, relèvent du socle ontologique nécessaire à l’être et à l’organisation du milieu culturel dont elles sont originaires. Ces valeurs subissent partiellement l’orage des cultures étrangères, surtout occidentales et demeurent les traits caractéristiques des cultures.  C’est sur ce socle ontologique que repose leur authenticité qui fait de chaque culture un creuset par lequel chaque société se définit et se distingue des autres.

S’agissant des valeurs qui subissent totalement cet orage, l’Afrique s’en sort très mal, puisque ces valeurs perdent toute leur validité et leur signification et deviennent pour ainsi dire des antivaleurs, puisque n’ayant plus de droit de cité comme des valeurs en partage dans leur milieu respectif. La distinction qu’on doit faire entre ces valeurs est fondamentale dans la mesure où, non seulement, elle peut nous éclairer sur le choix à faire entre les valeurs fondamentales et les antivaleurs, mais aussi elle permet de savoir quelles sont les valeurs qui déterminent l’authenticité d’une société donnée.

Ce que nous pouvons considérer aujourd’hui comme valeurs africaines, malgré l’orage sévissant de la mondialisation, c’est en quelque sorte les valeurs qui continuent de marquer le pas de l’authenticité africaine. Cette authenticité appartient davantage à la nature même de ces valeurs qui résistent à l’influence étrangère. Mais il faut avouer que les valeurs qui résistent à l’usure de cette influence sont moindres par rapport aux valeurs qui en subissent rigoureusement cette usure, entraînant l’Afrique vers le chao, vers un monde sans âme, caractérisé par l’individualisme cynique. Cela pose un problème d’ordre éthique puisque l’Africain est par nature un être solidaire.

Lorsque le concept de valeur ne s’inscrit pas dans l’intuition des valeurs, les valeurs ne revêtent plus leur caractère dynamique afin de permettre à l’individu de vivre en équilibre harmonieux, aussi bien avec lui-même qu’avec les autres comme membre d’une société. Elles deviennent plutôt des antivaleurs dans un contexte où elles deviennent un obstacle pour l’affirmation de soi des sujets qui les partagent. Elles expriment plutôt une négation de soi qui fait que l’homme se sent étranger chez lui, parce qu’il est devenu le temple des valeurs qui ne l’ont pas fabriqué.  Il en va de même pour l’affirmation des droits et des libertés fondamentales. C’est ainsi que la plupart des valeurs africaines tombent dans une situation dramatique de dépérissement culturel de l’homme avec son cortège d’inconvénients sur le bien-être africain. Face à cette situation, des mesures nécessaires s’imposent afin de garantir l’authenticité des valeurs africaines malgré les influences étrangères. 

3. Esquisse d’une approche de solutions 

À la lumière de ce qui précède, il est clair que l’Afrique fait face à une crise de repères qui l’appauvrit de ses valeurs culturelles. Comment sortir de notre léthargie d’homme culturellement aliéné aujourd’hui en Afrique quand nous savons que nous continuons par mépriser nos richesses culturelles nationales et nous restons indifférents à l’égard de nos valeurs pour nous attacher aux valeurs étrangères souvent incompatibles avec nos réalités ?

Même si nous sommes conscients d’être victimes de l’avancée de la mondialisation qui s’empare de nos traditions, nos rites, avec le dépérissement de nos valeurs culturelles, même si notre innocence et notre dépendance sont affirmées dans le cas de la pandémie de Covid-19 bouleversant toute la planète terre, nous ne devons pas nous rendre en victimes résignés et croire que tout nous est perdu d’avance. Nous devons nous armer d’une croyance ferme que nous sommes le fondement de notre existence (Vincenti 6), une croyance positive que personne ne peut nous en donner.Car la croyance est

Cet abandon volontaire à la manière de voir qui se présente naturellement à nous, parce qu’elle est la seule qui nous permette de remplir notre destination, c’est la croyance seule qui apporte l’assentiment au savoir et élève à la certitude et à la conviction ce qui sans elle pourrait n’être qu’une illusion (Fichte 157).

Comme ces propos fichtéens l’indiquent, nous pouvons, par la croyance à nos forces, créer notre destination d’être-africains authentiques malgré notre ouverture aux autres cultures, notamment les cultures occidentales. Cela suppose une lutte à la fois individuelle et collective afin de nous affirmer comme sujet au sein de nos cultures en luttant tant que possible contre les attaques extérieures.

