Résumé (Étude linguistique de l’énoncé interrogatif en ébrié)

Marie Laure Adou§

Résumé : L’interrogation constitue un élément incontournable dans le discours. Les structures (syntaxiques) sous lesquelles elle se présente ne sont pas identiques dans toutes les langues. L’ébrié, langue Kwa du sud de la Côte d’Ivoire ne déroge pas à cette règle. En effet, dans ce parler, l’énoncé interrogatif admet deux structures syntaxiques possibles. Cet article se propose d’expliquer ce phénomène à travers quelques faits pertinents. Ainsi, l’interrogation, dans cette langue, est analysée suivant les différentes facettes qu’utilise le locuteur pour satisfaire ses besoins communicationnels. À cela s’ajoute une réflexion sur les lexèmes interrogatifs qui participent à la construction dudit énoncé.

Mots-clés : Interrogation, discours, ébrié, kwa, énoncé interrogatif.

Abstract: Questioning is an essential element in speech. The (syntactic) structures under which it is presented are not identical in all languages. Ébrié, the Kwa language of southern Côte d’Ivoire, is no exception to this rule. Indeed, in this speech, the interrogative utterance admits two possible syntactic structures. This article aims to explain this phenomenon through some relevant facts. Thus, the interrogation, in this language, is analyzed according to the different facets that the speaker uses to satisfy his communicational needs. To this is added a reflection on the interrogative lexemes which participate in the construction of the said statement.

Keywords : Interrogation, discourse, ebrié, kwa, interrogative sentence.

Introduction

Comme plusieurs autres procédés discursifs (tels que la focalisation et la topicalisation par exemple), les énoncés interrogatifs sont aussi des moyens utilisés pour les échanges entre individus. Plus spécifiquement, dans les langues africaines en général et ivoiriennes en particulier, l’énoncé interrogatif connaît des manifestations diverses, car il se construit en respectant une syntaxe et une morphologie bien particulières. Dans cet article, l’accent est mis sur les phrases interrogatives telles qu’elles se présentent. Dans cette langue, la structure des catégories d’interrogation (interrogation totale, interrogation partielle) mérite qu’on y jette un coup d’œil pour comprendre ce phénomène. Nous essayons d’expliquer ce type d’énoncés en nous intéressant surtout aux marqueurs interrogatifs dont se servent les locuteurs pour construire ces énoncés.

Notons d’emblée que l’ébrié a une littérature abondante sur maints sujets notamment la phonétique, la phonologie, la lexicographie, etc.  D’autres travaux sont en cours de réalisation sur diverses questions qui concernent le fonctionnement de la langue. Cependant, comme toute autre langue, il y a des domaines auxquels les chercheurs ne se sont pas encore intéressés. L’énoncé interrogatif reste l’un de ces vastes champs inexplorés. Déjà dans l’Atlas des langues Kwa de Côte d’Ivoire, Bôle-Richard «montrait comment l’interrogation fonctionne en ébrié sans toutefois aller en profondeur» (Bôle-Richard 342-343). S’agissant des marqueurs interrogatifs, cet auteur ne présente que les monèmes [bí] ‘quel’ et [àbɛ̰̀] ‘qui’. Toutes ces remarques prouvent que la question de l’interrogation dans cette langue n’a pas été beaucoup approfondie.

1. Un bref aperçu sur la langue

L’ébrié fait partie des 16 langues Kwa parlées sur le territoire ivoirien. Elle appartient, avec le mbatto (appelé aussi nghlwa), au groupe Potou, sous-groupe Tano de la grande famille Kwa. Le nom ébrié est l’appellation officielle utilisée par l’administration pour désigner la langue et le peuple. Elle est parlée à Abidjan et ses extrémités (dans 61 villages allant de Songon à Bingerville). Le peuple qui parle cette langue se nomme lui-même [Cámán] (les Ebrié) et appelle sa propre langue [cámánncân] ou [ńcân] (l’ébrié). Cette langue compte, selon Ethnologue 15 (Grimes, 2004), 75000 locuteurs. Ce nombre date du recensement général de 1989 et semble avoir doublé de nos jours.

