Résumé: Appropriation de la gestion des conflits par les villages de la commune de M’batto

Ekian Noël N’Goran§

Résumé : Le texte analyse les mécanismes de légitimation associés à l’appropriation de la gestion des conflits dans la commune de M’batto. Il se fonde sur les sanctions et amendes prévues par les communautés villageoises en cas de mobilisation des instances de régulation officielles.  Adoptant une perspective ethnosociologique, la collecte des données a été effectuée à partir d’observation et d’entretiens individuels. Sur le plan empirique, le texte entend contribuer à l’avancement des connaissances dans l’étude de l’appropriation de la gestion des conflits en Côte d’Ivoire. Les résultats de l’étude mettent en exergue les rites d’appropriation de la gestion des conflits dans la commune de M’batto. En outre, la conception de l’autorité coutumière comme garant de l’ordre villageois ; les sanctions et peines encourues comme obstacle au recours des instances étatiques de régulation et les cadres sociaux constituent les facteurs de l’appropriation de la gestion de conflits dans ladite commune.

Mots-clés : appropriation de la gestion des conflits, normes sociales, M’batto, Côte d’Ivoire.

Abstract: The text analyzes the legitimation mechanisms associated with the appropriation of conflict management in the municipality of M’batto. It is based on the sanctions and fines provided for by village communities in the event of the mobilization of official regulatory bodies. Adopting an ethnosociological perspective, the data collection was carried out on the basis of observation and individual interviews. Empirically, the text intends to contribute to the advancement of knowledge in the study of the appropriation of conflict management in Côte d’Ivoire. The results of the study highlight that the rites of appropriation of conflict management in the municipality of M’batto. In addition, the conception of customary authority as a guarantor of village order; the sanctions and penalties incurred as an obstacle to recourse to state regulatory bodies and social frameworks constitute the factors in the appropriation of conflict management in the said municipality.

Keywords: Ownership of Conflict Management, Social Norms, M’batto, Côte d’Ivoire

Introduction

Le conflit fait partie des phénomènes inhérents à toutes les communautés. Il est présent aussi bien dans les relations interpersonnelles que dans les relations entre les groupes, entre les sociétés et entre les nations (Thuderoz). À l’instar des autres régions du monde, on observe des conflits en Côte d’Ivoire. Selon A. Babo et Y. Droz, la Côte d’Ivoire fait partie des espaces sociaux où les conflits sont manifestes et tendent à la « prolifération » depuis pratiquement une décennie. On dénombre ainsi, selon la classification institutionnelle des conflits intercommunautaires, des conflits fonciers, des conflits halieutiques, des conflits interethniques et des conflits dits Etat/Populations (Lida). De fait, les études sur les relations intercommunautaires, précisément en Côte d’Ivoire ont fait ressortir que les conflits sont saisis tantôt en termes de différenciation ethnique ou encore sous l’angle de la différenciation fondée sur l’autochtonie tantôt sur fond des logiques identitaires (Akindès) et encore bien plus souvent comme un fait pathologique que l’organisation sociale doit contenir (Koné).

Par ailleurs, la Côte d’Ivoire a connu de nombreux conflits sociopolitiques et intercommunautaires aux caractéristiques et d’intensités variables. Mais, les dernières crises préélectorales et postélectorales de 2010 ont ravivé les tensions ethniques sous-jacentes. Les efforts déjà fournis pour la cohésion sociale, soutenus par les partenaires nationaux et internationaux ces vingt dernières années, sont aujourd’hui mis en mal. Ce contexte de tension et conflit au plan national se traduit aussi dans les rapports intercommunautaires tant en milieu urbain qu’en milieu rural (Ekian et Karamoko ; Broohm). C’est ainsi, qu’a éclaté à M’batto, un conflit opposant les autochtones Agni aux migrants en février 2010 et novembre 2020.

En outre, le souvenir des récents épisodes conflictuels 1999 ; 2002-2007, 2010-2011, 2020 a intensifié la polarisation des partis politiques augmentant ainsi les risques des affrontements entre les différentes communautés. C’est dans ce contexte que des actions ont inclut des initiatives de consolidation de la cohésion sociale, c’est-à-dire la facilitation des relations entre les différentes communautés et les acteurs politiques ivoiriens. Ces initiatives sont : la sensibilisation, l’information et un appui extérieur continu approprié pour renforcer la cohésion sociale.

