Résumé (Invention scientifique et responsabilité humaine dans Frankenstein : une perspective techno-éthique)

Mabandine Djagri Temoukale§

Résumé : La responsabilité de l’homme vis-à-vis d’une invention scientifique est l’un des thèmes au cœur du roman, Frankenstein, de Mary Shelley. Dans une sorte de procès, la romancière anglaise confronte le scientifique et son invention sur la problématique de la responsabilité. Les plaidoiries des deux principaux personnages (Victor Frankenstein et le Monstre) laissent entrevoir l’urgence de situer les responsabilités suite à un certain nombre de meurtres et de préjudices commis par le Monstre inventé par Victor. Pour y parvenir, notre analyse a procédé comme suit : d’abord nous avons exploré la sémantique de la responsabilité dans une perspective juridico-éthique. Ensuite, nous avons situé la responsabilité du scientifique à travers Victor, le protagoniste. Pour finir, nous avons abordé la responsabilité du Monstre, en tant qu’invention scientifique, dans les différents meurtres dont la finalité est de justifier la responsabilité collective de la communauté humaine.

Mots-clés : intelligence humaine, invention, meurtre, responsabilité et scientifique.

Abstract: Man’s responsibility towards a scientific invention is one of the central themes of Mary Shelley’s novel, Frankenstein. In a kind of trial, the English novelist confronts the scientist and his invention on the issue of responsibility. The pleadings of the two main characters (Victor Frankenstein and the Monster) suggest the urgency of establishing responsibilities as to a number of murders and injuries committed by the Monster invented by Victor. My analysis proceeded as follow: first I explored the semantics of responsibility from a legal-ethical perspective. Then I showed the responsibility of the scientist through Victor, the protagonist. Finally, I discussed the responsibility of the Monster, as a scientific invention, in the various murders with the purpose of justifying the collective responsibility of the human community.

Keywords: human intelligence, invention, murder, responsibility and scientist.

Introduction

Publié en 1818 dans un contexte où la curiosité scientifique commençait à gagner les esprits les plus brillants de l’époque, Frankenstein est considéré comme l’un des romans précurseurs de la science-fiction. Il confronte le scientifique et son invention à travers deux personnages, notamment Victor Frankenstein et le Monstre ; le second étant le produit de l’ingéniosité du premier. Mary Shelley, la romancière, raconte que Robert Walton, un riche héritier anglais, pétri de l’esprit du romantisme, amoureux de la nature et brillant en Sciences, décide de découvrir le Nord-Ouest. Lors de son voyage, il rencontre Victor Frankenstein à qui il sauve la vie. Celui-ci lui raconte le récit de sa malheureuse vie. Alors qu’il était étudiant à Genève, il découvre le secret de donner la vie et crée un être extrêmement hideux. Mais au moment même où le Monstre prend vie, il s’enfuit. Malheureusement, le Monstre le poursuit en tuant ses proches, notamment son jeune frère William Frankenstein, son épouse Elisabeth Lavenza et son meilleur ami Henry Clerval, surtout pour avoir refusé de lui fabriquer une compagne. C’est ainsi que Victor Frankenstein décide de supprimer le Monstre. Mais celui-ci l’entraine vers le Nord-Ouest où il s’égare et finit par être sauvé par Robert Walton. Il perd finalement la vie sans avoir atteint le Monstre. Ayant appris la mort du scientifique, son créateur, et épris de vifs remords, le Monstre décide en retour de mettre fin à sa propre vie. Robert Walton assiste alors à sa disparition dans le bouillard.

Catalogué roman gothique, mais aussi comme l’un des textes précurseurs de la science-fiction, Frankenstein de Mary Shelley est d’une importance majeure en raison du nombre élevé et de l’originalité des thèmes qui y sont abordés. Parmi ces thèmes se trouve celui de la responsabilité. Il se pose alors le problème de la responsabilité de l’inventeur envers la communauté humaine, surtout lorsqu’une invention scientifique et technologique devient nuisible. En effet, l’on peut se poser la question suivante : à qui incombe la responsabilité des meurtres commis par le Monstre, en tant qu’invention scientifique, dans Frankenstein ? Notre hypothèse est qu’il s’agit d’une responsabilité collective qui incombe à toute la communauté humaine. Pour justifier cette hypothèse, notre analyse part de la sémantique juridico-éthique de la responsabilité dont l’objectif est la clarification de ce concept sous ces deux angles. Ensuite, nous démontrons la responsabilité du scientifique à travers le personnage de Victor Frankenstein dans la série de meurtres perpétrée par son invention. Pour finir, nous évoquons la responsabilité du Monstre en tant qu’invention scientifique, mais ayant le statut d’une personne humaine et, par ricochet, la responsabilité collective de la communauté humaine vis-à-vis d’une invention scientifique.