Dans une classification proposée par Stewart (221), l’ébrié se rattache à la branche Nyo, elle-même apparentée au New-Kwa. Par ailleurs, la classification de Stewart reprise et améliorée par Williamson et Blench (18) donne les conclusions suivantes :

Arbre classificatoire proposé par Williamson & Blench

2. Problématique

Même si l’analyse et la compréhension de l’interrogation dans la plupart des langues paraissent évidentes, cela n’empêche pas que l’on y jette un regard minutieux pour en savoir davantage sur le fonctionnement de ce type d’énoncé dans les langues africaines. En l’état actuel des choses, la complexité ne se situe pas forcément au niveau de la structure syntaxique même de l’énoncé concerné, c’est-à-dire la phrase interrogative, mais plutôt au niveau des éléments grammaticaux qui participent à la construction de celle-ci. Il importe donc de s’intéresser à tout ce qui pourrait fonctionner comme pronoms et adverbes interrogatifs en ébrié. Ces constats nous amènent à tenter de résoudre les problèmes suivants :

  1. Quelle est l’ordre syntaxique réel de l’énoncé interrogatif en ébrié ?
  2. Comment se construit l’énoncé interrogatif en ébrié ?

À travers les illustrations choisies, on s’efforcera d’expliquer les manifestations de l’interrogation en ébrié.

3. Approche théorique

Cette étude ne s’enferme pas dans une théorie quelconque. Elle s’inspire surtout de modèles linguistiques distincts, quelle que soient leurs provenances, pour rendre compte des faits qui y sont exposés. En effet, en réfléchissant ainsi, nous entendons faire une large ouverture sur toute théorie susceptible de permettre l’explication aisée de l’énoncé interrogatif dans la langue. Les arguments et les hypothèses se fondent sur une démarche heuristique issue d’écrits linguistiques divers extraits de notre revue de littérature, dont la plupart des écrits se compose d’ouvrages disparates (thèses, mémoires, livres, articles etc.) sur différents sujets portant sur les langues de toutes obédiences linguistiques. Concernant la théorie adaptée à cet article, nous nous référerons principalement à Creissels (1995, 2006 vol. 1 et 2).

4. Méthode d’analyse

La méthodologie adoptée pour ce travail s’inspire de celle proposée par Bouquiaux et Thomas (1976). Ils l’ont expérimentée dans la description de plusieurs langues négro-africaines. Ils y proposent un questionnaire comprenant des données allant d’items lexicaux (de toute catégorie grammaticale) à des phrases de tout type. Ayant été adapté à l’ébrié antérieurement, ce questionnaire a beaucoup aidé notamment dans la sélection des données syntaxiques. Pour illustration, il a permis de traiter la problématique de l’interrogation en tenant compte des réflexions de (Creissels 174-177), de (Houis 58) à propos de trois langues : le bambara[1], le fon, le ngambay, ou encore celles de (Collins et Namaseb 75-83) à propos du N|uuki etc. Les données sur l’ébrié ont été recueillies avec un dictaphone de marque Shure, après quoi elles ont été transcrites à l’aide d’un ordinateur, ce qui a favorisé la création des figures acoustiques. Cette dernière étape avait pour but, la fluidité des items et des énoncés tels que prononcés par les informateurs. La majorité des données ayant servi d’illustrations, dans cet article, a été collectée entre février et avril 2021, auprès de trois locuteurs natifs (dont nous-même), tous membres du Comité Catholique des Traducteurs Tchaman (CCTT) dont le rôle est de traduire des écrits bibliques en langue. Ce comité est composé d’une trentaine de membres originaires de 25 villages Ébrié qui abritent des églises catholiques. Nous avons travaillé, tout ce temps, avec M. Honoré Gouéguy (74 ans, originaire de Blockhauss) et M. Roger N’Gbabha (63 ans, natif de Yopougon-Kouté). Notons que lors des investigations, aucune différence linguistique n’a été constatée, mais bien au contraire, la similitude des données annule, une fois de plus, l’hypothèse de l’existence d’éventuels dialectes ébrié, quand bien même quelques différences se sont fait remarquer au niveau phonologique.

