Résumé (Problématique du transfert effectif de la capitale politique et administrative à Yamoussoukro (côte d’ivoire) : 1983-2017)

Kouakou Didié Kouadio§

Résumé : Capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire depuis le 21 mars 1983, Yamoussoukro attend toujours le transfert des institutions de l’État. Quels sont les obstacles au transfert des institutions de l’État à Yamoussoukro ? L’étude veut montrer que le transfert effectif de la capitale à Yamoussoukro est entravé par un manque de volonté politique et par une question foncière. L’étude utilise des sources écrites et des sources orales. Elle met en lumière une loi de transfert hâtive. Par ailleurs, elle souligne l’existence d’un épineux problème foncier qui empêche la délimitation de la Zone Administrative et Politique et la purge des droits fonciers. Elle montre également que la dissolution du programme de transfert contribue largement à l’échec du transfert de la capitale à Yamoussoukro. 

Mots-clés : Administration, capitale, politique, transfert, Yamoussoukro.

Abstract: The political and administrative capital of Côte d’Ivoire since March 21, 1983, Yamoussoukro is still awaiting the transfer of state institutions. What are the obstacles to the transfer of state institutions to Yamoussoukro? The study aims to show that the effective transfer from the capital to Yamoussoukro is hampered by a lack of political will and a land question. The study uses written and oral sources. It highlights a law of hasty transfer. Moreover, it stresses the existence of a thorny land problem that prevents the delimitation of the Administrative and Political Zone and the purging of land rights. It also shows that the dissolution of the transfer programme is a major factor in the failure of the transfer from the capital to Yamoussoukro. 

Keywords: Administration, capital, politics, transfer, Yamoussoukro.

Introduction

Les écrits sur la ville de Yamoussoukro ne manquent pas de pertinences scientifiques. Toutefois, l’intérêt de mettre l’accent sur la problématique du transfert de la capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire mérite qu’on s’y intéresse. Situé au centre de la Côte d’Ivoire, Yamoussoukro a une position géographique exceptionnelle. Celui-ci est traversé par la route nationale A3 qui relie la Côte d’Ivoire aux pays limitrophes comme le Mali et le Burkina Faso. Les deux tiers du trafic du pays transitent par lui. Yamoussoukro compte seize (16) quartiers. Sa population se compose majoritairement de Baoulé Akouè. Elle comprend également des allochtones, originaires des diverses régions de la Côte d’Ivoire. Compte tenu de son aspect de ville-carrefour, elle accueille une importante communauté allogène issue principalement de l’espace de la Communauté Economique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). De nombreux cours d’eau, dont les bas-fonds sont exploités pour la production de riz et de maraîchers, existent dans la ville. Celle-ci compte plusieurs lacs dont deux attirent chaque année de nombreux visiteurs.

Fort de ses atouts et de sa position géographique, Yamoussoukro est choisie pour abriter la capitale politique et administrative par le décret n°83-du 21 mars 1983[1]. Cependant, les institutions demeurent à Abidjan. Les espoirs de transfert effectif de la capitale, suscités par le Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro (PSTCY), se transforment en déceptions en 2012. A cette date, la promulgation du décret n°2012-02 du 09 janvier 2012[2] met fin au programme de transfert de la capitale à Yamoussoukro.

Les exemples, de transfert de capitales politique et administrative d’une ville à une autre, abondent dans le monde. En Afrique de l’ouest, le Nigéria est parvenu à fixer sa nouvelle capitale à Abuja en remplacement de Lagos. Tout comme Lagos, Abidjan connaît une démographie galopante. Sa population est passée de 300 000 habitants en 1960 à 1 000 000 en 1976 et à 1 800 000 en 1982 (Kodjo 1). Devant l’urgence, Yamoussoukro est choisie pour jouer le rôle de capitale politique et administrative dès 1983. Trente-huit ans après le vote de la loi de transfert de capitale, toutes les institutions politiques et administratives restent fixées à Abidjan. Quels sont donc les obstacles au transfert effectif des institutions de l’État à Yamoussoukro ?

L’étude veut montrer que le transfert effectif de la capitale à Yamoussoukro est entravé par un manque de volonté politique et par une question foncière. Pour résoudre la question principale, La méthodologie utilisée se fonde sur l’analyse des sources imprimées, des sources orales, des sources électroniques, des sources iconographiques et des documents issus des centres de documentation. L’approche du sujet est globale et surtout chronologique. L’analyse est structurée en trois parties : une loi de transfert de la capitale politique et administrative hâtive, la question foncière, la dissolution du Programme de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro et ses conséquences.