Notre analyse sera faite à la lumière de la démarche techno-éthique, terme proposé par Mario Bunge en 1977 entant que branche des théories critiques. Mario Bunge (1919-2020) fut professeur titulaire aussi bien en Sciences Physiques qu’en Philosophie (Agassi 551, 553; Mahner 3). Cette richesse intellectuelle lui a permis d’aborder la problématique de l’éthique en science et technologie à cause des nombreuses inquiétudes que soulève le progrès technologique (Mahner 15). Selon Mario Bunge, le technologue doit être tenu responsable non seulement techniquement mais aussi moralement de tout ce qu’il conçoit ou exécute : non seulement ses artefacts doivent être optimalement efficaces mais, loin d’être nuisibles, ils doivent être bénéfiques, et ce non seulement à court terme mais aussi à long terme (Matthews 1393, 1394; Cordero 1419, 1420). La techno-éthique examine la responsabilité morale des technologues et des ingénieurs pour les résultats du progrès technologique.

La techno-éthique consiste en l’engagement délibératif des multiples et contradictoires parties prenantes aux problèmes du développement technologique. Ce grand nombre d’acteurs rend complexe l’appréciation de la responsabilité lorsque les résultats scientifiques s’avèrent nuisibles. Cependant, la responsabilité du technologue est inévitablement engagée dans tout le processus qui conduit à la production des biens technologiques (Saunders 7; Meltzer 660, 661; Hines 46; Vergnew 80, 81; Vicol et Constantin 166, 167). Ainsi, l’invention d’une créature qualifiée de Monstre de part sa morphologie et ses actions, suscite le débat sur la responsabilité technique et morale de l’inventeur. 

1. La sémantique juridico-éthique de la responsabilité

Il existe plusieurs manières de saisir le sens de la responsabilité. Celle-ci est perçue souvent comme l’obligation de répondre de ses actes devant une autorité, le peuple, Dieu, etc. C’est aussi l’obligation de rendre compte de ses actes et d’en assumer pleinement les conséquences. Autrement dit, c’est agir en homme responsable, ce qui implique la volonté, le choix et l’engagement personnel, libre et rationnel du sujet (Werro 49). Dans cette logique, le malade mental ou le fou n’est pas considéré comme responsable, mais plutôt irresponsable devant le Code Pénal (Lacroix 818, 821). Dans le cadre de notre analyse, nous ne tiendrons compte que des aspects juridico-éthiques de la responsabilité, surtout en rapport avec la série de meurtres commis dans Frankenstein.

Parlant de responsabilité juridique dans l’affaire Victor Frankenstein, il s’agit de ce que nous pouvons aussi appeler la responsabilité sociale ou objective. Elle consiste, en effet, à réparer un dommage créé à une tierce personne. Un homme est juridiquement ou socialement responsable lorsque les actes qu’il a posés sont contraires aux lois établies ou lorsqu’il est tenu de répondre des fautes commises ou de ses actes devant un tribunal ou une autorité sociale. Ceci permet de questionner les compétences techniques de Victor Frankenstein car son projet initial a été de créer un être humain. Nous pouvons encore appeler cette responsabilité juridique ou sociale, la responsabilité positive, puisqu’elle se fonde sur le droit positif. Cette forme de responsabilité se présente de diverses manières. Dans Frankenstein, la responsabilité directe et celle indirecte abordées par Patrice Jourdain (2003) peuvent s’appliquer dans l’affaire impliquant Victor Frankenstein, le Monstre et la communauté humaine.

La responsabilité directe ou pénale consiste à considérer une personne comme pénalement responsable, lorsque celle-ci a individuellement commis un délit ou un crime. Ainsi, Victor Frankenstein peut se tirer d’affaire puisqu’il n’a pas directement commis les meurtres mentionnés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on parle de responsabilité directe. Elle est directe dans la mesure où c’est l’individu lui-même qui a posé l’acte. Dans cette perspective, cet individu est appelé devant le tribunal correctionnel ou la cour d’assise pour répondre de ses actes. La seconde manière de concevoir la responsabilité juridique est celle civile ou indirecte (Werro 5). Une personne est civilement responsable lorsque la loi le contraint à réparer un dommage causé à autrui, non par son propre fait, mais encore et surtout celui qui est causé par des personnes qu’elle a en charge, par exemple, les enfants mineurs, les domestiques, les élèves, les apprentis, les chauffeurs ou des choses que l’on a sous sa garde (Deschenaux et Tercier 34). C’est à ce niveau que la responsabilité de Victor Frankenstein est pleinement engagée puisqu’il est le détenteur du brevet de l’invention connue sous le nom de Monstre. 

Toutefois, il convient de souligner que, dans l’un comme dans l’autre cas de la responsabilité juridique, Marc Neuberg, spécialiste de philosophie et de théorie de l’action, écrit précisément ce qui suit :

Dans un système de droit pénal et d’un point de vue purement formel, est responsable d’un acte illicite le sujet désigné, conformément aux critères fixés par la loi, comme sujet approprié de la sanction. Le contenu de ces critères n’est pas soumis à des contraintes conceptuelles. Il n’y a notamment pas d’obstacle conceptuel à définir comme responsables des individus qui n’auraient pas commis l’acte illicite ou qui n’auraient pas commis intentionnellement. (Neuberg 1680).