Au plan local, les enjeux liés à la cohésion sociale et à l’intégration sont perceptibles au niveau intergénérationnel, démographique, politique, économique et socioculturel. Ainsi, l’intégration des nouveaux « arrivants » et les liens avec la communauté locale sont un défi dans tous les villages et villes de la Côte d’Ivoire, où souvent les institutions coutumières sont fortement représentées. Ces coutumes sont riches d’enseignements utiles à la compréhension des pratiques qui ont donné lieu à l’éclosion des sociétés dans lesquelles les conflits sont plus ou moins latents (Ekian). La stabilité des sociétés coutumières sont garanties par des institutions, des pratiques et des rites qui assuraient le règlement pacifique des conflits: la famille restreinte, noyau central pour l’éducation à la tolérance quotidiennement dispensée à travers les contes et proverbes; la famille élargie, assurant les liens d’identité et de reconnaissance par le maintien d’un système de solidarité étendue; le clan ou la tribu, structuré suivant des relations hiérarchisées garantissant la stabilité sociale et la cohésion de tous les membres.

Dans un tel contexte, cette étude se fonde sur les injonctions et les interdictions de mobilisation des instances de régulation étatiques de gestion de conflits par les villages de la commune. Ces injonctions et interdictions sont éditées par l’autorité coutumière, malgré que celle-ci soit un auxiliaire de l’administration. En effet, ces injonctions et interdictions constituent une ressource socialement partagée par les membres desdits villages sous formes d’injonctions et d’interdictions. Ces injonctions sont entre autres en cas de différends se référer à l’instance de régulation villageoise ; respecter les procédures en vigueur au sein de l’instance de régulation villageoise ; se référer en premier lieu à la famille en cas de conflit,  en deuxième lieu au chef du village, se référer en troisième lieu au chef de tribu ; avoir l’autorisation du chef du village ou de tribu avant toute sollicitation des instances de régulation officielles ; amende obligatoire prévue contre les protagonistes ne respectant pas les prédispositions disciplinaires de la cour coutumière. En outre, il est interdit de se référer directement aux instances de régulation officielles, de refus du verdict rendu par l’instance de régulation villageoise.

Cependant, selon loi n°2014-428 du 14 juillet 2014 portant statut des rois et chefs traditionnels en Côte d’Ivoire, les autorités coutumières ou locales constituées les auxiliaires de l’administration. Alors, quels sont les déterminants sociaux de la mobilisation limitée des instances officielles de régulation de conflits dans la commune M’batto ? Quelles sont les pratiques et les représentations sociales associées à cette réalité sociale ? Quel est le cadre relationnel dans lequel s’inscrit cette pratique sociale ?

Par ailleurs, l’intérêt pour cette présente étude est de contribuer à l’avancement des connaissances sur l’appropriation de la gestion des conflits en Côte d’Ivoire. Ainsi, il s’agit d’analyser les mécanismes de légitimation associés à l’appropriation de la gestion des conflits dans la commune de M’batto. Notamment, de décrire les pratiques et représentations sociales régissant l’espace social et d’analyser les facteurs sociaux qui rendent compte de cette réalité sociale.

  1. Méthodologie de l’étude

L’étude s’intéresse aux instances de régulation en général, notamment celles des villages d’Assoumoukro, Ahounan, Akpibo, Assié-akpessé, Diékadjokro et N’gramassabo. Le choix de ces villages ne repose pas sur la base de la représentativité statistique des conflits, mais plutôt sur la base du nombre et de la qualité des acteurs sanctionnés et amendés suite à la mobilisation des instances de régulation officielles de conflits. 

Les données de cette étude sont issues de l’observation, des entretiens individuels et la recherche documentaire. Ces entretiens ont été réalisés dans l’ensemble des villages susmentionnés de ladite commune.  Sur la base de l’échantillonnage par choix raisonné, les personnes interviewées sont entre autres les autorités coutumières des deux localités (1 chef de tribu, 3 chefs de village, 4 notables), 3 autochtones par village, 3 allochtones et 3 allogènes par village, le Secrétaire général de préfecture, le Sous-préfet, le Maire de M’batto et les acteurs judiciaires. Les thématiques abordées au cours de ces entretiens semi-directifs sont : les rites d’appropriation de la gestion de conflits ; les sanctions et peines encourues en cas de mobilisation des instances étatique de régulation de conflits, les mécanismes sociaux d’appropriation, les représentations sociales associées à l’appropriation de la gestion de conflits.