Carte n°1 : La ville de Yamoussoukro

Source : Kouadio Kouakou Didié à partir d’Urbanplan, 2015.

1. Une loi de transfert de la capitale politique et administrative hâtive (1983-1997)

En crise économique depuis le début des 80, la Côte d’Ivoire décide de fixer sa nouvelle capitale politique et administrative à Yamoussoukro. En dépit des justifications, la loi de transfert de la capitale suscite des contestations. L’aggravation de la crise économique en 1987 impose des mesures restrictives dont l’abandon du projet de transfert à l’État. 

1.1. Le choix controversé de Yamoussoukro comme capitale politique et administrative

Capitale de la Côte d’Ivoire depuis 1933, Abidjan se positionne comme la première ville. Elle doit sa prospérité grâce à l’ouverture du port en 1950 (Brou 289). Au sortir de la colonisation, elle se présente comme une capitale engorgée tant sa population croît à un rythme effréné. Celle-ci est passée de 300 000 habitants en 1960 à 1 800 000 habitants en 1982 (Kodjo 2). En vue de désengorger Abidjan et de permettre un nouveau redéploiement de la politique nationale de développement rural, la loi n°83-242 du 21 mars 1983[3] fait de Yamoussoukro la nouvelle capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire. Avant son adoption à l’Assemblée Nationale, le projet de loi est adopté par le Conseil Economique et Social (CES) en sa session extraordinaire du 02 février 1983. Pour le CES, l’approbation du projet de loi vient appuyer la volonté de toutes les couches sociales de voir la capitale transférer à Yamoussoukro. Pourtant, des voix s’élèvent pour contester le projet de loi puis la loi elle-même. Au sein du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), des députés jugent la loi inopportune. Semi Bi Zan, ne perçoit pas le bien-fondé de cette décision à un moment où les difficultés de la Côte d’Ivoire sont nombreuses (Akrou 10). Il juge d’ailleurs complaisantes les motions de soutien qui ont fusé de toutes parts. Ses remarques sont fondées d’autant plus que depuis la crise pétrolière mondiale de 1978, les cours des matières premières connaissent une chute brutale. Ils provoquent une inflation galopante, une faiblesse du système éducatif et une faiblesse du pouvoir d’achat en Côte d’Ivoire. Cette situation est aggravée en milieu rural par la sécheresse et son corollaire de feu de brousse. « Sous le régime du parti unique, le Parlement ivoirien apparaît comme une chambre d’enregistrement de la volonté présidentielle. » (Kouadio 72) 

Pour sa part, Laurent Gbagbo trouve contraire à l’éthique républicaine le choix d’Houphouët-Boigny de faire de Yamoussoukro la capitale du pays. Il estime que le choix de Yamoussoukro s’apparente à une politique égocentrique et à une décentralisation teintée de régionalisation. Le caractère urbain de Yamoussoukro et l’origine de deux acteurs de ce choix entretiennent le soupçon. D’une part en1983, Yamoussoukro est une ville en chantier et dépourvue de fonction spécifique susceptible de servir de point d’appui pour la nouvelle capitale. A preuve, la ville n’abrite aucune unité industrielle et l’agriculture demeure la principale activité économique de la population. Bien entendu, la prédominance de l’activité agricole sur les activités industrielles et commerciales est assez caractéristique des villages africains. De ce fait, elle s’apparente plus à un gros village qu’à une ville. De plus, Yamoussoukro est orphelin de certaines administrations essentielles notamment la Justice, les Douanes et les Impôts. « Houphouët-Boigny veut ainsi éloigner son village d’une fonction répressive et en faire un paradis fiscal » (Dubresson et Jaglin 6). Pourtant, ces différentes administrations jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement d’une ville moderne. D’autre part, le régionalisme dont parle Laurent Gbagbo est tributaire de l’origine baoulé des deux principaux acteurs de la loi du 21 mars 1983. Le Président de la République est Baoulé Akouè, ethnie autochtone de Yamoussoukro. Il est l’initiateur de la loi sur le transfert de la capitale. Tout comme lui, Konian Kodjo, le vice-président du Conseil Economique et Sociale est également natif de Yamoussoukro. Son cousin Jean Konan Banny est membre du gouvernement de Côte d’Ivoire. Sur sa convocation, les membres du Conseil ont adopté en session extraordinaire l’avant-projet de loi sur le transfert de la capitale à Yamoussoukro. A cet égard, un doute sur la crédibilité de leur action subsiste. Au-delà des polémiques sur le choix de Yamoussoukro, un problème d’investissement se pose.