La disponibilité de ces informateurs et la maîtrise de la langue dont ils ont fait preuve, ont facilité la constitution d’un corpus de 85 items lexicaux et 37 phrases (comprenant tous les types).

5. Notion d’interrogation

Selon les acceptions populaires « l’interrogation se résume à une simple action qui consiste à poser une ou un ensemble de questions auxquelles on attend des réponses. Autrement dit, c’est une phrase simple qui peut ou non débuter par un marqueur interrogatif et finir par un point d’interrogation » (Le Petit Robert 831).

L’interrogation, en tant que modalité syntaxique, modifie l’ordre canonique habituel de la phrase de départ en y insérant un contenu intonatif pour lui donner un air interrogatif.

D’une manière générale, les chercheurs sont tous unanimes sur le fait que l’interrogation est un type de phrase qui se manifeste dans un dialogue entre interlocuteurs en attente de réponses de part et d’autre. De ce fait, l’interrogation est « toujours associée à une relation de type dialogique  entre le locuteur et l’interlocuteur : l’interlocuteur est interrogé par le locuteur au sujet d’un propos. Si cette interrogation concerne la proposition entière, c’est-à-dire la relation globale existant entre les termes syntaxiques, elle sera désignée comme ‘totale’. Par contre, si l’interrogation concerne l’un ou l’autre de ses termes, l’interrogation sera désignée comme ‘partielle’» (Bonvini 43).

Par ailleurs, d’autres sous-types sont évoqués par (Creissels 170) qui parle de questions alternatives et de questions écho. La question alternative fait appel à une réponse précise (oui/non). C’est ce que (Collins et Namaseb 75) ont nommé Yes-No Questions en anglais. Dans ce type de question, le choix de la réponse est laissé à l’appréciation de celui à qui la question est destinée.

6. L’ordre canonique de l’énoncé interrogatif en ébrié

L’énoncé interrogatif, étant une phrase simple, présenter d’abord la structure basique de la phrase simple en ébrié s’avère plus qu’important. Retenons déjà que l’interrogation dérive d’une phrase normale qui, lorsqu’elle devient une question, subit des modifications. L’ordre syntaxique de la phrase simple en ébrié se présente ainsi : S/N – V/P – O/N[2] :

(1)       a.         [jípɔ̀                 lì                      nnɛ̰̀]

                        Enfant             manger.ACP    nourriture

                        ‘L’enfant a mangé la nourriture’

            b.         [jàjó     è          ló         ɉɛ́gɔ̰̀]

                        N.M     PROG aller     marché

                        ‘Yayo va au marché’  

Cet ordre peut être modifié par le locuteur en fonction de ses besoins communicationnels. Par exemple, une phrase comme Yao fait ses devoirs, dans sa forme interrogative, pourra se présenter sous les formes suivantes :

a) Que fait Yao ?

b) *Yao fait quoi ?

c) Qu’est-ce que Yao fait ?

d) Yao fait-il ses devoirs ?

Cette variation ne peut s’adapter à toutes les langues africaines. S’agissant de la langue que nous étudions, on reconnaît un énoncé interrogatif, soit par l’apparence de la marque et/ou la particule qui l’accompagnent, soit par l’intonation qui accompagne la prononciation.

Pour cet article, l’analyse de l’énoncé interrogatif ne portera que sur les questions totales et les questions partielles comme présentées dans les sections qui suivent.

6.1. Les interrogations totale et partielle

Pour formuler une interrogation en ébrié, le locuteur emploie des mots grammaticaux qui ont un rapport sémantique avec le contexte de communication. C’est-à-dire que le marqueur interrogatif utilisé dépend de la fonction des constituants (sujets et objet) de la phrase concernée. Ils assument, bien évidemment, des fonctions syntaxiques qui leur sont imparties (Nous y reviendrons ultérieurement dans des prochaines études). Pour cette étude, nous avons pu dénombrer un total de douze (12) marqueurs interrogatifs. Ce sont : [ɓɔ̀ɓé] « combien », [cíbɛ̰̀] « quand », [kábɛ̰̀] « à quelle période », [bà̰] « où », [ébí]/[bí] « quel(le), quoi, que, qu’est-ce que », [àbɛ̀]/[thabɛ̀] « qui », [bíkhɛ̰́] « pourquoi », [kà] « où », [kàlósì] « comment », [wú] « est-ce que », [nɔ̰̂] « est-ce vraiment » et [kàtɔ̰́] « quel(le) ».