L’analyse de contenu a été appliquée au corpus d’informations recueillies. Ainsi, la qualité de l’analyse des résultats de la recherche a été garantie par le principe de la triangulation des données récoltées et de leurs interprétations. Ceci a été réalisé en comparant les différents résultats de recherche, en vérifiant certaines données de terrain avec les documents de retranscription d’enquête définitive.  Enfin, en réalisant l’étape collective de la recherche avec deux autres chercheurs, il a été possible de discuter des sujets investigués et des données collectées. Compte tenu du principe de confidentialité de base énoncé avant le début de tout entretien et de la situation sociopolitique actuelle de la Côte d’Ivoire, nous nous réservons de garder l’anonymat des acteurs tout en précisant leur qualité et fonction.

  1. Rites d’appropriation de la gestion de conflits par l’autorité coutumière

L’appropriation de la gestion des conflits dans la commune de M’batto par l’autorité coutumière se perçoit à travers les rites d’appropriation de l’instance villageoise de régulation de conflits. Ces pratiques sociales constituent une ressource symbolique socialement partagée par les communautés vivant dans la commune de M’batto. En effet, l’écoute du plaignant/l’accusé en présence de leurs chefs de famille respectifs avant toute délivrance d’une potentielle convocation est un facteur d’apaisement des protagonistes. Ainsi, la chefferie exige la présence du chef de famille avant de délivrer une convocation à l’un de ses membres et/ou avant tout régler de conflits. Cela consiste à transposer le conflit au niveau famille, ôtant ainsi au conflit toute connotation individuelle. En outre, les comportements de non-agression physique ou verbal à observer entre les protagonistes ou/et entre les familles après la délivrance de la convocation est un facteur d’accoisement entre eux. Cela se fait à travers les notables qui prodiguent de sages conseils au plaignant ou des conduites à tenir. Il s’agit : de tout faire pour remettre la convocation à l’accusé et lui remettre la convocation main à main sans faire de palabre et en présence d’une personne. 

Ces recommandations sont faites par les notables afin d’éviter un probable affrontement entre le plaignant et l’accusé ou entre leurs différentes familles respectives. Cela a pour fonction de réunir les deux protagonistes au tribunal coutumier en vue d’une éventuelle réconciliation. La convocation adressée, les deux protagonistes attendent le jour du jugement. Ainsi, les participants à la séance de régulation sont : le chef du village ou de tribu (au cas où le jugement a lieu au siège de l’« Agniwié ») préside le « Klô », assisté par ses notables et ses porte-cannes. En plus de la chefferie, les participants du jugement sont : les protagonistes (plaignant et accusé), les différents membres de leurs familles, leurs amis ou leurs connaissances et les témoins. Une fois tous réunis, les débats sont introduits par un porte-canne « kpômanfoué ». Il invite les protagonistes à observer la discipline. Les assistants écoutent et donnent leur point de vue ou leur avis sur le problème débattu. Cette participation de tous les assistants présents de prendre la parole au cours des séances de régulation est une implication à tous les membres de la communauté à l’activité de régulation.

En outre, les rites de réconciliation à la fin de chaque séance de régulation sont un facteur d’intégration sociale des membres des communautés. En effet, une fois que le conseil des notables a rendu sa décision, les deux parties sont amenées à donner un certain nombre d’éléments (approuve ou désapprouve le verdict rendu) qui s’inscrivent dans la dynamique de résolution de conflit. Ces éléments sont fonction du déroulement du jugement ou de l’appréciation du collège des notables.

Après cela, une amende est fixée par le collège de notables et il est conseillé au perdant de demander pardon pour revoir cette amende à la baisse. Le règlement prend fin par une obligation faite aux deux parties de se serrer la main. Ce geste est un signe d’accord qui signifie que le malentendu est « dissipé ». La partie perdante doit payer une amende qui est fonction du problème débattu. Cette amende est fixée par le collège des notables et elle est obligatoire pour valider le jugement. Pour les autorités coutumières, celui qui n’est pas satisfait du verdict, peut solliciter d’autres instances de régulation. Il est libre de ses choix et personne ne peut l’empêcher dans son entreprise. Toutefois, il est prévu des sanctions pour ces catégories d’acteurs car ils sont en déphasage avec les règles et les normes sociales de la communauté de référence.