1.2. L’incapacité de l’État à investir

Au cours des deux premières décennies d’indépendance, la Côte d’Ivoire connait une croissance économique miraculeuse vite interrompue par une crise économique sans précédent. En juin 1987, elle déclare officiellement son insolvabilité (Bamba et al. 11). L’orientation économique, choisie par l’État ivoirien, fonde le succès du pays sur l’agriculture. Dans cette optique, la priorité est accordée à l’exportation des principales matières premières : le café et le cacao. A l’évidence un tel choix économique crée une dépendance vis-à-vis des cours mondiaux des matières premières. C’est un choix risqué que le pays paye cher dans les années 1980. En 1978, avec la crise pétrolière mondiale, les partenaires commerciaux de la Côte d’Ivoire tentent un redressement économique par la réduction des dépenses extérieures. Le marché étant soumis à la loi de l’offre et de la demande, les prix des matières premières connaissent une chute brutale. La décroissance passe alors de – 4,06% en 1987 à – 4,61 en 1990 (Labonté 18). La pauvreté gagne alors du terrain. Elle ne porte pas seulement sur le pouvoir d’achat, mais aussi sur la qualité de vie. Le taux national de pauvreté s’accroît rapidement de 1985 à 1995, passant de 10 à 36%. La pauvreté n’affecte pas seulement la population. Elle touche également l’État ivoirien. Dans les faits :

Même si les dépenses publiques continuent à se réduire, le déficit public croît jusqu’à 16,5 pour cent du PIB en 1989 et 12 pour cent en 1993, les recettes budgétaires connaissent une baisse de plus de de 8 points de PIB (25,7 en 1986 à 17,5 pour cent du PIB en 1993). Cela s’explique tant par la chute des activités que par l’arrêt du prélèvement sur les produits agricoles d’exportation, du fait du maintien du prix au producteur malgré le déclin du cours du café et du cacao. (Cogneau et Mesple-Somps 18)

Eu égard à la chute brutale du PIB, les problèmes de répartition de revenus et de pauvreté sont relégués au second plan. Les investissements passent de 42,3% en 1990-1991 à 24,1% en 1994-1995 (Labonté 21).

En plus de la crise économique, la Côte d’Ivoire doit faire face à trois crises majeures qui impactent considérablement son économie notamment la déforestation du fait des feux de brousse de 1983, la raréfaction des terres et l’effondrement des termes de l’échange mondiaux du café et du cacao (Kipré 242). Elle est surtout astreinte aux mesures de Programme d’Ajustement Structurel du Fonds Monétaire International (FMI). Celui de la période 1990-1992 porte principalement sur la hausse de la pression fiscale et la restructuration des sociétés d’État. Bien qu’ayant amélioré les finances publiques et le secteur bancaire, le pays n’est pas en mesure de rembourser sa dette et d’assurer ses dépenses publiques. Dans ce contexte de morosité économique, le niveau des investissements publics se réduit considérablement, passant de 25,6% à 4, 2% du Produit Intérieur Brut (PIB). Les investissements connaissent une chute brutale. A titre d’illustration, ils ne représentent que 10% du PIB en 1983, 4% en 1987 et 2,8% en 1991 (Kipré 245). Dans de telles conditions, les investissements pour le transfert de la capitale politique et administrative à Yamoussoukro ne peuvent être exécutés. Yamoussoukro est une ville dépourvue de bâtiments susceptibles d’abriter les institutions de l’État. Hormis la Présidence de la République, il n’existe aucun bâtiment administratif pouvant accueillir les différents ministères. En outre, aucune disposition de la loi du 21 mars 1983 ne prévoit d’espace aménagé pour abriter le Parlement, la Cour Suprême et le Conseil Constitutionnel. D’ailleurs, la Banque Mondiale a imposé une réorientation des flux publics d’investissements vers les secteurs de l’éducation et de la santé, au détriment du financement des infrastructures et des grandes sociétés publiques. Cela a pour conséquence un mutisme total sur les chantiers de transfert effectif de la capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire à Yamoussoukro. Pour corriger les lacunes de la loi de 1983, un décret de 1997 prévoit une Zone Administrative et Politique à Yamoussoukro. Cependant, des problèmes fonciers empêchent sa mise en œuvre.

2. La question foncière : un véritable obstacle à l’application de la loi de 1997

La question foncière se pose avec acuité en Côte d’Ivoire. A l’ouest du pays, le développement des cacaoyères et des caféières crée une pression foncière avec son corollaire d’affrontements intercommunautaires. La loi de 1997 sur le transfert de la capitale à Yamoussoukro met à jour des conflits fonciers latents comme la confusion autour de la propriété foncière et les problèmes de purge des droits fonciers et d’indemnisation.