La responsabilité civile a plusieurs fonctions. Sa première fonction, en imputant à celui qui a agi de manière illicite l’obligation de compenser les conséquences dommageables de son acte, ni plus ni moins, consiste en une fonction réparatrice (Wessner 19). Concrètement, le droit civil de la responsabilité se propose de répartir le dommage causé entre les personnes concernées, soit son auteur et le lésé. Les règles, dans cette perspective, participent d’une double charge : d’une part, elles servent à justifier l’obligation de réparer, à mettre à charge du responsable le fardeau du dommage et, d’autre part, à maintenir cette obligation dans des limites que le droit estime raisonnables (Wessner 19). En prescrivant la compensation effective du préjudice subi, les règles de responsabilité civile visent, en conséquence, à la fois l’obligation de réparer le dommage, à la charge de l’auteur de l’acte illicite et l’interdiction, pour le lésé, de s’enrichir au détriment du premier, en recevant une indemnité supérieure au montant de sa perte (Müller 4). Rapporté à l’affaire Victor Frankenstein, les familles des victimes, qui malheureusement se résument à sa propre famille et à celle de son meilleur ami Henry Clerval, attendent non seulement que justice soit faite mais aussi des réparations. 

Geneviève Viney (professeur émérite de droit français, spécialiste du droit des obligations), dans son Introduction à la responsabilité, montre aussi l’évolution du droit de la responsabilité civile et ses orientations actuelles. Elle analyse les débats relatifs aux fonctions, aux fondements et à la place du droit de la responsabilité civile parmi les différents systèmes d’indemnisation existants de nos jours. Partant de cette analyse, elle soutient qu’il existe deux grandes distinctions dominantes entre responsabilité civile et responsabilité pénale. La première renvoie à la responsabilité contractuelle et la seconde à la responsabilité extracontractuelle. Elle étudie ces distinctions à la fois sous l’angle du droit positif et dans une perspective critique et prospective. Au sujet de la première, elle met l’accent sur l’importance croissante du rôle reconnu à la victime dans le procès pénal, notamment grâce à « l’action civile » devant le juge répressif. Elle examine également le principe de primauté du criminel sur le civil sous tous ses aspects. Pour ce qui est de la distinction entre les responsabilités contractuelle et extracontractuelle, elle développe un parallèle entre les deux paradigmes de la responsabilité, après un rappel des différentes controverses à ce sujet (Viney et al. 71, 76).

En fait, pour Patrice Jourdain (Professeur de Droit privé et sciences criminelles), est responsable d’un tel acte tout individu désigné, conformément aux critères fixés par la loi, comme étant la personne appropriée pour (ou à) la sanction (Viney et al. 75). Le contenu de ces critères n’est pas soumis à des contraintes conceptuelles. En d’autres termes, selon Geneviève Viney, une personne est jugée pénalement responsable lorsqu’elle a personnellement commis un délit ou un crime (Viney 83). De ce point de vue, la responsabilité est dite directe, du fait surtout que c’est elle-même qui a posé les actes. De cette forme de responsabilité pénale s’ajoute, ainsi que nous l’avons dit, la responsabilité civile.

C’est dire que la responsabilité juridique, qu’elle soit directe ou indirecte, est essentiellement fondée sur le droit positif en vigueur. Imputer juridiquement la responsabilité d’un meurtre à un individu revient exclusivement à se fonder sur ledit droit. Dans cette logique, la responsabilité juridique diffère de la responsabilité éthique.

Dès lors, la sémantique éthique de la responsabilité renvoie à cette forme de responsabilité qui a pour objet les conditions d’imputabilité des actes et omissions de l’homme (Neuberg 1680). Elle renvoie aux devoirs ou aux obligations morales liés à un statut. Une personne qui occupe un rôle social ou une fonction peut être dite éthiquement responsable du bien-être des personnes ou de l’exécution des tâches dont elle a la charge. En ce sens, elle est supposée se conformer aux devoirs et obligations relatives à son statut. C’est à cet usage du terme sans doute que font appel certains théoriciens éthiques de la responsabilité, qui insistent généralement sur les implications économiques, éthiques et politiques, et surtout sur la nécessité de développer une notion complémentaire de responsabilité (Lévinas 1991). Cette complémentarité s’articule à partir du pouvoir accru et potentiellement destructeur de l’être humain sur sa propre nature et sur la gestion de l’environnement. Hans Jonas (1979) est un exemple parfait d’une telle conception de la responsabilité étant donné qu’il parle justement, dans son Principe Responsabilité, de la responsabilité de l’homme à l’égard de la nature et des générations futures.

Il faut souligner néanmoins que, contrairement à l’aspect juridique, la plupart des philosophes ont un regard tout à fait diversifié de la sémantique de la responsabilité. Déjà dans l’Antiquité, Aristote (2004) défend une conception de la responsabilité essentiellement liée à la notion de justice, celle-ci étant fondée sur l’égalité des citoyens qui, en retour, est fondée sur un équilibre strict que les citoyens sont appelés à respecter dans leurs échanges inter-citoyens. La rupture de cet équilibre provoque l’injustice et, par conséquent, constitue le pré-requis pour avoir recours à la responsabilité. Ainsi, la responsabilité chez Aristote, c’est le devoir d’assumer les effets d’une compensation, d’une réparation, sous la forme de sanction, de peine ou de réhabilitation. Emmanuel Kant (2003) se propose de remettre en cause cette conception aristotélicienne de la responsabilité. Il conçoit donc, contrairement à Aristote, la responsabilité en termes d’autonomie. Pour lui, est responsable l’individu autonome. L’autonomie se comprend, dans sa logique, comme la capacité de se donner soi-même ses propres lois. Mais, ces lois ne doivent pas être subjectives, ni arbitraires. Elles doivent plutôt être admises universellement, respectant la personne humaine toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.

