Pays konkomba, un exemple emblématique de la fréquentation problématique de l’école coloniale au Togo (années 1930-1960)
Abaï Bafei§
Résumé : Après la conquête et avec la mise en place des structures administratives allemandes et françaises, les colonisateurs vont incarner la domination, la coercition et l’arbitraire. Outre les opérations de conquête militaire et de pacification du pays konkomba, notamment celle menée par von Massow, plusieurs d’autres raisons économiques et culturelles ont participé à rendre ce peuple réfractaire à l’école. Face à la méfiance et la réticence des Konkomba, l’administration n’hésita pas à faire usage de la force. Mais les recrutements coercitifs d’élèves se sont révélés inefficaces et ont peu influé sur la fréquentation scolaire. Cet article analyse la problématique fréquentation scolaire en pays konkomba puis décrit les stratégies de l’administration française pour imposer l’école aux Konkomba des années 1930 à 1960.
Mots-clés : Pays konkomba, fréquentation problématique, école coloniale, Togo.
Abstract: After the conquest and with the set up of the German and French administrative structures, the colonizers are going to embody the domination, the coercion and arbitrariness. Besides the operations of military conquest and pacification of the country konkomba, notably the one led by von Massow, several of other economic and cultural reasons participated in to return this recalcitrant people in the school. Before the distrust and the reticence of the Konkomba, the administration didn’t hesitate to make use of the force. But the coercive recruitments of pupils were revealed inefficient and influenced little on the school company. This article analyzes the problematic school company in country konkomba then described the strategies of the French administration to impose the school to the Konkomba of the years 1930 to 1960.
Keywords: Country Konkomba, Problematic Company, Colonial School, Togo.
Introduction
Les populations togolaises, pour diverses raisons sont restées réticentes face à l’école des Blancs jusqu’aux années 1950 et 1960. C’est le cas de celles du pays Konkomba[1] habitant la zone comprise entre la rivière Kara au sud, le koumongou au nord et la rive gauche de l’Oti (Yanabo 9). À la veille de l’indépendance, l’administrateur R. Cornevin remarquait que dans certains cercles du Nord, notamment pour les cantons konkomba, l’administration était obligée d’user de contrainte pour que les enfants fréquentent l’école (Cornevin 336 ; Baféi 7).
Qu’est-ce qui justifie la réticence des Konkomba à scolariser leur progéniture et comment l’administration française est-elle parvenue à imposer l’institution scolaire ? Cette interrogation fondamentale se subdivise en deux questions subsidiaires. Quelles sont les raisons qui justifient la fréquentation problématique de l’école coloniale après la difficile conquête du pays konkomba de 1897 aux années 1930 ?Par quelles stratégies de l’administration française est-elle parvenue à imposer l’école aux Konkomba des années 1940 à 1960 ?
Par cette problématique, l’article analyse la problématique fréquentation scolaire en pays konkomba puis décrit les stratégies de l’administration française pour imposer l’école aux Konkomba des années 1930 à 1960. En effet, la singularité de la fréquentation scolaire à Dankpen réside dans les raisons du refus de l’école et les stratégies adoptées par l’administration coloniale afin de lutter contre les réticences des Konkomba.
Pour répondre à la préoccupation posée, la lecture de la littérature sur le pays konkomba et surtout la consultation des archives nationales du Togo s’est avérée nécessaire. L’analyse et la critique des informations ont permis de structurer l’article autour de deux points principaux à savoir : de la difficile conquête à la contestation de l’école du Blanc (de 1897 aux années 1930),les stratégies de l’administration française pour imposer l’école aux Konkomba (années 1940 et 1960).
1. De la difficile conquête à la contestation de l’école du Blanc en pays konkomba (de 1897 aux années 1930)
La brutale rencontre entre colonisateurs et Konkomba a eu des répercussions sur leurs rapports ultérieurs créant chez les seconds une mauvaise perception de l’école du Blanc.