2.1. La confusion autour de la propriété foncière de la Zone Administrative et Politique

Bien autrefois inaliénable, la terre fait aujourd’hui l’objet de transaction. De ce fait, elle est au centre des conflits entre les communautés villageoises. Yamoussoukro en est une parfaite illustration. Avec la promulgation du décret n°97-177 du 19 mars 1997[4], un problème de propriété foncière se pose au sujet de la Zone Administrative et Politique (ZAP). Occupant une superficie de 6400 ha, la propriété des terres, à lui affecter, oppose plusieurs communautés villageoises. C’est l’exemple des oppositions entre N’Gokro et Kpangbassou, Kacou Broukro et Bézro. Le village de Kpangbassou a été fondé par les N’Zikpli de Didiévi après que des terres leur ont été concédées par leurs hôtes de N’Gokro. De même Kacou Broukro est entré en conflit avec Bézro. Dans le cadre de la construction du barrage de Kossou, les habitants de ce dernier village ont été réinstallés sur les terres de Kacou Broukro. A propos des causes de ces conflits, Kouassi Yao Maurice[5] fait remarquer que les détenteurs traditionnels et historiques des terres n’ont été associés en amont ni aux enquêtes préliminaires, ni aux demandes d’information, ni à une quelconque concertation. Son point de vue est aussi celui de l’association des propriétaires terriens de Yamoussoukro. Celle-ci accuse les pouvoirs publics de les avoir spoliés de leurs terres (Yapi et Koffi 190). En réalité, Kpangbassou et Bézro sont au regard de la loi les bénéficiaires des droits de propriétés. Cependant coutumièrement, ces terres appartiennent respectivement à leurs hôtes de N’Gokro et de Kacou Broukro. Dans ce cas de figure, les villages-hôtes et les villages de la ZAP doivent faire des concessions au nom de l’hospitalité et de la reconnaissance. La cause en amont des conflits de propriété induits par l’opération d’identification et de délimitation des terroirs villageois urbains et périurbains est un problème des ayants droits aux éventuelles indemnités de l’État. À côté de cette cause, il convient de souligner que l’inexistence d’industries. Cette situation résulte de la volonté de Félix Houphouët-Boigny qui voulait faire de sa cité, une capitale verte. Ce choix fait de l’agriculture la principale activité économique de la population. La ZAP à elle toute seule s’étend sur 6400 ha. En phagocytant les terres cultivables, elle se présente comme une menace pour le secteur agricole. C’est cette situation que vivent les populations de Kpangbassou et de Bézro. Celles-ci s’insurgent logiquement contre l’expropriation de leurs terres agricoles et s’opposent farouchement à leur déguerpissement.

L’urbanisation des terres agricoles doit en principe s’accompagner d’une purge des droits fonciers coutumiers. La ZAP occupe un espace périurbain qui constitue une zone de transition foncière. C’est donc un lieu de confrontation entre deux logiques : l’une coutumière et l’autre moderne. A la logique d’instrumentalisation de la terre par les pouvoirs publics s’oppose la logique de la patrimonialité foncière des populations locales (Kra 275-276). Dans l’attente d’une relocalisation de leurs villages, les populations agressent régulièrement l’espace réservé aux institutions de l’État. Le site de Kpangbassou est affecté au projet de construction du Sénat tandis que celui de Bézro doit abriter le musée de la nature (Yapi et Brou 190). Par ailleurs, la nécessité d’extension pousse les habitants, confinés sur le même espace depuis 1997, à réaliser des lotissements. Tous ces détournements de la ZAP se font au vu et au su des autorités administratives de Yamoussoukro. Le mutisme de l’administration est en partie dû à l’absence d’indemnisation et de purge des propriétaires terriens.

2.2. La question des indemnisations et des purges des droits coutumiers

L’indemnisation est une compensation financière destinée à réparer un préjudice subi par des tiers. Dans le cadre de la déclaration d’utilité publique, elle doit en principe prendre les détenteurs de titres de propriété. Une telle perception de l’indemnisation pose problème. En effet, dans l’ensemble des sociétés africaines, la terre est un bien collectif, sacré et inaliénable (Kouadio 118). L’établissement d’un titre foncier dans ces conditions est subordonné à l’accord des membres du lignage. A Yamoussoukro, la confusion autour de la propriété de la ZAP vient compliquer les indemnisations des propriétaires. A ce jour, l’État a du mal à identifier les véritables propriétaires terriens tant les conflits entre les villages installés sur le périmètre d’urbanisation et leurs hôtes se disputent les terres. La délimitation des terroirs villageois, à l’effet de faciliter les indemnisations ne devait pas excéder quatre (04) mois. Cependant, en raison de sa complexité, jusqu’en 2007, tous les contentieux n’ont pas été vidés. La complexité de cette réside dans le fait qu’en théorie la délimitation paraît simple. Dans la pratique, le flou l’emporte sur les certitudes administratives. Les frontières naturelles n’existent presque plus. Même quand elles existent, elles ne sont toujours pas acceptées de tous[6]. Le tracé des limites devient de ce fait une entreprise fastidieuse. L’indemnisation des propriétaires terriens de la ZAP est intimement liée à la purge des droits coutumiers.