Emmanuel Lévinas est l’un des philosophes qui, comme Hans Jonas, a conceptualisé la sémantique de la responsabilité. Il définit une responsabilité qui implique essentiellement le souci de l’autre. Pour lui, la responsabilité renvoie à la prise de conscience de la vulnérabilité de l’autre. La vulnérabilité évoque, de son point de vue, la nudité ou la fragilité ontologique et sociale de l’être humain. Elle a un rapport avec le visage d’autrui. Ainsi, à la question « qu’est-ce qu’il y a dans le Visage ? », il répond :

Dans mon analyse, le Visage n’est pas du tout une forme plastique comme un portrait ; le rapport au Visage est à la fois à l’absolument faible – à ce qui est absolument exposé, ce qui est nu et ce qui est dénué, c’est le rapport avec le dénuement et par conséquent avec ce qui est seul et peut subir le suprême esseulement qu’on appelle la mort ; il y a par conséquent dans le Visage d’Autrui toujours la mort d’Autrui et ainsi, en quelque manière, incitation au meurtre, la tentation d’aller jusqu’au bout, de négliger complètement autrui – et en même temps, et c’est ça la chose paradoxale, le Visage est aussi le «  Tu ne tueras point ». (Levinas 122)

S’inscrivant dans cette logique lévinassienne, Komi Kouvon soutient aussi que la responsabilité est précisément un appel de l’autre, une convocation du moi :

La responsabilité est une assignation, une invasion, une prise en otage, une convocation du moi. Cette convocation lui vient du Tout-Autre, du Très-Haut, de l’Au-delà, du Transcendant, de l’Infini, de l’extraordinaire. Le moi responsable est avant un moi appelé, élu, convoqué. La responsabilité en tant qu’appel, convocation du moi, est de l’ordre primordial, la loi fondamentale qui fonde l’agir dans son universalité et à laquelle le moi ne peut se soustraire que par un acte d’auto-destruction. (Kouvon 211)

En définitive, la sémantique éthique de la responsabilité implique la conscience du devoir. Celui-ci est primordial dans l’assainissement des rapports entre les humains, et aussi pour l’entretien du cadre de vie sociale. Ainsi, sera tenu légalement et moralement responsable, tout individu dont les agissements causent des préjudices aux autres (Neuberg 479, 480). Au regard de cette considération conceptuelle de la responsabilité, la question que nous nous posons est la suivante : quelle peut être la responsabilité du scientifique à travers le personnage de Victor Frankenstein dans le roman de Mary Shelly ?

2. La responsabilité du scientifique à travers Victor Frankenstein

La responsabilité du scientifique porte, pour l’essentiel, sur le choix des méthodes d’investigation qu’il met en œuvre et qui doivent respecter, à tous égards, l’intégrité de l’homme, la dignité humaine, les valeurs juridiques et morales qui régissent la communauté humaine (Vicol et Constantin 166). Elle consiste fondamentalement à protéger quiconque participe à la recherche et à placer le bien-être des participants au-dessus des intérêts de la science et de la société. Les recherches de Victor Frankenstein visent à donner la vie à des corps inertes. Ceci a été une curiosité scientifique qui a conduit à la création du Monstre. Bien que les intentions de Victor en recherchant l’origine de la vie, est louable scientifiquement, il a la responsabilité de respecter les valeurs éthiques de sa communauté. Cette responsabilité peut être perçue par le scientifique à la fois comme une simple obligation réglementaire ou juridique et comme un impératif moral selon lequel la recherche doit être conforme à des principes et normes éthiques universels (Gillum 298, 299). Il nous revient de voir l’expression d’une telle responsabilité à travers la vie de Victor Frankenstein.

Dans Frankenstein, Victor Frankenstein ne fit objet de poursuite juridique au sujet des meurtres commis par le Monstre qu’une seule fois : à la découverte du corps de son ami Henry Clerval, du fait des circonstances de cette découverte et surtout du fait que le Monstre avait laissé toutes les preuves pouvant effectivement rendre coupable Victor. C’est ainsi que celui-ci fut arrêté et emprisonné. Il reconnut légitimement, mais trop tardivement, que « Si l’étude à laquelle vous vous appliquez a tendance à affaiblir vos affections, et à détruire votre goût pour ces plaisirs simples auxquels aucun alliage ne peut se mêler, alors cette étude est certainement illicite, c’est-à-dire qu’elle ne convient pas à l’esprit humain » (Shelly 48). Cette affirmation constitue l’une des expressions substantielles de sa responsabilité en tant que scientifique. 

Dans Frankenstein, Victor est introduit dès les premiers chapitres comme étant une personne possédant toutes ses facultés physiques, intellectuelles et morales. Cela s’est illustré à travers son désir d’indépendance afin de poursuivre sa curiosité. L’étude des documents mis à la disposition de Victor par son enseignant, M. Waldman, et les différentes sessions d’expérimentation dans le laboratoire prouvent à suffisance sa santé intellectuelle. Sa créature (le Monstre) en est la preuve vivante. En conséquence, Victor est responsable de l’existence du monstre. Est-il, cependant, responsable des actions du Monstre ?