 Pour lutter contre les attaques extérieures que subissent nos valeurs culturelles, pour maintenir les marques essentielles des valeurs africaines au demeurant des mutations et des variations qu’elles subissent, surtout ces dernières décennies, il faut une analytique qui prenne en compte les diverses modalités de ces valeurs afin de les rendre indispensables pour tout être humain les partageant. Il s’agit de prendre des mesures qui consistent à sauvegarder les valeurs fondamentales malgré leur ouverture au monde. La liste de ces mesures est loin d’être exhaustive. Quelques-unes d’entre elles retiennent notre attention :

D’abord, comme mesure, il est préférable d’identifier les valeurs africaines traditionnelles actuelles. Cette mesure consiste à recenser les valeurs authentiquement africaines dans une approche pluridisciplinaire. Cela permettra de les ouvrir aux horizons extérieurs sans pour autant perdre de vue sur leur authenticité. L’objectif poursuivi ici est de mesurer leur étendue actuelle dans une multitude de cultures qui nous envahissent. On remarquera cependant qu’à partir de la mesure de l’étendue des valeurs africaines, leur contact avec d’autres valeur peut se faire sans pour autant impacter négativement leur sphère de manifestation.

Développer chez les enfants, dès le bas âge, les notions d’éthique et de morale. Cette mesure consiste à développer chez les enfants des qualités telles que l’honnêteté, le respect des biens publics et des personnes et l’amour du prochain. Car, dès le bas âge, l’enfant doit s’identifier par rapport à sa culture grâce au respect qu’il a des valeurs de sa communauté. C’est pourquoi il est important que les valeurs fondamentales apparaissent dans les curricula des écoles primaires et secondaires où un accent particulier doit y être accordé afin que les enfants s’initient et se familiarisent volontiers avec les valeurs de leur milieu.

En effet, il ne suffit pas de les préserver de la disparition et de les sauvegarder en les traitant comme des archives. Il faut encore et surtout les soustraire à l’oubli et à l’anonymat, leur assurer une large diffusion au moyen du livre et de la presse, du disque, du théâtre, de l’image et du film, etc., leur accorder une place importante dans les programmes d’éducation nationale, en un mot les mettre en valeur et les promouvoir (Alpha et al. 39-40).

En le faisant ainsi, les enfants prennent habitude des faits sociaux de leur communauté, non pas par contrainte des adultes, mais par amour de ces faits dont ils sont appelés à cultiver ultérieurement.

 Il est également important de mettre sur pied des mécanismes visant à lutter contre l’incivisme et l’indiscipline. Cette mesure s’adresse beaucoup plus aux autorités chargées d’assurer et d’initier les plans d’action visant à décourager les actes qui portent atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales. Autrement dit, il faut prodiguer aux enfants une éducation civique qui consiste « à lutter contre l’égoïsme » (Vincenti 38).  Loin de statuer leur pouvoir de coercition sur les sanctions à infliger aux éventuels porteurs de trouble à l’ordre public, ces autorités doivent développer en leurs sujets le sentiment d’amour pour la chose publique en luttant à tout prix contre l’égoïsme. Car 

L’égoïsme n’est pas seulement la racine théorique de l’immoralité, il en est aussi l’origine chronique. L’égoïsme sensible est la première manifestation fondamentale de la conscience, précédant toutes les autres dans le temps. Nous comprenons alors pourquoi il faut au plus tôt lutter contre lui, de peine de voir l’homme perdurer dans l’immoralité (Vincenti 40-41).

IL est donc important de responsabiliser les acteurs en charge de la transmission des valeurs. En effet, il est vrai que la transmission des valeurs commence depuis la maison où les parents doivent adopter des comportements responsables envers les jeunes enfants. « Les valeurs concrètes, l’enfant les découvre d’abord dans sa famille, où il apprend à respecter, à aimer » (Reboul 35). Mais cette transmission doit aussi faire l’objet d’un projet dans les services de l’État en commençant par les écoles et les centres de formation professionnelle, des arts et métiers, où les apprenants ou les jeunes apprennent à se familiariser avec les valeurs abstraites. « Les valeurs abstraites sont intellectuelles » (Reboul 35) et sont exercées en dehors du cadre familial. 