1.1. Conquête militaire du pays konkomba et mauvaise image du Blanc et de son école
Sans revenir sur les détails des opérations de conquête militaire et de pacification du pays konkomba, notons que les répressions des Konkomba, notamment celle menée par von Massow ont participé à rendre ce peuple réfractaire à l’école. Après von Carnap Quernheimb en mai 1896 qui fit le premier l’expérience du caractère belliqueux des Konkomba, le Dr Grüner connut, en décembre de la même année, un échec cuisant, une situation tragique et mit le pays konkomba en ébullition. C’est finalement le Lt von Massow qui prit le temps de préparer une expédition qui vint à bout de la rébellion. Après avoir réceptionné une mitrailleuse en provenance de Berlin, il mena deux expéditions, l’une en novembre et l’autre en décembre 1897, pour soumettre le peuple konkomba. Mais la soumission des Konkomba ne fut jamais définitive malgré les apparences. La guerre de 1914 qui devait changer les données en divisant les Konkomba, a fait évoluer peu de choses. Dans la partie du territoire confiée aux Français, la tâche fut rude pour les nouveaux maîtres. Ils durent en effet procéder à une nouvelle conquête (Tcham 86-89 ; Ali Napo 255-263).
À en croire R. Cornevin (237-238), le pays konkomba à cheval sur les deux Togo donnait parfois de la tablature. Des tournées de police sont fréquemment nécessaires pour faire rentrer l’impôt et empêcher des vendettas trop meurtrières. En février-mars 1923, une tournée de police est organisée par le lieutenant Labadie en secteur konkomba. En 1935, on constate une recrudescence de rixes meurtrières entre clans[2] ; le lieutenant Massu est envoyé en avril 1935 et reste en pays konkomba jusqu’en juillet 1936. Il y installe deux postes : l’un à Nawaré, l’autre à Kidjaboun. Par des tournées incessantes, il donne l’impression d’être partout à la fois. Les strophantus sont méthodiquement détruits, trois tonnes de pointes de flèches récupérées sont fondues à Sokodé.
Après la conquête et avec la mise en place des structures administratives allemandes et françaises, les colonisateurs vont incarner la domination, la coercition et l’arbitraire. En effet, l’utilisation de la répression systématique avait permis aux Allemands et aux Français de soumettre effectivement les populations (Baféi 591).Tout comme la prison, l’école étant établie par le colonisateur et les missionnaires, donc les oppresseurs ; elle était jugée trop contraignante (Napala 666). Du coup, l’école du « Ba-Touré » (Fröelich 77) prit, dans ce contexte, l’image d’un instrument d’oppression, de contrainte qu’il faut à tout prix éviter. Pour le peuple konkomba, « (…) le combat n’a pas cessé encore. L’école étrangère est la forme nouvelle de guerre que nous font ceux qui sont venus, (…). L’école nouvelle participait de la nature du canon et de l’aimant à la fois. Du canon, elle tient son efficacité d’arme combattante. Mieux que le canon, elle pérennise la conquête » (Kane 47 ; 60). D’autres considérations d’ordre économique et culturel vont réconforter les parents konkomba et leurs enfants dans leur résistance à l’école.
1.2. Les raisons économiques et culturelles
Les raisons économiques et culturelles justifiaient la mauvaise fréquentation de l’école en pays konkomba. Dès 1924, l’administration coloniale française, décrivant la vie économique au Togo, fit cette remarque sur les régions de l’intérieur en ces termes :
Mais, si dans certaines régions du Territoire, l’influence européenne a abouti à une évolution des conditions économiques, et par suite sociales, de la vie de l’indigène, la masse des cultivateurs de l’intérieur du pays a été jusqu’ici encore peu touchée. Or, c’est dans cette catégorie d’indigènes qu’est l’avenir, c’est elle qui détient la vraie richesse, celle qui s’assied sur des bases solides et qui fait la force et la stabilité d’un pays, c’est donc cette masse d’indigènes qu’il faut atteindre[3].
Cette déclaration soulève une question cruciale : comment atteindre et toucher, par le biais de l’école, cette masse d’agriculteurs de l’intérieur (cercles du Centre et du Nord) chez qui l’éducation des enfants est axée sur les besoins économiques immédiats de la société ? Ou comment arracher à ces agriculteurs la génération montante qui est la force de travail pour faire d’elle des auxiliaires de la colonisation ? En effet, la nette différence entre l’école et l’éducation endogène entraîne irrévocablement un manque à gagner pour les agriculteurs et éleveurs du Nord-Togo dont font partie les Konkomba.