 La réponse à cette question nous semble affirmative si nous considérons la définition de la responsabilité civile. Le Monstre dépend de son créateur qui maîtrise le processus qui a conduit à son existence. Il est donc sous la garde de Victor, lorsqu’on prend en considération le rapport paternaliste qu’il entretient avec lui. De ce point de vue, Victor se rend coupable des actions du Monstre dans la logique de la responsabilité juridique et éthique. Le but des poursuites pour un délit civil n’est pas de punir son auteur, mais de donner au demandeur une compensation ou une réparation pour les pertes ou les dommages corporels qu’il a subis du fait du défendeur, c’est-à-dire des dommages et intérêts (Lacroix 814, 818, 821). Bien qu’il soit possible à un particulier d’en poursuivre un autre pour un délit pénal, c’est le plus souvent la police qui engage des poursuites au pénal. Si l’accusé est déclaré coupable, le tribunal fixe la peine convenable. Ainsi, devant la sollicitation du Monstre pour avoir une compagne afin de combler le vide émotionnel creusé par le rejet, Victor s’est montré vulnérable, ce qui le conduit précisément à la violation d’une obligation, d’un devoir de diligence et de soin raisonnable. En effet, il a détruit la seconde créature afin d’éviter, selon lui, le pire, c’est-à-dire éviter d’assister à la naissance d’une population de Monstres qui menacerait l’existence de la société humaine. Cette décision qui n’a pas de fondement solide et objectif a conduit à la révolte du Monstre. La mort de la fiancée de Victor et de son meilleur ami, Clerval, sont des préjudices causés par sa décision.     

La responsabilité pénale de Victor est engagée en tant que personne physique opérant dans le monde de la recherche scientifique et technologique où la manipulation génétique était en gestation (Debru et Pascal 169). Chercher à créer un être vivant relève, certes, de la curiosité scientifique. Mais, ce faisant, Victor avait profané des tombes afin d’avoir des restes humains. Cette action reste condamnable et condamnée dans beaucoup de sociétés (Meltzer 660, 661). Il reconnaît d’ailleurs l’horreur de ces actes en ces termes: « qui concevra les horreurs de mes labeurs secrets, lorsque j’ai tâté des barrages impies de la tombe, ou torturé l’animal vivant pour animer l’argile sans vie ? » (Shelly 46). La responsabilité de Victor dans la série de meurtres commis par son invention est aussi liée essentiellement au fait qu’il a dissimulé des informations sur les actions dangereuses de celle-ci et ses menaces meurtrières. Il avait gardé en secret sa situation de vie de dépression et d’angoisse, mais aussi son projet de créer pour le Monstre une compagne à sa demande. À ce propos, on peut lire ceci :

Je m’efforçais de le dissimuler autant que possible, afin de ne pas le priver des plaisirs naturels à celui qui entre dans une nouvelle scène de la vie, sans être troublé par aucun souci ou souvenir amer. J’ai souvent refusé de l’accompagner, prétextant un autre engagement, pour rester seul. Je commençai aussi à rassembler les matériaux nécessaires à ma nouvelle création, et ce fut pour moi comme le supplice de gouttes d’eau tombant continuellement sur la tête. Chaque pensée que j’y consacrais était une angoisse extrême, et chaque mot que je prononçais en y faisant allusion faisait frémir mes lèvres et palpiter mon cœur. (Shelly 152)

Cette attitude n’était pas tout à fait responsable. En effet, il aurait pu dire à son entourage, à sa famille ou à son ami Henry Clerval la situation qu’il vivait. Il aurait pu sans doute demander l’aide de son ami, de sa famille, voire de toute la communauté en vue de trouver ensemble la solution à la menace du Monstre dès le départ.

De plus, le fait que Victor n’ait pas pu tenir la promesse faite au Monstre a créé en celui-ci la rage et la vengeance. Ce refus délibéré et résolu était un manque de responsabilité. Encore plus, il aurait pu alerter son entourage du danger qu’il a lâché dans la nature. Mais, pour ne l’avoir pas fait, il a manqué, selon nous, à sa responsabilité et c’est pour cette raison qu’il devient l’esclave de sa propre créature, comme celle-ci le lui a clairement signifié : « Esclave, j’ai déjà raisonné avec toi, mais tu t’es montré indigne de ma condescendance. Souviens-toi que j’ai le pouvoir ; tu te crois misérable, mais je peux te rendre si misérable que la lumière du jour te sera odieuse. Vous êtes mon créateur, mais je suis votre maître ; – obéissez » (159). Victor semblait avoir le sentiment que le Monstre était le seul meurtrier, et même le meurtrier de sa paix et de sa sérénité de vivre. Pour cette raison, il s’estimait être la victime d’un danger monstrueux dont il était purement innocent. Aussi avait-il envie de poursuivre son invention qui était désormais son ennemi, pour le précipiter dans la mer en furie. Et pour la simple raison qu’il considérait le Monstre comme le seul meurtrier, il ne s’imputait au départ aucune responsabilité dans les meurtres perpétrés par le Monstre.