Ces marqueurs font apparaître, le plus souvent, des particules interrogatives que (Houis 58) nomme « particules dicto-modales ».

À ce propos, il écrit qu’« Elles sont associées à la proposition entière, nominale, verbale ou adjectivale. Dans la plupart des cas elles se situent en position finale ». Cette définition des particules (énonciatives) est bien ce qui s’observe en ébrié. Elles apparaissent toujours en position finale et leur réalisation est tributaire du marqueur auquel elles s’adjoignent. Les deux particules interrogatives de l’ébrié sont [ɛ̀] et [é]. Sur les onze marqueurs listés, seuls les trois derniers n’exigent pas la présence de ces particules.

6.1.1. L’interrogation partielle

Une interrogation est dite partielle lorsqu’elle porte sur un terme de l’énoncé et quand elle exige la présence d’un marqueur interrogatif. La compréhension de cet énoncé nécessite l’analyse minutieuse de ses marqueurs.

  • [ɓɔ̀ɓé] « combien »

Ce marqueur fait penser à un composé formé à partir d’items morphologiquement indépendants, dont [ɓɔ̀] et [ɓé]. Seule une étude plus approfondie pourra le prouver[3]. Dans une phrase interrogative, ce mot marque tout nom (qu’il soit celui d’un humain, d’un animal ou d’une chose).

(2)       a.         [ɉɛ̀tɛ̰̄                 ɓɔ̀ɓé                ŋ́          gɛ̀                    ɛ̀]

                        Argent             INTER                       3SG     trouver.ACP    PART

                        ‘Combien d’argent a-t-il/elle eut ?’

            b.         [ńnéphā̰           ɓɔ̀ɓé                jàpò     wù                   ɛ̀]

                        personne.PL    INTER                      Yapo   voir.ACP         PART

                        ‘Combien de personnes Yapo a-t-il vu ?’

  • [cíbɛ̰̀] « quand »

Ce marqueur est une composition de deux lexèmes nominaux sémantiquement indépendants. Il est formé de [àcí][4]jour’  et [bɛ̰̀] ‘morphème de l’indéfini’. Ces éléments mis ensembles signifient littéralement un jour. Le fait qu’il fonctionne comme déterminant interrogatif n’a pas encore été bien défini jusqu’à ce jour. Nous avons remarqué que la morphologie de ce syntagme nominal (mué en marqueur interrogatif dans un contexte bien particulier) diffère en fonction de la nature de l’énoncé, et cette différence se perçoit à l’oral par l’intonation et à l’écrit par la séparation des éléments dont le marqueur se compose. Si l’énoncé est de type affirmatif ou déclaratif, [cíbɛ̰̀] s’écrira sans particule interrogative :

(3)       [cí        bɛ̰̀                    mɛ̰̀       mā̰       nó        ɓròchí]

            Jour     INDEF                       1SG     FUT    aller     Europe

            ‘Un jour j’irai en Europe’

Dans une phrase interrogative, il s’écrira en un seul mot :

(4)       [cíbɛ̰̀                mɛ̰̀       mā̰       nó        ɓròchí              ɛ̀]

            INTER                       1SG     FUT    aller     Europe                        PART

            ‘Quand vais-je aller en Europe ?’

À l’issue de ces exemples, on comprend que cet item n’est pas naturellement un marqueur interrogatif à cause de sa composition morphologique. On pourrait ajouter, pour rencherir, que sa sélection en tant que tel semble relever du choix du locuteur. Celui-ci, du point de vue diachronique, a dû créer des concepts linguistiques en tenant compte des réalités linguistiques avec lesquelles il entretient un rapport quotidien. Ce qu’on peut retenir ici, c’est que le lexème [ácí] ‘jour’ évoque l’idée du temps, du moment, de la période. On peut donc oser croire que c’est cette idée qui a amené le locuteur à l’emprunter pour constituer le marqueur [cíbɛ̰̀], ce qui pourrait se rapprocher des signifiés : à quel période ? Quel jour ? Etc. Ce marqueur a le même fonctionnement que [kábɛ̰̀] « à quelle période ».