La mentalité largement répandue qui veut que l’enfant qui va à l’école soit considéré comme perdu pour la famille et le dénouement économique total de la population, n’ont pas été des facteurs favorisants d’une éducation scolaire collective. S’il est vrai que l’utilité de l’école était ignorée, il n’en demeure pas moins vrai que cette école était aussi en contraste avec les réalités socio-économiques de la région (Baféi 84). Autant d’enfants à l’école, c’est autant de perte en main d’œuvre ; on assiste à une résistance du milieu social à l’encontre de cette institution importée dont les adultes ne saisissent vraiment, ni la raison d’être, ni la portée.
L’autre raison qui explique le refus de l’école est d’ordre religieux et culturel : la préservation de l’identité des enfants. L’administration coloniale française écrivait dans son rapport de 1924 ce qui suit :
La caractéristique dominante de sa vie intellectuelle est la terreur religieuse. Cette terreur (…) tendra à disparaître avec le temps. Certes, le fétichisme est l’ennemi de toute civilisation, il est la manifestation concrète de l’obscurantiste au bénéfice de quelques exploiteurs de la crédulité publique. Mais nous possédons des armes pour combattre cet adversaire. C’est l’enseignement avec tout son cortège d’avantages (…)[4].
L’éducation à l’occidental fut donc le moyen le plus efficace d’aliénation des populations togolaises. Elle œuvra à l’effacement de la mémoire culturelle des peuples à travers l’interdiction d’utiliser les langues maternelles dans l’enseignement. D’ailleurs, les missions chrétiennes n’ont jamais caché leur vision selon laquelle l’école était un puissant moyen d’évangélisation. De là, confondre école et église, il n’y avait qu’un pas, qui fut vite franchi par les adeptes des religions traditionnelles qui, pour garder leurs adeptes, empêchaient leurs enfants d’avoir accès à l’école (Gayibor 389). Cette raison était bien connue de l’administration coloniale française qui, dans son rapport annuel de 1947, explique que nombreuses sont les écoles où il faut encore faire une pression constante sur les autorités locales autochtones pour obtenir une fréquentation satisfaisante. Le rapport précise qu’« on pourrait voir une raison de cette phobie de l’école dans le fait que les prêtres de la religion traditionnelle, craignant la « christianisation » de la jeunesse instruite, font pression sur les enfants et les familles »[5].
Enfin, la distance constituait l’autre raison qui explique l’attitude des Konkomba.
1.3. La distance, une autre raison du refus de l’école coloniale
D’après une étude de A. Baféi (92), les écoles, qu’elles soient publiques ou confessionnelles étaient implantées à compte-gouttes, sur mesure et au gré du colonisateur. Car faut-il le rappeler, l’ouverture des écoles s’est effectuée selon les stratégies ou les préoccupations hégémoniques du colonisateur ainsi que la recherche d’une « mise en valeur » économique du territoire. Les écoles étaient, par conséquent, rares dans les milieux ruraux, voire urbains. Les élèves parcouraient de longues distances avant d’accéder à l’école la plus proche. Or, il est généralement démontré que la multiplication des écoles est un facteur qui permet de vaincre les réticences.
En effet, tout comme chez les autres groupes ethniques de la région, les Konkomba justifient leur refus de scolariser les enfants par la distance. S’il est vrai que les Konkomba manquaient de volonté (puisque les jeunes étaient cachés), la distance que devaient parcourir les enfants contre leur gré, était aussi une réalité irréfutable. La première école étant créée à Guérin-Kouka à 27 km de Namon et 28 km de Kidjaboun, les parents n’ont personne sur place chez qui loger leurs enfants (Pécla 93). D’ailleurs, l’administration coloniale, décrivant la réticence des cercles du Centre et du Nord en matière de fréquentation scolaire, a relevé le problème posé par la distance. Selon elle, la raison de la réticence des populations du Centre et du Nord « réside aussi dans le fait que l’organisation ancienne de l’Enseignement arrêtait au cours élémentaire 1e ou 2e année la formation scolaire donnée dans les villages. L’enfant qui désirait poursuivre des études et obtenir un diplôme devait quitter son village, et poursuivre à la ville l’enseignement jusqu’au certificat d’études »[6].
Face à la méfiance et la réticence des Konkomba, l’administration n’hésita pas à faire usage de la force.
2. Les stratégies de l’administration française pour imposer l’école aux Konkomba (années 1940 et 1960)
Par quelles stratégies l’administration française tenta-t-elle de contraindre les Konkomba à fréquenter l’école ?