Or, la conscience de Victor le tourmentait au sujet des crimes. Il se sentait légitimement, mais non légalement, responsable de la mort de toutes les victimes. En effet, avant la condamnation de Justine, la servante de la famille, accusée du meurtre de William, Victor a bel et bien déclaré qu’il était le véritable meurtrier : « Mais moi, le vrai meurtrier, je sentais vivre dans mon sein le ver qui ne mourait jamais et qui ne permettait aucun espoir » (95). En fait, ce n’est pas qu’il était celui qui a commis le meurtre, mais celui-qui avait lâché, d’une manière irresponsable, le Monstre qui a tué William. De plus, à la vue surtout du corps de son ami Henry Clerval, l’on peut sans doute dire qu’il faisait des aveux de responsabilité des meurtres qu’avait commis le Monstre jusqu’à ce jour-là, puisqu’il déclara : « Mes machinations meurtrières vous ont-elles aussi privé de la vie, mon très cher Henry? J’en ai déjà détruit deux; d’autres victimes attendent leur destin : mais toi, Clerval, mon ami, mon bienfaiteur- » (167).

En conséquence, Victor avait l’obligation de supporter la peine prévue pour ces meurtres. Car, les meurtres commis par le Monstre pouvaient être inscrits à l’actif de Victor, puisqu’il est responsable de l’existence de celui-ci. Il ne pouvait simplement qu’espérer des conditions atténuantes si l’on arrivait à établir l’intégrité physique, morale et intellectuelle de sa créature en vue de déterminer aussi si celle-ci a agi en toute liberté et indépendance. Et si tel n’est pas le cas, il apparaîtra donc qu’il existe, au dernier ressort, une responsabilité commune, mais différenciée entre le scientifique et son invention.

3. De la responsabilité collective d’une invention scientifique

Nous entendons par responsabilité collective, ce postulat qui stipule, dans le cadre du roman Frankenstein, qu’il serait injuste d’imputer toute la responsabilité exclusivement au scientifique. Victor Frankenstein, figure du scientifique, d’après notre analyse précédente, peut être responsable des meurtres commis par son invention, le Monstre. Toutefois, le revers de la question est : peut-on dire que le Monstre est entièrement innocent ? N’a-t-il aucune part de responsabilité dans la série de meurtres qu’il a commis ? Et non seulement le Monstre, mais la famille et toute la communauté de Victor ne sont-ils pas responsables, c’est-à-dire coupables des meurtres commis par le Monstre ? Pour nous, et le Monstre, et la famille et la communauté de Victor, ont tous une part de responsabilité : c’est ce que nous entendons donc par responsabilité collective au sujet d’une invention scientifique.

Juridiquement, Victor fut innocenté des meurtres de ses proches. Toute la responsabilité était imputée au Monstre qui, en subtilité parfaite, ne s’était jamais identifié comme étant le meurtrier. Dans cette perspective, il s’ensuit que la responsabilité entre Victor et sa création, par ricochet, entre le scientifique et son invention, reste commune. Par ailleurs, si cette responsabilité est commune, elle demeure différenciée, du fait du degré d’implication du scientifique et de son invention dans la série de meurtres. De même, la responsabilité entre Victor, le Monstre, la famille et toute la communauté reste commune, mais différenciée. Mais, puisque tous participent à la culpabilité des divers meurtres, il est dès lors question d’une responsabilité collective.

De façon générale, la responsabilité collective renvoie, non pas à la responsabilité d’un collectif en tant que tel, mais à celle des membres qui le composent. Il s’agit d’une responsabilité qui prend en compte à la fois les aspects juridiques et éthiques. Pour établir et justifier cette responsabilité collective à propos d’une invention scientifique, invention qui peut être utile ou inutile, profitable ou non profitable, il nous revient d’abord de déterminer clairement l’intégrité physique, morale et intellectuelle de l’invention, de la création et, dans le cadre de Frankenstein, du Montre ; ensuite parler de la participation collective, notamment de la famille et de la communauté toute entière.

Pour comprendre la sémantique de la responsabilité collective dans le cadre de notre étude, imaginons la situation suivante : une personne, sans domicile fixe (Sdf), vit dans une extrême pauvreté. Un voisin passe tous les matins devant sa cabane de fortune, mais ne fait rien pour l’aider. Un matin, le Sdf meurt de faim. Son décès peut être considéré comme lié à l’absence de secours de la part de son voisin. Quoique l’on ne puisse déterminer, à partir de quel jour les négligences de celui-ci a été décisive, il est certain que ces négligences répétées, prises ensemble, ont empêché de prévenir la tragédie. Le voisin est, par conséquent, tenu pour responsable du fait qu’il n’a jamais apporté de l’aide à une personne en danger (Neuberg 217, 218, 219). Dans cette situation, le regroupement d’une série d’événements se produisant successivement dans le temps permet de concevoir une responsabilité morale, même si chacun d’eux, pris séparément, ne peut justifier l’imputation de la responsabilité (Toshiaki 133).