Pour finir, les règlements à l’amiable constituent un facteur de restitution et/ou réparation partielle ou totale des dommages causés, favorables à la mobilisation de l’instance villageoise de régulation de conflits. Pour les membres des communautés ce type de règlement leurs permet d’éviter des dépenses et d’économiser du temps. Car, selon eux, les séances à la justice sont longues et nécessitent des déplacements à chaque fois que le juge vous convoque. Alors qu’à l’instance villageoise de régulation de conflits une solution instantanée est trouvée au problème posé. Et, cela ne nécessite aucun déplacement, ni d’argent, ni perte de temps, ni abandon de ses travaux ou de ses affaires. Ce gain n’est pas uniquement pécuniaire, matériel et temporel. Il y a aussi un gain de réconciliation, de cohésion sociale entre les différentes familles et entre les différentes communautés. Car, l’accusé présente publiquement ses excuses au plaignant. C’est cet effort de réconciliation et de cohésion sociale prôné par l’instance villageoise de régulation de conflits, qui motive les membres des villages à s’y référer.

  1. Conception de l’instance de régulation étatique de conflits comme un « déshonneur »

Les instances de régulation étatique présentent dans la commune de M’batto sont la préfecture, la sous-préfecture, la brigade de gendarmerie, la mairie et le central social. De nos investigations, des données reçues et collectées à travers les archives de ces instances et de ceux des villages, le taux de fréquentation s’élève à 12%.  Ce taux relativement faible s’explique par le fait que les membres des villages interprètent les instances de régulation étatiques comme ayant pour finalité un emprisonnement. Ainsi, selon les villageois, la prison est un déshonneur familial voire communautaire, une fatalité. En effet, les membres des villages construisent leurs rapports sociaux à l’instance de régulation étatique en cas de conflits comme ayant pour finalité un emprisonnement. Pour les membres de ces villages, l’emprisonnement d’un de leurs membres est un déshonneur communautaire, une fatalité. Contrairement au système carcéral qui considère cela comme une correction. Pour ces communautés qui vivent sur cet espace social, le membre est considéré dans le village comme le détenteur de la morale familiale, communautaire ou villageoise. De ce fait, ce dernier est comptable du déclin de son image. Car, la prison est considérée comme un lieu de traitement dégradant et inhumain, de promiscuité à la torture.

(…) lorsque vous dites à quelqu’un qu’il doit aller en prison automatiquement c’est la fin en soi. D’après vos expressions de maintenant « la mort est mieux » donc on voit ça comme l’enfer sur terre un lieu où vraiment il ne faut pas partir (…). C’est vrai au niveau de la loi on appelle ça des maisons de correction mais nous dans notre langue, on appelle ça la maison de « kaka ». C’est un lieu où tu chies et tu manges à côté. Tu es privé de liberté. Qui a envie de voir sa liberté confisquée. Mais quand les faits arrivent on pose des actes sans retenu et c’est après qu’on mesure l’ampleur de nos actes. Mais c’est déjà tard. Voilà comment nous nous représentons la prison. C’est un lieu qui vraiment n’est pas conseillé à son pire ennemi.  Source : notable, Assoumoukro.

Pour les membres des villages, la prison est assimilable à une « mort » sociologique. Cette « mort » n’est pas individuelle mais, plutôt familiale, communautaire ou villageoise. Ainsi, les membres des villages évitent la prison. Cela induit le fait qu’on ne doit pas ester une personne devant l’instance de régulation étatique qui aura pour finalité un emprisonnement. Car, si un membre d’une famille, d’un clan ou d’une tribu est en prison, c’est comme tous les membres y sont. Parce que la famille ou la communauté perd de sa réputation devant les autres familles ou communautés. De ce fait, il n’est pas recommandé aux acteurs en conflit de mobiliser l’instance de régulation étatique. Dans le cas contraire, les acteurs qui sollicitent ces instances rentrent en conflits avec les autres membres des communautés. En effet, un plaignant qui sollicite l’instance étatique de régulation de gestion de conflits pour régler son différend, met au défi sa famille et celle de l’accusé, y compris la chefferie villageoise.