2.1. Des recrutements coercitifs d’élèves
L’école de Guérin-Kouka tout comme celle de Kabou est créée normalement en 1929 en plein crise économique sous l’appellation de « l’école rurale », pour la seule raison qu’on y enseigne moins de matières par rapport à celle de Bassar. Considéré comme un milieu hostile et difficile de pénétration pour les européens, le pays konkomba est longtemps privé d’école. La première école coloniale date de l’époque française (Assima-Kpatcha 206). En effet, l’arrêté n° 494 du 12 septembre 1929 donne droit à la création de l’école en pays konkomba. C’est la toute première école avec pour enseignant Wilson (Agba 150).
Mais implantée contre le gé des populations, l’école ne bénéficia pas du soutien de ces populations. Ainsi, cette école fut officiellement fermée le 15 juillet 1931 (Assima-Kpatcha 206) pour plusieurs raisons. D’après O. Yanabo (33-34), l’une des raisons réside dans les effets de la crise économique de 1929 et dans le manque de soutien financier et matériel de la population konkomba. Il est évident que les mesures restrictives se fassent sentir plus à Guérin-Kouka où l’école n’était qu’à ses débuts. Cette fermeture serait due aussi aux guerres tribales dont l’ampleur a effrayé l’enseignant qui ne se sentait pas en sécurité et qui a préféré fuir le milieu. L’autre raison fut la fuite de l’unique enseignant qui a mortellement tabassé un élève lors d’une séance d’enseignement. Les Konkomba ont trouvé une aubaine suite au décès de cet élève pour manifester leur mécontentement contre le colonisateur. Quoiqu’il en soit, l’administration a évoqué la mauvaise fréquentation[7] pour justifier sa décision. Il faut donc attendre 1936 pour que Pierre Kpanou vienne ouvrir de nouveau les portes de l’école (Agba 150).
Mais peu de changements ont été constatés à sa réouverture. L’école perturbait le système harmonieux dans lequel vivaient les Konkomba. Conservateurs, ils voulaient prémunir leur culture de toute influence étrangère. Par conséquent, ils s’opposèrent radicalement à la scolarisation de leurs enfants. Jusqu’aux années 1940, l’administration éprouvait des difficultés à recruter les élèves en dépit des efforts d’implantation de deux nouvelles à partir de 1945 dans le milieu : une à Bapuré et l’autre à Namon (Yanabo 36). Parmi les instituteurs affectés du Dahomey, on envoya M. Pierre Kpanou en 1936 à Guérin-Kouka pour recruter les premiers élèves. En cinq ans, le maître n’a pas pu recruter un grand nombre, moins d’une centaine d’élèves (Agba 150). En 1942, sur 65 élèves à fournir pour l’école de Guérin-Kouka, il eut seuls 14 ont été fournis. En 1943, alors le nombre d’élèves à fournir était fixé à 70, le chargé de l’école n’avait eu que 27, tous anciens élèves, aucun nouveau ne s’étant présenté (Yanabo 39-40). Dans ce contexte, les parents qui ne manquent pas de prétextes, furent contraints de scolariser leurs enfants.
C’est ainsi qu’en 1944, lorsque Kpatchil Gbégbéni tenta d’empêcher son fils Robert Nanamalé Gbégbéni de continuer ses études à Bassar pour cause d’éloignement, des gardes-cercles, dépêchés depuis la petite garnison de Naware, étaient venus le chercher pour l’enfermer en prison. C’est donc la contrainte que l’Homme blanc a trouvé pour que le petit garçon puisse aller à Bassar, où on le fait escorter directement par un soldat (Agba 150). Quant aux élèves absentéistes, ils sont brutalement corrigés. À titre illustratif, à Nanpoch (dans la préfecture de Dankpen), le recrutement forcé avait causé la mort d’un élève fugitif dans la brousse. Téhoul Biyir[8] se souvient qu’en avril 1949, on était venu chercher son oncle Goul Tichak après une absence. Craignant la bastonnade, ce dernier monta dans l’arbre avant de prendre la clé des champs pour ne jamais revenir. On apprit sa mort quelque temps après dans la brousse. C’était au temps du directeur Linousse et de son adjoint D’almeida Didier.