  • [bà̰] « où, comment »

Ce marqueur peut prêter à confusion s’il n’est pas employé comme il le faut. Sous sa forme lexématique actuelle, son signifié dépend du contexte dans lequel il est employé. Au plan fonctionnel, il va se comporter tantôt comme un circonstant locatif axé (sémantiquement) sur un endroit bien précis (4b), tantôt comme un adverbe (4a) traduisant une attitude.

(5)       a.         [bà̰                   ŋ́          khɔ̄                   dì                     bíɉà̰                  ɛ̀]

                        INTER                       3SG     passer.ACP     arriver             Abidjan           PART

                        ‘Comment est-il/elle arrivé(e) à Abidjan ?’

            b.         [bà̰                   nɔ̰̄        àká      lò         è          phɛ́                  nnɔ̰́      ɛ̀]

                        INTER                       FOC    N.F      aller     PROG acheter           huile    PART

                        ‘Où Aka est-elle allée acheter l’huile ?’

Il s’agglutine souvent au morphème [nnè] qui a une valeur locative. Autrement dit, c’est une particule qui s’emploie uniquement pour exprimer l’idée de lieu. Elle s’adjoint également à certains lexèmes adverbiaux et verbaux qui expriment, eux aussi, la valeur locative. [bà̰] et [bá̰ nnè] sont en distribution complémentaire parce qu’ils n’ont pas les mêmes occurrences.

(6)       [bá̰                   nnè      hɛ̀        thè        dì                     ɛ̀]

            INTER                       LOC    2POS  père     arriver.ACP     PART

            ‘Où est ton père est-il arrivé ?’

  • [ébí] « quel(le), quoi, que, qu’est-ce que »

C’est un marqueur interrogatif qui s’associe à des entités non-humaines comme des choses, des animaux, des objets etc. Jusque-là, on ignore si le morphème qui lui est préfixé a un lien sémantique avec le prédicatif verbal de l’inaccompli [e][5].

(7)       [ébí         nnà̰mɛ̀          ɓjè         lókɔ̰̀     é           khó               ɛ̀]

            INTER   chanson       femme  DEM    PROG  chanter         PART

            ‘Quelle chanson cette femme est-elle en train de chanter ?’

Il arrive que ce marqueur perde son préfixe vocalique, mais cela n’a aucune incidence ni sur son signifié ni sur l’ensemble de la proposition.

(8)       [bí           nnɛ̰̀               nmɔ̀jà  hɛ̰̀                      mpì    ɛ̀]

            INTER   nourriture    N.F      cuisiner.ACP     hier    PART

            ‘Quelle nourriture Moya a préparé hier ?’

  • [àbɛ̀] « qui »

Ce marqueur se présente sous des formes variées en fonction du contexte dans lequel il se trouve. Il convient de faire remarquer qu’il ne s’emploie qu’avec les humains.

(9)       a.         [àbɛ̰̄       jípɔ̀                wù                   ló         nnè      ɛ̀]

                        INTER  enfant           voir.ACP         là         LOC    PART

                        ‘Qui l’enfant a-t-il vu là-bas ?’

            b.         [thàbɛ̰̄               hrā̰                   ɛ̀]

                        INTER                       véhicule          PART

                        ‘À qui appartient le véhicule ?’

  • [bíkhɛ̰́] « pourquoi »

Comme on le voit, cette marque interrogative est la composition de [bí] « quel, que, quoi » et du morphème [khɛ̰́] « que, qui, dont » servant de pronom relatif dans la langue.

(10)     [bíkhɛ̰́[6]             áɉìtɛ̰̀     è           lú                   khwɛ́    ɛ̀]

            INTER                       N.M     PROG  prononcer      cri        PART

            ‘Pourquoi Adjitin crie ?’