La purge est une formalité destinée à libérer un bien ou un patrimoine d’une charge qui le grève à des propriétaires. En Côte d’Ivoire, tout terroir appartient à une communauté villageoise. L’érection de Yamoussoukro en capitale politique et administrative et, conséquemment, la déclaration de son périmètre d’utilité publique impose la purge des droits coutumiers. En réalité, toute cession de terre exige des libations. Par celles-ci, les propriétaires terriens obtiennent l’accord de la terre-mère pour la réussite de l’activité à mener sur les acquises (Babo et Droz 745). Pour ce faire, il faut au préalable que la purge soit entièrement versée. Tout comme l’opération d’indemnisation, elle est assez problématique. Les contestations des droits de propriété et des limites des terroirs sont courantes surtout à Kpangbassou. Par ailleurs, la déclaration d’utilité publique fait de l’État le détenteur des terres situées dans la ZAP. A cet égard, les populations impactées doivent bénéficier d’une juste compensation. Néanmoins depuis 1997, année de la déclaration d’utilité publique, les seules purges des droits fonciers concernent la construction de l’Hôtel des Députés[7]. Selon Baba Sylla[8], ex-Député et fils du village de Nanan, sur une purge totale de 96 500 000 FCFA, 65 000 000 FCFA ont été payés aux propriétaires terriens sur la base de 1.500 FCFA/m2. Les propriétaires terriens attendent encore le reste de la purge ainsi que l’indemnisation concernant toute la ZAP. De nombreux concours de circonstances défavorables expliquent les retards de paiement. Les budgets annuels de l’État de 2005 et de 2006 montrent le Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro (PSTCY) a obtenu deux dotations cumulées de 165 000 000 FCFA destinés aux opérations de purges. Cette somme devait servir à purger effectivement les droits coutumiers sur l’espace d’implantation de l’Hôtel des Députés. Cependant, la lourdeur et la lenteur de l’administration publique ont compromis sa réalisation. Les crédits ont été perdus faute d’utilisation dans le délai imparti.

Faute de bénéficier des droits de purge des propriétés et des indemnisations, les populations vivent de l’exploitation de la ZAP. Des lotissements clandestins comme celui de Kpangbassou y sont réalisés (Yapi et Koffi 189). Yao soutient à raison qu’à Yamoussoukro, « certaines parcelles prévues pour les équipements ou les espaces verts ont souvent changé de destinataires sans avoir fait l’objet de procédure de déclassement » (32). A la vérité, les terres de la ZAP sont convoitées par les communautés villageoises de Kpangbassou et de Bézro. Ces deux villages estiment que la nécessité d’extension les pousse à réaliser des lotissements, car depuis 1997, les habitants sont confinés sur le même site alors que la communauté villageoise s’accroît. A la vérité, ayant été privés de leurs terres de culture et n’ayant pas encore bénéficié pleinement des indemnités de déguerpissement, les deux villages éprouvent le besoin de se procurer des revenus substantiels. La dissolution du Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro ne fait qu’aggraver la situation des communautés villageoises et accroître les menaces de lotissements de la ZAP.

3. La dissolution du Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro et ses conséquences (PSTCY) : 2012-2017

Institué par le décret n°2002-483 du 30 octobre 2002, le PSTCY apparaît comme la seule tentative de transfert effectif de la capitale politique et administrative à Yamoussoukro. En dépit de ses promesses de campagnes en faveur du transfert de la capitale, le Président de la République, Alassane Ouattara scelle le sort de Yamoussoukro par la dissolution du PSTCY en 2012.