Face à la brutalité exercée sur les Konkomba et surtout à l’inefficacité de la coercition dans le recrutement des enfants, l’administration fit un rappel à l’ordre, notamment aux moniteurs. À un moniteur de l’école de Bapuré[9], le chef de la subdivision de Bassari[10]demandait de réduire « au strict minimum les corvées » car dit-il, « les Konkombas n’aiment pas la contrainte[11] ». Pour venir à bout de la résistance des Konkomba, l’administration dut changer le fusil d’épaule.
2.2. La multiplication des écoles et le recrutement de Nanamalé Gbégbéni comme modèle (1946-1960)
Afin de réduire la réticence des Konkomba, le chef de la subdivision de Bassari, M. Darnois, attirait le 5 juillet 1945, l’attention du commandant de cercle de Sokodé sur la suggestion faite par Monsieur Ekoué, directeur de l’école régionale de Bassari (Bassar), demandant la création, en 1946, de nouvelles écoles. Son analyse portait sur la distance que parcouraient les enfants des villages environnant Bassari. À cet effet, il écrit : « En pays konkomba, je proposerai la création d’un cours préparatoire à Bapuré, Djepil et Kidjaboun. La création de ces centres scolaires aurait l’avantage de moins dépayser les élèves débutants et éviterait les perpétuelles évasions de l’école de Guérin-Kouka »[12]. La période de 1946 à 1960 fut marquée par d’importants efforts de multiplication d’écoles. Au cours de l’année 1947, les écoles de Namab et Kidjaboun furent créées. En 1950 et 1951, Nawaré et Nandouta furent respectivement dotés d’écoles. De toutes ces écoles, seule celle de Guérin-Kouka avait le cours élémentaire en 1948 et le cours moyen en 1950. L’évolution du nombre d’écoles était accompagnée de celui des effectifs des élèves. Évoluant en dents de scie, les effectifs de toutes écoles du pays konkomba étaient de 500 élèves en 1956 avant de chuter à 431 au cours de l’année 1959-1960 (Yanabo 45-46).
L’autre stratégie adoptée par le pouvoir colonial fut de faire de Nanamalé Gbégbéniun modèle de réussite. Ce dernier quitta alors l’école normale de Togoville à l’âge de treize (13) ans pour commencer en décembre 1948 un stage accéléré de monitorat pour une durée de deux (2) ans à Sokodé. Face à la persistance de la résistance à l’institution scolaire, le gouverneur Jean Noutary envoya le commandant du cercle d’Aného, Jean-Louis Bérard, chercher le jeune élève konkomba (Nanamalé Gbégbéni) pour retourner à Guérin-Kouka dans le but de devenir un enseignant puisque, dit-il, les Konkomba « répugnent plus que jamais à aller à l’école du Blanc. Il faut donc fabriquer un exemple, il faut un pionnier » (Agba 151). Pour les Français, les Konkomba seront peut-être plus compréhensifs s’ils voient un fils du pays réussir dans la vie. La fonction de l’enseignant étant la plus prestigieuse dans le Nord-Togo en ce temps-là, Nanamalé Gbégbéni est immédiatement devenu maître d’école.
En 1948, Robert Nanamalé Gbégbéni est nommé moniteur à l’école primaire publique de Guérin-Kouka. À cette époque, cette école ne compte que deux classes : le CP 1 et le CP 2 jumelés et la section élémentaire tenue par le nouveau directeur de l’établissement au nom de Linus Dantsé. Alors, il a, à sa charge, le cours préparatoire où il enseigne certains élèves plus âgé que lui[13] (Agba 152).
À la rentrée de septembre 1954, Robert Nanamalé devint directeur de l’école de Guérin- Kouka. Il prend rapidement l’initiative d’inscrire ses jeunes frères d’une manière loyale. Il met fin à l’usage de bâton qui vise à ramener un élève à la raison. Pour lui, la bastonnade est la cause même de l’école buissonnière. Il ordonne ensuite à ses collègues enseignants de ne plus soumettre les élèves aux sévices corporels. Mais cette décision n’est pas synonyme d’un laisser-aller, car « à l’école où il était le seul Konkomba, Nanamalé Gbégbéni fut l’élément régulateur de la discipline rigoureuse d’antan[14] ».