Rapporté au roman Frankenstein, toute la famille et la communauté de Victor le voyaient souffrir de dépression, de rejet et de mépris. Le regroupement de toute cette série d’éléments produits successivement dans le temps constitue l’expression de l’imputation collective de la responsabilité de tous les acteurs du roman. En suivant le récit du roman, il ressort des propos du Monstre, pour sa défense, une indépendance morale et intellectuelle. Il est doté de volonté et du pouvoir de formuler des objectifs selon Victor: « J’ai considéré l’être que j’avais introduit parmi les hommes, et doté de la volonté et du pouvoir d’accomplir des desseins d’horreur » (Shelly 73-74). On peut donc postuler que le Monstre avait acquis une indépendance morale (auprès de la communauté humaine) et intellectuelle (en apprenant à lire, et ayant lu certains écrits afin d’apprendre davantage sur son milieu de vie). Par contre, la culpabilité du Monstre peut être remise en cause dans la mesure où les humains n’ont pas facilité son intégration à cause de sa forme, celle que lui a imposé son créateur, Victor.  Il a ainsi été victime de la discrimination et du rejet compte tenu de sa morphologie. Cela a développé en lui le sentiment de révolte et de vengeance. L’altérité avait donc contraint le Monstre à se replier sur lui-même et à créer un complexe et une haine vis-à-vis de son maître.

Toutefois, les actions du Monstre étaient donc condamnables puisque nul n’a le droit de se faire justice (Alland 73). Il était aussi coupable que son créateur, même si cela peut être à des degrés différents. Dans ce cas, mérite-t-il des conditions atténuantes, vu qu’il n’est pas maître de son existence et que ces actions tendent à être la conséquence de son rejet, donc une légitime défense comme il le souligne à maintes reprises dans sa plaidoirie ? 

N’ayant pas une existence légale, tous les préjudices que le Monstre a causés devraient légitiment être imputés à son créateur, au scientifique. En effet, c’est parce que le Monstre, dans le cadre de ce roman, est intelligent que l’on peut lui imputer une part de responsabilité dans ses meurtres. En revanche, pour une invention non intelligente, pour l’invention d’une arme biologique destructrice par exemple, il ne serait question de la responsabilité exclusive du scientifique, mais de celui qui en ferait certainement usage ainsi que la communauté, surtout scientifique (Kozakaï 131 ; Bette 87).

Victor, en tant qu’étudiant, a été soutenu par sa famille et le monde académique. Les études scolaires et universitaires de Victor ont pour but ultime d’aiguiser sa pensée critique qui le conduit au questionnement et à la créativité (Dang 313). En d’autres termes, Victor est un produit de sa société à travers l’éducation formelle et informelle. Son génie créateur émane de la fertilité de sa mémoire et des connaissances acquises à l’école et dans les laboratoires de biochimie à l’université de Ingolstadt. Ainsi, sur le plan philosophique, sa responsabilité vis-à-vis de son invention, impliquant sa communauté et sa famille, pouvait aisément être engagée. C’est dans cette perspective que nous parlons de responsabilité commune. Elle est commune du fait que Victor n’aurait pu arriver à assouvir sa curiosité scientifique sans le concours de la capacité financière et technique de sa famille et de son entourage (Bette 87).

En effet, la communauté scientifique, ne pouvant pas se résumer à une autorité physique ou morale, peut être tenue responsable des meurtres commis par le Monstre. Car, celui-ci, après une série d’agissements jugés antisociaux, se voit dans l’obligation de se faire entendre pour éclairer la lanterne de tous ceux qui souhaitaient intervenir dans la résolution du problème entre lui et son créateur, Victor. En fait, sa plaidoirie dans le roman fait suite aux différentes accusations à son encontre, portées par son créateur et la communauté humaine en général. Il ne voulait plus supporter ce qu’il entend dire de lui. C’est sans doute la raison pour laquelle il a cherché à être entendu, mais par la ruse. Il avait donc conscience que le droit humain prévoit que le présumé coupable se défende. Or, il n’avait aucune occasion de se défendre devant une cour de justice. Il n’avait aucune occasion, durant ses échanges sporadiques avec son créateur et d’autres personnes, pour avancer ses arguments, ses demandes et ses prétentions en vue de convaincre son auditoire de son innocence. Il ne lisait que de la haine sur le visage de toute la communauté humaine.

Après avoir été créé et après avoir pris conscience de l’incompatibilité morphologique qu’il y a entre lui et les humains, le Monstre avait soumis une demande de création d’une compagne afin de pallier sa solitude.  Cette demande relève sans doute d’un besoin d’amour, de sympathie et de partage pour venir à bout d’une crise identitaire qui a commencé par le ronger (Diène 93). Malheureusement, cette demande a buté sur le manque d’esprit d’ouverture et de dialogue de son créateur qui a refusé de lui donner une compagne, estimant plus dangereux d’avoir une colonie de Monstres partageant le même territoire avec les humains. Aussi le monstre dénonce-t-il une injustice, dans la mesure où il estimait que chaque homme a sa femme et chaque animal a sa compagne, alors qu’il en était privé et devait, pour cette raison, se retrouver tout seul (Vasconcellos 191). Sa grande forme est détestée par son créateur et les autres humains. Or, il n’était pas aussi un animal pour réclamer sa place dans le règne animal. Au vu de cela, nous pouvons dire que sa demande peut être qualifiée de légitime.     