La société Agni n’aime pas être, convoquée devant une juridiction jusqu’à aller en prison, finalité de l’affaire. J’allais dire propre à notre région. Dès que quelqu’un te conduit devant la justice, il devient ton ennemi. (…) Donc, effectivement la famille qui voit l’un des siens emprisonné ne sera jamais contente. Même vous devenez des ennemis ! Et le monsieur qui est là-bas à sa sortie devient votre ennemi. Source : autochtone, N’gramassabo.

Les représentations négatives de la prison par les membres des communautés ont pour fonction de régler les conflits au niveau du tribunal coutumier. Cela a pour but également d’atténuer les conflits entre les membres des familles et des communautés et de maintenir la cohésion entre les familles et les communautés. Car, pour elles, le règlement de la police, la gendarmerie, la sous-préfecture pour finalité est la prison. Par ailleurs, les membres des villages trouvent les procédures longues. Elle ne procède pas au remboursement des dommages causés.  Elle perd leur temps et constitue aussi une source de perte pécuniaire.

  1. Les sanctions et peines encourues en cas de mobilisation des instances de régulation étatiques

 Les sanctions et peines encourues constituent une contrainte liée à la mobilisation de l’instance de régulation étatique en cas de conflits. Ces sanctions et peines encourues se résument aux pratiques d’empoisonnement, d’« envoûtement » et de la non-assistance des membres de la famille par la chefferie villageoise lorsqu’un des leurs les sollicite.  En effet, ces sanctions sont appliquées dans un contexte d’événements heureux (mariage) comme malheureux (décès d’un membre de sa famille). Il y a aussi le manque de toute solidarité de la famille de celui qui a été traduit en justice envers sa famille. Car, solliciter une autre instance de régulation que la leur constitue un processus de délégitimation des autorités villageoises.

S’il y a un décès dans sa famille, on refuse de partir et là, c’est sa famille qui vient et si lui-même, il a un problème aussi du même genre, c’est toujours sa famille qui vient demander pardon à la chefferie (…). Mais, au niveau de la chefferie, l’ex secrétaire général qui a eu un problème, qui est parti à la justice, pourtant, il est membre même de la chefferie. Il a été destitué parce qu’il a failli à sa mission, (…). Alors, toi, tu es mon secrétaire et c’est toi qui veux me trahir. Il a été sanctionné. On a dit qu’on travaille plus avec lui.  Source : Chef de tribu, M’batto.

Ces sanctions obligent les membres des villages à mobiliser l’autorité villageoise en cas de différends, car ceux qui sollicitent l’instance de régulation étatique de conflits sont en déphasage d’avec les règles, normes sociales, mœurs des villages. Cependant, selon les villageois, les membres des villages insérés dans la ville de M’batto qui mobilisent ladite instance sont victimes des empoisonnements, des « envoûtements ».

Il y a eu un cas à M’batto ici, quelqu’un a traduit un ‘‘jeune homme’’ en justice. Et le ‘‘jeune homme’’ avait une maladie qu’on appelle asthme. En prison à Dimbokro, il est mort. Mais, quand il (corps sans vie du ‘‘jeune homme’’) est arrivé, les gens voulaient envoyer le corps chez le monsieur qui l’avait envoyé en prison. (…) Et on a empoisonné le monsieur à l’enterrement du‘ ‘jeune homme’’. Et deux mois plus tard lui-même (le monsieur qui l’avait envoyé en prison), il est tombé malade et le jour de sa mort, il a dit que ce sont les gens du village qui l’ont tué, parce qu’ils disent qu’il a envoyé un de leur en prison. Source : Adjoint au Maire.

Ces pratiques sociales sont à la base de la construction des autorités coutumières comme ayant les capacités nécessaires à résoudre ces problèmes dits « mystiques » que les acteurs des instances de régulation dites étatiques. De ce fait, l’autorité coutumière se construit socialement compétent à résoudre tous les litiges. Par conséquent, les agents étatiques perçoivent les acteurs de la régulation coutumière comme des ressources sociales (les chefs de village ou de tribu sont les premiers acteurs de la régulation de conflit dans la ville de M’batto) en matière de régulation de conflits. Ces pratiques sociales des empoisonnements, des « envoûtements » démotivent les membres des communautés de porter leurs litiges devant l’instance de régulation étatique de gestion de conflits.