Désormais Nanamalé devient le titulaire de la classe de CM 2, classe dans laquelle il retrouve tous ses élèves de CM 1. À l’examen du CEPE 1954, l’école primaire de Guérin-Kouka a obtenu le bon pourcentage de réussite du centre : sur huit (8) élèves inscrits dans la classe de CM 2, un seul élève a échoué, et six (6) élèves sont parmi les dix (10) premiers du centre. Nanamalé Gbégbéni s’est attelé à la formation de ses frères konkomba (jeunes comme les âgés). Chaque soir, après les cours officiels, il organise les cours de nuit pour les adultes et une répétition aux élèves déjà inscrits et à la fin de chaque séance, il raconte aux apprenants des histoires qui leur permettent d’avoir l’amour pour les études. Par ailleurs, il organise les séances de match inter-village afin d’amener l’union et la fraternité au sein de la population de Guérin-Kouka (Agba Nikabou 39).
Conclusion
En définitive, la mauvaise perception de l’école résultante en partie de la conquête militaire, le contexte socioéconomique et culturel très peu favorable à une éducation populaire, les sévices corporels et la rareté des établissements scolaires en pays konkomba n’ont pas prédisposé les populations de cette région à accueillir avec enthousiasme l’école moderne. Le pays konkomba, après avoir résisté à la colonisation allemande puis française, rejette l’école de l’homme blanc. Le travail de scolarisation n’étant pas entrepris assez tôt, les populations n’ont pas hésité à mettre sur le même pied d’égalité la prison (lieu de torture) et l’école (lieu de bastonnade, d’humiliation des enfants).
Face au refus des parents d’inscrire leurs enfants à l’école importée, l’administration coloniale française, en accord avec les missionnaires, mit sur pied des stratégies pour imposer l’école. Coercitives au départ, celles-ci ont été contreproductives puisque les populations n’ont pas manqué des moyens de ruse pour continuer par résister à l’école, la « chose du Blanc ». L’administration procéda à la multiplication des écoles afin de vaincre les réticences. Elle choisit aussi de faire de Nanamalé Gbégbéni un enseignant pour servir de modèle au peuple konkomba. L’influence de Nanamalé Gbégbéni sur les mentalités konkomba a été certaine à partir des années 1940 du fait de la valeur d’exemplarité qu’il représentait à cette époque. En plus des campagnes de sensibilisation en faveur de la scolarisation, il organisait des séances de répétition à l’endroit des élèves. Nanamalé Gbégbéni lutta également contre la violence, notamment les sévices corporels en milieu scolaire.
Le 7 novembre 1960, la mise sur pied d’une association des parents d’élèves pour assurer le bon fonctionnement et le progrès de l’école à Guérin-Kouka témoigne d’une évolution de mentalités en matière de scolarisation.
Travaux cités
Agba, Kondi Charles Madjome. Le commandant de cercle de Bassar, Éditions Haho, 2002.
Agba Nikabou, Balikou. Histoire de vie Robert Nanamalé Gbégbéni (1933-2008),
mémoire de maîtrise en histoire, Université de Kara, 2013.
Ali Napo, Pierre. Le Togo de l’époque allemande. Fondation, gestion administrative et condition des Autochtones, Éditions Saint-Augustin Afrique, 2020.
Assima-Kpatcha, Essoham. « L’intégration du Togo septentrional au système scolaire colonial 1912-1960 », TCHAM Badjow & TCHAMIÈ K. Thiou, 2000 : L’intégration de l’hinterland à la colonie du Togo. Actes du colloque de Lomé (22-25 mars 1999) ; Collection « Patrimoines » n°10, Presses de l’UB, Lomé, 2000, pp. 195-216.
ANT-Lomé, sous-série 1I, dossier 67 : Historique de l’enseignement au Togo de 1922 à 1932.
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ANT-Lomé, 2APA, cercle de Bassari, dossier n°154, lettre n°127 datée du 16 février 1948 du chef de la subdivision de Bassari à Monsieur le Moniteur, chargé de l’école de Bapuré.
ANT-Lomé, 2APA, cercle de Bassari (Service de l’enseignement), dossier n° 25 add. : Personnel de l’enseignement. Promotion, titularisation, examen professionnels. Mutations, départ en congé, concours de recrutement. Programmes scolaires. Plan triennal de scolarisation et de construction scolaire. Stationnement des écoles. Correspondances diverses et procès-verbaux de l’Association des parents d’élèves de Konkombas (1957-1961). Lettre du 05 février 1960 du directeur de l’école officielle de Guérin-Kouka à monsieur l’Administrateur de la F.O.M., Commandant le cercle de Bassari.