Le Monstre accuse son créateur de l’avoir abandonné à son sort. Si le refus de créer une compagne a été remplacé par la compagnie de son créateur, la sollicitude et l’amertume n’allaient certainement pas avoir le dessus sur lui. En tant que créature de Victor, le Monstre méritait la protection et l’amour de son créateur. Il répond à l’accusation relative à ses vices et démontre que les meurtres commis ne sont qu’une conséquence de sa dégradation morale, laquelle a été causée par l’abandon, le rejet, l’ingratitude des humains, y compris son créateur. Il avait fait savoir aussi qu’il a eu, jusqu’à un moment donné, des idées et intentions nobles ; qu’il a aveuglement espéré rencontrer les humains capables d’accepter sa forme grotesque et monstrueuse, et de l’aimer pour les qualités qu’il possède, lesquelles peuvent être utiles à la construction de la société. Malheureusement, ces rêves se sont évaporés, laissant la place à l’expression de la méchanceté. Il a été obligé d’apprendre à être malin (Shelly 158). Ses vices sont donc le fruit d’une solitude forcée. En sommes, tous les mauvais traitements subis par le Monstre ont détruit sa vertu et la sympathie qu’il a éprouvé envers les humains.

À travers cette situation, nous voyons encore aujourd’hui se poser la question de la responsabilité collective relative à une invention scientifique. Elle n’a pas cessé de rebondir et de s’étendre, du nucléaire aux recherches biomédicales, de l’informatique à l’environnement (Nomura 629). Si nous quittons la science-fiction, il existe de nos jours plusieurs exemples en guise d’arguments qui illustrent la responsabilité qu’incarne le scientifique vis-à-vis de son invention, mais aussi en face de la communauté toute entière. L’un des exemples poignants est l’Affaire Robert J. Oppenheimer. En effet, Jean-Jacques Salomon relaye un fait de New York Times, un fait selon lequel Dean Acheson, secrétaire d’État sous Truman, rapportait dans une interview :

J’accompagnais un jour, Oppie (Oppenheimer) dans le bureau de Truman. Oppie tordait ses mains en disant « j’ai du sang sur la main ». Plus tard Truman me dit : « ne me ramenez plus jamais ce crétin. Ce n’est pas lui qui a lancé la bombe, c’est moi. Cette sorte de pleurnicherie me rend malade ». (Salomon 298)

Jean-Jacques Salomon montre en réalité que la responsabilité collective reste incontournable dans notre civilisation actuelle qui s’étend dans l’éphémère où tout est jetable, y compris le travail, incapable de répondre à la soif de transcendance : « Le mythe de l’homme digital, neuronal et bionique se heurte à la réalité des risques nés du développement même de la science – des arsenaux atomiques au réchauffement du climat, des poubelles nucléaires aux plantes transgéniques, des pièges policiers de l’informatique aux pratiques eugénistes du clonage humain » (Salomon 68; Nomura 629). La responsabilité collective s’en trouve vivement défiée.

Conclusion

L’objectif de cette étude a été d’explorer la sémantique de la responsabilité dans une perspective juridico-éthique d’une part, et de situer la responsabilité du scientifique à travers Victor Frankenstein, le personnage principal du roman d’autre part. Il a été également question de justifier la responsabilité collective de la communauté humaine dans les différents meurtres commis dans Frankenstein.

Il ressort de notre analyse que le scientifique doit toujours porter un regard sur son invention. Il doit également prendre du recul vis-à-vis de ses passions démesurées. Car la réalisation de certaines peuvent causer des dommages irréparables.  La responsabilité civile et pénale de Victor a été engagée dans la mesure où le Monstre lui doit son existence. De plus, les torts causés par celui-ci devraient être réparés par Victor. Bien que le monstre ait été capable de raison, d’émotion et d’intelligence lui permettant d’agir en toute liberté, l’attitude de la société et du scientifique nous paraît aussi condamnable.

En effet, une invention ne peut être ni bonne, ni mauvaise. L’usage que les consommateurs en font peut déterminer la classification de l’invention. C’est pourquoi, nous estimons que, par rapport aux crimes commis par le Montre, la responsabilité est essentiellement collective : elle engage le scientifique et toute sa communauté. Ainsi, Victor, ses parents et sa communauté peuvent écoper des mêmes peines pour les infractions causées par Victor.

Les expériences de Victor et sa création sont l’image des interdits que beaucoup de scientifiques ont bravé afin de trouver des remèdes et solutions à beaucoup de défis qui se sont présentés à la société humaine. Il est donc de la responsabilité morale de chaque membre de la communauté de veiller sur les désirs qui courent parmi eux et, en cas de réalisation de certains qui porteraient préjudice à toute la communauté, que les membres se mettent en synergie dans la quête d’une solution. Victor a été délaissé dans ses tentatives pour réparer les dommages causés à ses proches et aux autres membres de sa communauté. La communauté de Victor peut être condamnée pour non-assistance à personne en danger. Une telle indifférence peut se révéler nuisible et suicidaire pour une société moderne qui a subi et continue de subir de profondes mutations liées aux progrès de la science et de la technologie.

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Comment citer cet article :

MLA : Djagri Temoukale, Mabandine. « Invention scientifique et responsabilité humaine dans Frankenstein : une perspective techno-éthique. » Uirtus 1.2. (décembre 2021) : 260-280.


§ Université de Kara / [email protected]