  1. Les cadres sociaux de l’appropriation de la gestion de conflits

La famille, la communauté sont des cadres sociaux d’inculcation, de respect, de contrôle des normes sociales, règles villageoises et d’occultation des individus en tant que plaignant ou accusé. Cette situation déconstruit et reconstruit les acteurs du conflit. En effet, le conflit qui était au niveau de deux acteurs symboliques devient familial voire communautaire. A ce stade, le différend se gère entre les chefs de familles. Par ricochet, la famille est le cadre par excellence de l’appropriation de la gestion des conflits et de l’interdiction de recourir à l’instance de régulation étatique. Quant à la communauté, elle constitue un cadre social d’application et de contrôle des normes sociales et règles villageoises. De ce fait, elle négocie avec ses membres afin de réguler les conflits dans les villages. Les mutuelles de développement et les associations sont des cadres sociaux d’application et de contrôle des normes sociales et règles villageoises. Elles négocient avec leurs membres afin de réguler les différends au sein des villages. Elles négocient également avec les familles, les communautés et le village dans le but de réguler les conflits dans les villages.

Par ailleurs, chaque grande famille a un chef reconnu par chaque village de la commune de M’batto. Il joue le rôle de conciliateur dès que survient un litige. Le litige est porté à sa connaissance par les membres de sa famille. Son rôle est de régler le problème au sein du cadre familial.

Notre coutume veut qu’on règle nos problèmes au niveau de la petite famille d’abord. Et quand, ça ne va pas, on envoie l’affaire devant les notables, le chef. Même les affaires criminelles doivent d’abord être réglées au niveau de la famille. Il faut donner la chance à celle ou celui qui a causé du tort à son ami pour lui faire comprendre que nous sommes obligés de vivre ensemble. C’est le sens de la solidarité africaine quand bien même que l’autre a fait du mal on essaie d’être plus tolérant. On essaie de le ramener à la raison, que dans la société on ne vit pas comme cela.  Source : Chef de terre, Diékadjokro.

Tout problème commence par se régler au niveau de la cellule familiale. Car celle-ci est un cadre de socialisation par excellence. C’est la famille qui inculque à ses membres les normes, les valeurs et les règles de sa communauté de référence et des villages. Si un membre est en déphasage avec ces normes, ces valeurs et ces règles, elle est chargée de les lui rappeler et de le raisonner. Dans le cas contraire, le chef de famille est sanctionné. Un exemple de cette réalité est celui de l’ex-secrétaire de la chefferie d’Assoumoukro dont son fils héritier a refusé le verdict rendu par la chefferie et a sollicité l’instance étatique de régulation. La conséquence de son acte est la radiation du chef de famille du concerné du bureau de la chefferie d’Assoumoukro. Ainsi, le rôle de la famille consiste à inculquer à ses membres les normes sociales et règles villageoises et à les faire respecter par ces derniers. Le non-respect de ces normes constitue une forme de délégitimation des institutions villageoises. En effet, le chef de famille est aidé dans sa tâche par d’autres chefs de famille qui sont aussi des notables de village. Il ne juge jamais seul, les litiges. La sentence rendue par le chef de clan peut être contestée. Dans ce cas, les plaignants peuvent faire appel en s’adressant au chef de village. De ce fait, la famille, les communautés et les villages sont des cadres de socialisation. La socialisation est le processus au cours duquel un individu apprend et intériorise les normes et les valeurs tout au long de sa vie, dans la société à laquelle il appartient, et construit son identité sociale. Elle est le résultat à la fois d’une contrainte imposée par certains acteurs sociaux, mais aussi d’une interaction entre l’individu et son environnement. Cela favorise la reproduction sociale. Le processus de socialisation débute dès la naissance, se poursuit tout au long de la vie et ne s’achève qu’avec la mort. Ainsi, la sociologie s’efforce de différencier les temps et les cadres de la socialisation en séparant notamment la période de socialisation dite primaire, essentiellement familiale et celle dite secondaire qui se fait à travers l’école, le groupe d’appartenance, institutions politiques, religieuses, culturelles, sportives. La socialisation primaire permet à l’acteur social d’incorporer dans la plus grande dépendance socio affective à l’égard des adultes qui l’entourent le monde, le seul monde existant et concevable, le monde tout court. L’impossibilité de prendre conscience des influences socialisatrices est d’autant plus grande que la socialisation est précoce et n’est pas soumise à la comparaison. J-P. Genêt parle à ce propos d’« amnésie de la genèse ». Le fait que la socialisation familiale soit à la fois précoce, intense, durable et, au moins pendant un temps, sans concurrence, explique le poids de l’origine sociale dans un très grand nombre de comportements ou de préférences. Ainsi, elle détient le monopole de l’éducation enfantine. Elle est plus ou moins contrôleuse et exerce un rôle de filtre par rapport aux normes, aux valeurs et aux règles de la communauté. De ce fait, Durkheim ne distingue pas la socialisation de l’éducation (est un processus par lequel la société attire à elle l’individu, à travers l’apprentissage méthodique de règles et de normes par les jeunes générations ; elle favorise et renforce l’homogénéité de la société).