Baféi, Abaï. Scolarisation et changement de mentalités au Nord-Togo (1922-2003), thèse de doctorat en Histoire contemporaine, Université de Lomé, 2017.
——– « Histoire des représentations de l’autre au Togo de l’époque précoloniale aux années 1960 », Espaces, Sociétés et développement en Afrique Subsaharienne, Actes de Colloque en hommage au Professeur Antoine Koffi AKIBODE, tenu les 11, 12 et 13 juin 2018 à l’Université de Lomé, Lomé, Presses Universitaires de Lomé, Tome 1, 2018, pp. 583-600.
Cornevin, Robert. Histoire du Togo, Éditions Berger-Levrault, Paris, 1959.
Fröelich, J.-C. La tribu konkomba du Nord Togo ; IFAN Dakar, 1954.
Gayibor, Nicoué Lodjou. (éd.) Histoire des Togolais. Volume II : De 1884 à 1960, tome II ; Presses de l’UL, Lomé, 2005.
Pecla, Ouborangme. Culture kpankpamba et colonisation européenne: incompréhension, violence et adaptation (1897-1960), mémoire de maitrise en Histoire, UK, 2010.
Rapport annuel adressé par le gouvernement français au Conseil de la Société des Nations sur l’administration sous mandat du territoire du Togo, 1924.
Rapport annuel adressé par le gouvernement français au Conseil de la Société des Nations sur l’administration sous mandat du territoire du Togo, 1947.
Tcham, Koffi Badjow. Histoire et traditions du Nord-Togo, 2e édition, Presses de l’UB, Lomé, 1997.
Téhoul, Biyir. 72 ans, inspecteur de l’éducation nationale à la retraite, entretien du 28 octobre 2015 à Guérin-Kouka.
Yanabo, Ouniyamo. La scolarisation en pays konkomba (1929-2008) ; mémoire de maîtrise en histoire, Université de Kara, 2010.
Comment citer cet article :
MLA : Bafei, Abaï. « Pays konkomba, un exemple emblématique de la fréquentation problématique de l’école coloniale au Togo (années 1930-1960) ». Uirtus 2.1. (avril 2022): 120-132.
§ Université de Kara (Togo) / [email protected]
[1] Le pays konkomba correspond à l’actuelle préfecture de Dankpen.
[2] Les conflits claniques étaient essentiellement liés aux problèmes de femmes.
[3]Rapport annuel adressé par le gouvernement français au Conseil de la Société des Nations sur l’administration sous mandat du territoire du Togo, 1924, p. 66.
[4] Rapport annuel adressé par le gouvernement français au Conseil de la Société des Nations sur l’administration sous mandat du territoire du Togo, 1924, p. 66.
[5] Rapport annuel adressé par le gouvernement français au Conseil de la Société des Nations sur l’administration sous mandat du territoire du Togo, 1947, p. 205.
[6] Rapport annuel adressé par le gouvernement français au Conseil de la Société des Nations sur l’administration sous mandat du territoire du Togo, 1947, p. 205.
[7] ANT-Lomé, sous-série 1I, dossier 67 : Historique de l’enseignement au Togo de 1922 à 1932.
[8]Téhoul Biyir, 72 ans, inspecteur de l’éducation nationale à la retraite, entretien du 28 octobre 2015.
[9] Dont le nom n’est pas mentionné.
[10] Dont faisait partie le pays konkomba.
[11] ANT-Lomé, 2APA, cercle de Bassari, dossier n°154, lettre n°127 datée du 16 février 1948 du chef de la subdivision de Bassari à Monsieur le Moniteur, chargé de l’école de Bapuré.
[12] ANT-Lomé, 2APA, cercle de Sokodé, dossier n°128, télégramme du chef de la subdivision de Bassari au Commandant de cercle de Sokodé.
[13] Il faut dire qu’à cette époque, les élèves arrivent à un âge assez avancé lorsque les parents se décident de les libérer des travaux champêtre pour les sacrifier à l’école du Blanc.
[14] Téhoul Biyir, 72 ans, inspecteur de l’éducation nationale à la retraite, entretien du 28 octobre 2015 à Guérin-Kouka.