Il apparaît souvent avec le lexème [hɛ̰́thé] qui s’insère entre [bí] et [khɛ̰́]. Ce lexème, en effet, intervient habituellement dans la proposition causale. Pour ce faire, nous avons choisi de le gloser ‘à cause de’. Ainsi, l’énoncé en (8) peut aussi se présenter sous la forme suivante :

(11)     [bí                    hɛ̰́thé    khɛ̰́       áɉìtɛ̰̀     è           lú                   khwɛ́    ɛ̀]

            INTER                       cause   REL    N.M     PROG  prononcer      cri        PART

            ‘Pourquoi Adjitin crie ?’ Lit. Pour quelle Adjitin a-t-il crié ?

  • [kà] « où »

Dans un premier temps, le souci de comprendre la différenciation entre [bà̰]/[bá̰nnè] et le marqueur [kà] s’impose. De prime abord, notons que le «  » qu’on trouve en français ne change pas de forme, alors que sémantiquement, il fonctionne tantôt comme pronom relatif, tantôt comme adverbe interrogatif, tantôt comme une simple locution adverbiale. En ébrié par contre, cette différence est très bien perçue tant au niveau sémantique que morphologique. Pour comprendre donc ce phénomène, il faudra chercher à savoir le terme sur lequel porte la question. Comme on le remarque en (4a, b) et (5), l’interrogation porte sur un lieu ou un endroit donné. Par exemple, [bà̰]/[bá̰nnè] va référer à « où » dans la phrase (où as-tu acheté ton vélo ?)Mais, on utilisera [kà] lorsque l’interrogation va porter sur un élément qui se trouve à un endroit précis :

(12)     [kà                   mɛ̰́       mìsìklɛ̂            è]

            INTER                       3POS  bicyclette        PART

            ‘Où est sa bicyclette ?’

  • [kàlósì] « comment »

Ce marqueur est aussi composé (morphologiquement) de trois termes à savoir : [kà] « où », [ló] « DEF » et [sì] « lieu, endroit ». Ces termes pris séparément peuvent constituer un énoncé à part entière.

(13)     [kà                   ló         sì                     è]

            INTER                       DEF    endroit            PART

            ‘Où est l’endroit en question ?’

Mais mis ensemble, ils vont se comporter comme un marqueur interrogatif remplissant une fonction d’adverbe de manière (Hamon 89-90).

(14)     [kàlósì             kùthwá̰             khɔ̀                   lì          làwò                è]

            INTER                       N.M                passer.ACP     être      prêtre              PART

            ‘Comment Koutouan est-il devenu prêtre ?’

  • [kàtɔ̰́] « quel(le) »

On peut aussi constater ici que ce marqueur est composé de deux lexèmes autonomes dont [kà] « où » et [tɔ̰́] « façon d’être ». Notre argument est soutenu par le fait que [kàtɔ̰́] peut être un énoncé entier comme [kàlósì].

(15)     [kà         tɔ̰́][7]

            INTER  façon d’être

            ‘De quelle façon est (telle chose) ?’

D’ordinaire, ce morphème marque les lexèmes se rapportant aux réalités abstraites comme le patronyme. Il faut ajouter qu’il n’apparaît qu’avec le verbe [lí] « manger » souvent utilisé comme le verbe être (cf. exemple 13)

(16)     [mɛ̰́      ɉɔ̀         hɛ̰́        lī                      kàtɔ̰́]

            3POS  ami      nom     être.ACP         INTER

            ‘Quel est le nom de son ami ?’

Après avoir passé en revue les morphèmes et lexèmes qui servent de marqueurs interrogatifs dans la construction de l’interrogation partielle, le point qui va maintenant suivre s’intéressera à l’interrogation totale en ébrié.