3.1. La dissolution du PSTCY

Soucieux de la nécessité de désengorger Abidjan, le Président Laurent Gbagbo crée, le 30 octobre 2002, le Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro (PSTCY)[9]. Cette structure est placée sous la tutelle technique du Ministère chargé des Relations avec les Institutions. Il comprend le Comité Interministériel de Transfert de la Capitale (CIMTC), le Comité de Pilotage et de Suivie (CPS) et l’Unité d’Exécution du Programme (UEP). Le PSTCY est doté d’une autonomie de gestion. Dans sa mise en œuvre, elle rencontre des difficultés en raison de nombreux dysfonctionnements. Premièrement, l’absence de collaboration entre les différents acteurs engagés dans le processus de transfert a vite débouché sur un conflit de compétence. Deuxièmement, à cet environnement peu favorable au progrès du PSTCY, se sont greffés des dysfonctionnements répétitifs des organes dirigeants du Programmes, en l’occurrence, le Comité Interministériel et le Comité de Pilotage et de Suivi. Ces organes ne se sont réunis que rarement. Troisièmement, la Commission administrative de purge des droits coutumiers s’est avérée inefficace d’autant plus que de nombreux conflits fonciers sont restés pendants. Parallèlement à tous ces obstacles, des problèmes de financement, engendrés par l’insuffisance de crédits budgétaires annuels, se sont faits jour. Il s’agit principalement de la faiblesse des décaissements. En guise d’exemple, la première phase des investissements induits par le transfert de la capitale a été globalement estimée à 2 800 000 000 000 FCFA sur dix ans. Cependant, le montant cumulé obtenu des budgets de 2003 à 2009 s’élève à 15 000 000 000 FCFA, soit 0,5% du montant estimé en sept années de fonctionnement[10]. Dans ces conditions, les dysfonctionnements combinés à la faiblesse des fonds ne favorisent pas la réalisation du projet de transfert de la capitale. En réalité, cette situation est tributaire de la crise politico-militaire qui ne favorise pas l’acquisition de crédits suffisants pour conduire le projet à son terme. Eu égard à ces dysfonctionnements, le PSTCY a essuyé de nombreuses critiques. Dans l’optique de remédier à ces difficultés, Laurent Gbagbo a signé le décret n°2010-646 du 8 avril 2010.

Contrairement à ses promesses de campagne, le Président Alassane Ouattara met fin aux activités du PSTCY[11]. Les organes, y afférant, sont rattachées aux services de la Présidence de la République. Bien qu’ayant rattaché les organes de l’ex-PSTCY aux services de la présidence, aucun acte n’est posé dans le sens de la reprise des travaux de la ZAP. Une telle attitude dénote d’un manque de volonté politique. En effet, depuis son arrivée au pouvoir tous les grands chantiers de Yamoussoukro sont restés fermés. D’ailleurs, dans le premier projet de loi de finances de 2012, aucune mention relative au financement des chantiers de la capitale politique et administrative ne figure. En outre, sa décision de dissolution du PSTCY s’apparente plus à un désir de rompre avec les projets de l’ancien Président Laurent Gbagbo. En sept ans de mandat, aucune action en faveur du transfert des institutions du pays à Yamoussoukro n’a été menée. La multiplication des investissements à Abidjan au détriment de Yamoussoukro traduit toute la volonté du président de ne pas transférer la capitale.

3.2. L’abandon des chantiers de Yamoussoukro et l’extension des bureaux du palais présidentiel

Le décret du 09 janvier consacre officiellement la fermeture des chantiers de Yamoussoukro. La photo ci-dessous illustre bien l’arrêt des travaux de constructions des bâtiments administratifs.

Photographie 1 : L’Assemblée Nationale en construction laissée à l’abandon

Sur l’image, on constate que la végétation est très abondante autour du bâtiment. Elle se compose d’herbes et d’arbustes. Le bâtiment se trouve bien en zone de savane. S’il s’était trouvé en zone forestière, il aurait été difficile d’apercevoir les murs. Il y a de cela dix ans que le chantier a été laissé à l’abandon. Le bâtiment inachevé présente une architecture en « U ». Une telle architecture traduit le caractère moderne du bâtiment. Par ailleurs, l’Assemblée Nationale devait abriter plusieurs bureaux à en juger par le nombre d’étages et par la longueur du bâtiment.

La conséquence d’une telle situation est que, beaucoup de sites, prévus pour abriter des équipements administratifs ou des espaces verts, le Palais de la Justice, la Maison de la Culture, la Maison des Expositions sont régulièrement agressés par les propriétaires terriens.

L’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara a pourtant suscité un réel espoir. Comme l’explique Baba Sylla[12], les promesses de campagne du Président de la République avaient tout pour rassurer la population de Yamoussoukro. Lors de la campagne présidentielle en vue du deuxième tour, le Président de la République a assuré qu’il s’installerait à Yamoussoukro dès son élection. La réhabilitation de l’Hémicycle ivoirien a davantage contribué au désespoir des populations de voir un jour Yamoussoukro assumer effectivement le rôle de capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire. Elle signe l’abandon définitif des travaux d’aménagement de la ZAP. Au moment où les chantiers de la ZAP sont abandonnés à la nature, Abidjan fait sa mue grâce aux investissements colossaux qui sont consentis pour une agglomération déjà engorgée. L’image ci-dessous permet de s’en rendre compte.