 Une autre mesure aussi importante soit-elle, est la définition des modes et cadres de transmission des valeurs. L’objectif de cette mesure consiste à intégrer les valeurs identifiées comme repères dans les systèmes éducatifs dès les basses classes. Ces valeurs doivent être transmises dans un esprit d’initiation aux travaux d’intérêt général dans les curricula mis en place dans le système éducatif. Tout doit être mis en œuvre pour que ces modes de transmission des valeurs ne soient pas une contrainte dans laquelle les jeunes enfants se verraient mal à l’aise dans l’acceptation des valeurs. Car les « valeurs culturelles ne contribuent pas seulement, comme on l’a dit, à maintenir et à reproduire des structures sociales figées » (Alpha et al. 31), mais à édifier de nouveaux modes de vie et à briser les liens qui s’opposent à l’évolution de ces valeurs.

La promotion des langues locales et des produits locaux constitue aussi une des mesures à prendre en compte dans la sauvegarde du patrimoine culturel. En ce qui concerne les langues locales, elles doivent servir de cadre théorique dans lequel se fait la transmission des valeurs. Car, comme le dit Martin Heidegger (1986), la langue est la poésie originaire dans laquelle un peuple dit l’être. Dès le bas âge, l’enfant doit savoir lire, écrire et compter dans sa langue locale, maternelle avant de s’ouvrir aux autres langues. Cela permettra aux enfants de s’enraciner profondément dans leur culture avant d’aller en contact avec d’autres cultures. Il en va de même pour les produits locaux qui doivent avoir une place de choix avant tout produit étranger. La promotion des produits locaux s’inscrit dans le cadre de la sauvegarde des valeurs en permettant aux uns et aux autres de se sentir proches de leur milieu en s’intéressant aux valeurs de la communauté dont ils sont membres, non pas par contrainte, mais par amour qu’ils ressentent de ces valeurs dont ils sont en réalité des produits.

On doit aussi créer et promouvoir des modes originaux de transmission des valeurs pour que les valeurs s’expriment librement dans leur sphère de manifestation comme une nécessité du milieu. À cet effet, la transmission des valeurs doit se faire à travers les modes bien adaptés à la culture du milieu de peur qu’elles soient en déphasage avec les réalités du milieu.  Pour ce faire, la transmission des valeurs doit tenir compte des acquis, des innovations et de son ouverture aux cultures étrangères sans être happée par elles.

La dernière des mesures qui ont retenu notre attention consiste à définir et à mettre en œuvre des politiques nationales et régionales de protection des valeurs. En effet, vu l’important rôle que jouent les valeurs en termes de cohésion sociale et du bien-être pour l’homme et sa société, elles doivent être transmises de génération en génération par un mécanisme bien adapté à cet effet. Aussi, est-il important de souligner que la transmission des valeurs ne sera efficace que lorsqu’il y a une politique nationale ou régionale chargée d’assurer la protection de ces valeurs. Même si l’on sait qu’avec la mondialisation qu’il est difficile pour cette politique nationale ou régionale de protéger un espace géographique, il est possible de prendre des mesures protectionnistes visant à règlementer le mouvement et la mise en place des mécanismes par lesquels les valeurs étrangères arrivent. L’Afrique ne bénéficiera de cette transmission « avec profit qu’en créant des structures régionales aptes à promouvoir une véritable coopération interafricaine » (Alpha et al. 39).

De ce qui précède, on peut dire que l’Afrique vit une crise de repères qui se manifeste par le dépérissement culturel de ses valeurs, surtout à cause des effets de la mondialisation et des épigones et leur contraire que crée la Covid-19 comme malaise général dans les consciences aujourd’hui. Que ce dépérissement soit rigoureusement menaçant aujourd’hui à cause du climat de tension qu’il instaure entre les aînés et les jeunes, cela nous engage à faire une prise de responsabilité en vue de lutter contre la perte de nos valeurs. Nous devons reconnaître que comme « toute autre époque de l’histoire universelle, la nôtre avance à pas de géant » (Fichte 61). Malheureusement, dans notre contexte, ce pas de géant est fait dans une crise de repères qui nous engage en termes de responsabilité. 