5.1.2. L’interrogation totale

Une interrogation est dite totale lorsqu’elle porte sur l’ensemble de la proposition. Comme dans toutes les langues, elle se manifeste d’ordinaire par l’élévation du contour intonatif qui se manifeste par une montée de la voix de celui qui parle. Etant donné la difficulté de la distinguer d’une phrase affirmative en ébrié, nous avons sollicité l’aide des schémas ci-dessous :

(17)     [sìɉɛ̀     thà̰dì                m̀pì]

            N.F      sortir.ACP       hier

            ‘Sidjé est sortie hier’

Les différentes variations de l’énoncé ci-dessus sont représentées par les schémas ci-dessous :

Figure 1 : Représentation de l’exemple (16) : affirmation « Sidjè est sortie hier. »

 (a)

Sur l’image, on peut remarquer que la courbe mélodique de la voix est stable. A ce niveau, il y a absence d’intonation. Il s’agit donc là d’une simple affirmation.

Figure 2 : Représentation de l’exemple (16) : interrogation « Sidjè est-elle sortie hier ? »

(b)

Contrairement au premier schéma, celui-ci montre une courbe mélodique plus haute que la première, ce qui prouve que le locuteur parle sur un ton différent. Il s’agit là d’un énoncé interrogatif.

Par ailleurs, l’interrogation totale, dans cette langue, se construit avec les morphèmes [wú] et [nɔ̰̂]. Pour approfondir l’analyse de cet énoncé, il nous a paru utile de réutiliser l’illustration (16) tout en y ajoutant les deux marqueurs concernés. Cela a donné les phrases ci-après :

(18)     [wú                  sìɉɛ̀      thà̰dì                m̀pì]

            INTER                       N.F      sortir.ACP       hier

            ‘Sidjé est-elle sortie hier’/’Est-ce que Sidjè est sortie hier’

Après les avoir analysés avec le logiciel, les spectrogrammes fournissent les conclusions suivantes :

Figure 3 : Représentation de l’exemple (17)

Dans ce qui précède, la courbe mélodique est très élevée à cause de la hauteur tonale du marqueur [wú] qui donne la preuve visible de l’intonation. Il s’agit bien d’une question totale dans ce cas, sauf que le contour intonatif est provoqué par le morphème interrogatif. Il semble que les mêmes faits se produisent avec la marque [nɔ̰̂]. Vérifions ! (cf. exemple 18 ci-dessous).

(19)     [sìɉɛ̀     thà̰dì                m̀pì      nɔ̰̂]

            N.F      sortir.ACP       hier      INTER

            ‘Sidjé est-elle vraiment sortie hier’

Figure 4 : Représentation de l’exemple (18)

À partir du schéma ci-dessus, nous pouvons faire l’hypothèse que toutes les interrogations totales de l’ébrié se rejoignent. Car hormis le marqueur, on peut constater une ressemblance presque nette des figures 2 et 4.

Conclusion

Il ressort de cette étude que l’énoncé interrogatif se présente sous deux formes distinctes en ébrié. Premièrement, l’interrogation partielle se manifeste par l’apparition de pronoms et adverbes interrogatifs assortis de particules énonciatives qui marquent la fin de la proposition. Deuxièmement, l’interrogation totale est en général une phrase affirmative qui se traduit par une intonation. Cependant, en ce qui concerne l’ébrié, ce deuxième type d’interrogation fait apparaître deux marqueurs (cf. exemples 17 et 18) soit en début soit en fin d’énoncé. Par ailleurs, il faut retenir que les déterminants interrogatifs laissent entrevoir des morphologiques aussi diverses que particulières. Certains d’entre eux tels que cíbɛ̰̀, kábɛ̰̀, kàtɔ̰́, kàlósì sont en réalité des lexèmes nominaux.

Au regard des faits précédemment analysés, nous pouvons conclure que l’énoncé interrogatif en ébrié a deux structures syntaxiques possibles selon la catégorie à laquelle il appartient. Quand il est partiel, il aura la structure suivante : INTER – S/N – V/P – C/N. Et quand il est total, le marqueur va se mettre en final : S/N – V/P – C/N – (INTER).

Travaux cités

Ameka, Félix. (1998). Particules énonciatives en Ewe. « in Faits de Langues » n° 11-12, pp.179–204.

Bôle-Richard, Rémy. (1982). L’Ébrié. in Georges Hérault (dir.) « Atlas des langues kwa de Côte d’Ivoire ». Tome 1, Abidjan : ACCT, ILA, pp.307–57.