Photographie n°2 : Le bâtiment annexe du palais présidentiel ivoirien

L’image présente un édifice en finition. La présence de grue sur le site témoigne de la continuité des travaux. En effet, l’édifice doit être livré en décembre 2021. Cependant, le revêtement extérieur du bâtiment est la preuve de l’achèvement des travaux dans un bref délai. Le sigle PFO signifie Pierre Fakhoury Operator. Pierre Fakhoury est un architecte bien connu des Ivoiriens. Il a été l’architecte des grands édifices de Yamoussoukro notamment la Fondation Félix Houphouët-Boigny pour la Recherche de la Paix et de la Basilique Notre Dame de la Paix. Le choix du Président Alassane Ouattara de consentir autant d’investissements pour Abidjan prouvent bien que le projet de transfert de la capitale à Yamoussoukro ne fait pas partie de son programme de gouvernement. A titre d’exemple, on peut citer la construction des échangeurs de la Riviera en 2012 et de Treichville en 2016, du troisième pont en 2014 et de l’annexe de la présidence de la république. Une partie de ses investissements aurait pu permettre de financer le transfert progressif de la capitale politique et administrative à Yamoussoukro.

Conclusion

L’étude sur la problématique du transfert de la capitale politique et administrative à Yamoussoukro souligne des problèmes diverses natures. Le choix de Yamoussoukro, ville natale du Président de la République et dans un contexte de crise économique n’a pas permis de poser les jalons du transfert effectif des institutions. Par ailleurs, les problèmes liés à la propriété foncière, aux indemnisations et la purge des droits coutumiers constituent très gros obstacle à franchir avant l’équipement de la Zone Administrative et Politique. L’un des problèmes majeurs dans la réalisation du projet de transfert de la capitale est, sans conteste, la dissolution du Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro. L’interruption de ce programme ambitieux est intervenue à une période où les travaux de constructions du Parlement et du Palais Présidentiel était en cours d’exécution.

L’étude a montré que les principaux obstacles au transfert effectif de la capitale sont d’ordre politique et foncière. D’une part, le manque de volonté politique s’observe à travers l’arrêt systématique des chantiers de construction des édifices devant abriter le Parlement et le Palais Présidentiel. Il se manifeste surtout par les investissements au profit d’Abidjan. Les questions foncières, quant à elles, constituent de véritables blocages. Il est impératif pour l’État de vider tous les contentieux avec les villages de la Zone Administrative et Politique et de les recaser sur de nouveaux sites avant la réalisation effective du transfert de la capitale à Yamoussoukro.

Sources et travaux cités

Sources orales

Nom et PrénomsAgeFonctionDate et lieu d’enquêteThème abordé
Baba Sylla56 ansAvocat internationalle 20 juin 2021, à Yamoussoukro à 17h 30 mn.Les purges des droits coutumiers
Gado Pierre68 anschef du village18 juin 2021, à Kpangbassou à 15h 23 mnLes agressions de la Zone Administrative et Politique
Kouassi Yao Maurice58 ansSecrétaire de la chefferie de N’Gokrole 15 juin 2021 à 10h 50 mn à N’GokroLes conflits de propriété foncière

Sources imprimées

Akrou, Jean-Baptiste. « Yamoussoukro, un centre de décisions plus près des administrés -Les infrastructures existantes », Spécial An 23, Fraternité Matin, Novembre 1983, p. 1-2.

JORCI du 07 avril 1983, Loi n°83-242 du 21 mars 1983 portant transfert de la capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire à Yamoussoukro.

JORCI, n°42 du 22 mai 2010, Décret n°2010-646 du 8 avril 2010, complétant et modifiant le décret du 30 octobre 2002.

JORCI n°24 du 12 juin 1997, Décret n°97-177 du 19 mars 1997 portant approbation et déclaration d’utilité publique du périmètre du projet d’urbanisation de la ville de Yamoussoukro.

JORCI, n°50 du 12 décembre 2002, Décret n°2002-483 du 3à octobre 2002, portant création, organisation et fonctionnement du Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro (PSTCY).

JORCI Spécial n°2, du 30 janvier 2012, Décret n°2012-02 du 09 janvier 2012 portant dissolution du Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro (PSTCY).