Conclusion

En conclusion, nous pouvons dire que les valeurs d’une communauté humaine se reconnaissent dans les normes, les cultures, les rites, les coutumes et les institutions de cette communauté. Leur diversité dépend des modes de vie de cette communauté. Au-delà de la diversité des valeurs, il y a une universalité qui est commune à toutes les cultures. « Il faut cultiver dans les esprits la conscience de ces valeurs, pour nourrir l’humus culturel de nature universelle qui rend possible le développement fécond d’un dialogue constructif » (Jean-Paul II 5). Les cultures ont chacune des valeurs spécifiques, ce qui fait d’elles des modes de production de valeurs propres à elles. La distinction fondamentale de la culture africaine qui fait d’elle une culture à part entière est la valeur accordée à la solidarité et à l’humanisme. Cette solidarité et cet humanisme, ainsi que les autres valeurs sont fragilisées aujourd’hui par la course à l’individualisme cynique due à la mondialisation qui soumet ces valeurs à une rude épreuve caractérisée par leur dépérissement culturel. Il en va de même pour la Covid-19 qui soumet les consciences à une panique générale.   

Comment sortir les valeurs africaines de cette épreuve devient une urgence afin d’éviter le monde à la dérive auquel conduit la perte de ces valeurs. Face à cette situation, des mesures doivent être prises. La tâche paraît longue et très difficile, quand on sait qu’il n’est plus possible de retourner aux valeurs africaines d’antan dans leur authenticité. Mais l’Africain doit d’abord croire en lui-même et chercher à demeurer ce qu’il est malgré son ouverture aux cultures étrangères. Il doit avoir la magie de voir grand comme l’affirme Schwartz (2015) en lui-même et savoir que les relations qui le lient aux valeurs qu’il partage ne relèvent pas de la pure contingence, mais de la nécessité en raison du lien ontologique qui le détermine. Nous devons alors adopter un comportement de discernement des valeurs étrangères, et sincèrement, « nous devons nous méfier de l’Occident qui se fait fort, aujourd’hui, de nous encourager à nous faire résolument africanistes ! Seul, il sait ce que nous y perdons » (Njoh-Mouelle 20). Aussi, peut-on dire que les valeurs offrent elles-mêmes les moyens permettant de débloquer certains cas sociaux ou d’envisager les problèmes nouveaux et imprévisibles de telle manière qu’ils profitent au bien-être de l’homme en tant que bénéficiaire du progrès. Elles n’ont pas pour rôle de briser les structures psychiques des individus, mais de leur permettre de vivre un harmonieux équilibre, tout en évitant de ces valeurs l’éclectisme qui se veut une collection de savoirs et de pratiques aliénantes. « Quand on ne perçoit pas ces cultures comme une collection de pratiques et de recettes mécaniques, elles ne s’opposent point à l’évolution des sociétés africaines : elles l’impliquent » (Alpha et al. 32)  

Travaux cités

Abalo, Miesso. Le concept de vérité chez Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Thèse de doctorat unique, Université de Lomé, 2016.

Alpha, I. Sow, Ola Balogun, Honrat Aguessy, Pathe Diagne, 1977, Introduction à la culture africaine. Aspects généraux, Paris : UNION GÉNÉRALE D’ÉDITIONS.

Descartes, René. Discours de la méthode suivi des Méditations, Paris : Bibliothèque 10/18, 1951.  

Eboussi Boulaga, Fabien., La crise du Muntu, Paris : Présence africaine, 1977.

Fichte, Johann Gottlieb., Discours à la nation allemande, Parsi, Aubier-Montaigne, 1975.

Fichte, Johann Gottlieb. La destination de l’homme, Paris : Flammarion, 1995.

Hegel, Georg Wilhelm Friedrich., Système de la vie éthique, Paris : Payot, 1992.

Heidegger, Martin. Être et Temps, Paris : Gallimard, 1986.

Jean-Paul II, « Diversité culturelle et respect réciproque », in DC 2239, (2001), p. 5.

Njoh-Mouelle, Ebénézer. Jalons II. L’africanisme aujourd’hui, Yaoundé, Éditions CLE, 1975. 

Reboul, Olivier. Les valeurs de l’éducation, Paris : PUF, 1992.   

Schwartz, David Joseph., La magie de voir grand. Fixez-vous des buts élevés …et dépassez-les, Paris : Bibliothèque nationale de France, 2015.

Seydou, Badian. Sous l’orage, Paris : Présence africaine, 1972.

Vincenti, Paul. Éducation et liberté chez Kant et Fichte, Paris : PUF, 1992.

Comment citer cet article :

MLA : Abalo, Miesso. « Esquisse d’une approche de solutions dans une Afrique en perte de ses valeurs culturelles. » Uirtus 1.2. (décembre 2021): 397-412.


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