Bonvini, Emilio. (1988). Prédication et énonciation en Kasim. Paris : « Sciences du langage » Centre National de la Recherche Scientifique.

Bouquiaux, Luc & Thomas, Jacqueline. (1976). Enquête et description des langues à tradition orale: lenquête de terrain et analyse grammaticale. Tome 1. Paris : « SELAF ».

Choi-Jonin, Injoo & Delhay, Corinne. (1998). Introduction à la méthodologie en linguistique: Application au français contemporain. Strasbourg: «Presses Universitaire».

Collins, Chris & Namaseb, Levi. (2011). A Grammatical Sketch of N|uuki with Stories. Köln : « Rüdiger Köppe ».

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Comment citer cet article :

MLA : Adou, Marie Laure. « Étude linguistique de l’énoncé interrogatif en ébrié ». Uirtus 2.1. (avril 2022): 195-211.


§ Université Félix Houphouët-Boigny / [email protected]

[1] Le bambara est une langue Mandé parlée principalement au Mali, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, en Guinée (Conakry), au Sénégal et en Gambie. Le fon est une langue du groupe Kwa (Gbé) à cheval entre le Togo et le Bénin. Le ngambay est une langue Nilo-Saharienne parlée au sud-ouest du Tchad, au nord-est du Cameroun et dans l’est du Nigéria. Quant au N|uuki, c’est une langue de la famille Khoisan parlée dans le nord de l’Afrique du Sud.

[2] S (sujet), V (verbe), P (prédicat), C (Complément) et N (nominal). Le terme « nominal » prend en compte, et les noms, et les circonstants locatifs, temporels et de manière. Nous tenons ce terme de Houis (1977, 1980, 1981).

[3]Pour l’heure, on peut faire l’hypothèse que l’unité [ɓɔ̀] de ce monème se rapprocherait où émanerait (pourquoi pas ?) du verbe [ɓɔ́] qui signifie casser ou ajouter dans certains contextes. Le signifié de cet item est bien perçu dans les énoncés suivants :

a.             [ádònɛ̰̄                    è                              ɓɔ́           ndàgrá]

                               Métal                      PROG                    casser      rouille

                               ‘Le métal se rouille’

                b.            [wò         bɔ̰̀                           ɉɛ̀tɛ̰̄                         ɓɔ̀                           thò]

                               3PL         cotiser.ACP           argent                     ajouter.ACP           sur

                               ‘Ils/elles ont levé une grande cotisation’

                               Lit. Ils ont ajouté sur la cotisation qu’ils ont levée

Quant à [ɓé], il semble que c’est le même qu’on retrouve dans [ɓɓé] ‘beaucoup, plusieurs’ qui peut se redoubler pour donner [ɓɓɓé] ‘innombrable’. Ce monosyllabe renvoie à l’idée de quantité. De ce fait, on pourrait postuler, dans l’état actuel de la langue, que le marqueur [ɓɔ́ɓé] s’apparente à [ɓɓé] dans la mesure où il marque tout énoncé qui rime avec l’idée de quantité.

[4]Certains mots ébrié sont intrinsèquement marqués de morphèmes préfixaux [à, á, ɛ̰̀, ɛ̰́] qui peuvent s’élider ou s’amuïr au contact d’autres voyelles. Ainsi le syntagme nominal /jàjó+àhra̰᷆/ deviendra [jàjó hra̰᷆].

[5] En ébrié, le progressif et le futur proche sont marqués par le morphème [e]. Il se réalise haut ou bas en fonction du ton du verbe qu’il marque (Dido 178).

[6] Le morphème [bí] peut être marqué par son préfixe vocalique (cf. exemple 6) lorsqu’il s’adjoint au pronom relatif [khɛ̰́].

[7] À la question (14), le locuteur a le choix entre les réponses suivantes :

a.             [á             ɲɔ̰̀]

                               3SG        être bon

                               ‘Tout va bien’ Lit. C’est bon

                b.            [á             ɲà̰]

                               3SG        être mauvais

                               ‘Rien ne va’ Lit. C’est mauvais