Kodjo, Konian. Rapport sur le transfert de la capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire à Yamoussoukro.

Source électronique

www.presidence.ci

Travaux cités

Babo, Alfred et Droz Yves. « Conflits fonciers. De l’ethnie à la nation. Rapport interethnique et « ivoirité » ». Cahier d’Etudes Africaines, n°192, p. 741-764.

Bamba, N’Galadjo et al. « Crise économique et programme d’ajustement structurel en Côte d’Ivoire : Crise et ajustement en Côte d’Ivoire, les dimensions sociales et culturelles ». Acte de table ronde, Bingerville du 30 novembre au 02 décembre 1992.

Brou, N’Goran Alphonse. La contribution des capitales au développement socio-économique de la Côte d’ivoire : Les cas de Grand-Bassam, Bingerville et Abidjan de 1893 à 1983, Thèse de Doctorat Unique, Université Alassane Ouattara, 2018.

Cogneau, Denis et Mesple-Somps Sandrine. L’économie ivoirienne, la fin du mirage ? Paris : DIAL, 2002.

Dubresson, Alain et Jaglin Stéphane. Gérer la ville du Prince : le difficile exercice communal à Yamoussoukro (Côte d’Ivoire), Université Paris X – Nanterre, 1993.

Kipre, Pierre. Côte d’Ivoire : La formation d’un peuple, Fontenay-sous-Bois : SIDES-IMA, 2005.

Kouadio, Kouakou Didié. « Les obstacles au développement d’une culture démocratique en Côte d’Ivoire (1994-2016) ». Sifoè, n°13, juin 2020, p. 70-80.

………. « Migrants baoulé, autochtones, conflits et intégration dans la région de Gagnoa de 1928 à 1995 ». Godo Godo, n°33, 2019, p. 111-125.

Kra, Kouakou Valentin. Les stratégies de captation de l’espace des acteurs locaux dans la capitale administrative à Yamoussoukro, Thèse de Doctorat, Université de Bouaké, 2011.

Labonte, Nathalie. La guerre civile en Côte d’Ivoire ; influences des facteurs économiques, politiques et identitaires, Mémoire de Master, Québec, 2006.

Yapi, Atsé Calvin. « La transgression des outils de planification urbaine dans la ville de Yamoussoukro (Côte d’Ivoire) ». Revue Ivoirienne de Géographie des savanes, n°5, décembre 2018, p. 180-193.

Comment citer cet article :

MLA : Kouadio, Kouakou Didié. « Problématique du transfert effectif de la capitale politique et administrative à Yamoussoukro (côte d’ivoire) : 1983-2017. » Uirtus 1.2. (décembre 2021) : 543-560.


§ Université Alassane Ouattara / [email protected]

[1] JORCI du 07 avril 1983, Loi n°83-483 du 21 mars 1983, portant transfert de la capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire à Yamoussoukro.

[2] JORCI du 30 janvier 2012, Décret n°2012-02 du 09 janvier 2012, portant dissolution du Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro.

[3] JORCI du 07 avril 1983, Op. Cit.

[4] JORCI n°24 du 12 juin 1997, Décret n°97-177 du 19 mars 1997 portant approbation et déclaration d’utilité publique du périmètre du projet d’urbanisation de la ville de Yamoussoukro

[5] Entretien avec Kouassi Yao Maurice, 58 ans, Secrétaire de la chefferie de N’Gokro, le 15 juin 2021 à 10h 50 mn à N’Gokro.

[6] Entretien avec Gado Pierre, 68 ans, chef du village de Kpangbassou, le 18 juin 2021, à Kpangbassou à 15h 23 mn.

[7] Entretien avec Gado Pierre, 68 ans, chef du village de Kpangbassou, le 18 juin 2021, à Kpangbassou à 15h 23 mn

[8] Entretien avec Baba Sylla, 56 ans, Avocat international, le 20 juin 2021, à Yamoussoukro, à 17h 30 mn.

[9] JORCI, n°50 du 12 décembre 2002, Décret n°2002-483 du 30 octobre 2002, portant création, organisation et fonctionnement du Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro (PSTCY), p. 854

[10] JORCI, n°42 du 22 mai 2010, Décret n°2010-646 du 8 avril 2010, complétant et modifiant le décret du 30 octobre 2002.

[11] JORCI Spécial n°2, du 30 janvier 2012, Décret n°2012-02 du 09 janvier 2012 portant dissolution du Programme Spécial de Transfert de la Capitale à Yamoussoukro (PSTCY).

[12]Entretien avec Baba Sylla, 56 ans, Avocat international, le 20 juin 2021, à Yamoussoukro, à 17h 30 mn.