Dans une optique bourdieusienne, la socialisation consiste également en un processus d’intériorisation par l’individu des manières de faire et de penser propres à son groupe primaire : elle produit un habitus, c’est-à-dire un ensemble de dispositions profondément incorporées, qui orienteront durablement les pratiques, les goûts, les choix, les aspirations des individus.  L’habitus selon P. Costey, est le produit du travail d’inculcation et d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective que sont les structures objectives (langue, économie…) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d’existences.

En outre, la socialisation contribue à la reproduction sociale, d’autant qu’elle transmet d’une génération à l’autre, de manière active ou par imprégnation, un capital culturel (manières de parler, goûts, connaissances, etc.) à la fois très inégal selon les groupes sociaux des individus. Par conséquent, la socialisation dans ces villages de la commune permet aux membres d’intérioriser les normes, les valeurs et les règles de ces villages. D’où l’appropriation de la gestion des conflits et de l’interdiction de recourir aux instances de régulation étatiques par les membres de ces villages. Parce que les membres de ces villages adhèrent aux règles, aux normes, aux mœurs des coutumes de la communauté des villages. En effet, ses membres partagent un ensemble de pratiques sociales communes : le territoire, le groupe linguistique, la fidélité à des coutumes, le culte des traditions anciennes. Ce qui caractérise ces villages est la volonté de ses membres à vivre ensemble. Ainsi, ces acteurs partagent en communs les normes de la communauté des villages, les mœurs des coutumes et une histoire commune. Ainsi, les membres se sentent-ils solidaires. Ils sont étroitement liés entre eux par des liens historiques et culturels.

Par conséquent, les membres des villages considèrent les chefs de famille, de villages et de tribu comme les pères de tous les habitants sans distinction. Plus spécifiquement, il est clair que l’accomplissement de la fonction paternelle telle que nous la concevons implique une véritable vie commune qui n’est réduite à la simple relation père-enfant. Les membres se rendant chez leur ‘‘père’’ pour les jugements espèrent une décision socialement partagée par l’ensemble des membres des villages. 

Ce système de régulation devient le cadre idéal et normatif pour les membres des villages de la commune de M’batto. Il leur permet de gérer la question des conflits ouverts à travers ce référent idéologique de la paternité. En outre, ce type de lien décrit, désigne l’ensemble des relations qui unissent des acteurs sociaux faisant partie d’un même groupe social et/ou qui établissent des règles sociales entre acteurs ou membres de la communauté de référence. Ce rapport social entre les membres et les autorités villageoises inscrivent ces derniers dans une relation de ‘’filiation’’ à travers les interactions de paternité entre eux. Cette relation qu’elle soit familiale, culturelle, ou communautaire, favorise l’adhésion aux règles et normes des villages ; d’où la construction d’une identité villageoise propre et originelle qui orientent les membres. Ce lien de paternité est assimilé au lien de filiation chez S. Paugam. En effet pour lui, la construction d’une identité familiale, associative, professionnelle ou nationale repose sur l’inscription dans un ensemble de liens sociaux qui assurent à l’acteur une reconnaissance sociale. Ainsi propose-t-il une typologie de quatre types de liens sociaux principaux.  Ces types de lien sont : le lien de filiation, le lien de participation élective, le lien de participation organique entre acteurs de la vie professionnelle et le lien de citoyenneté. En outre, pour F. Tönnies, la proximité et l’interconnaissance des membres d’une communauté constitue l’intensité de leur lien, par extrapolation l’adhésion et le respect aux normes, valeurs et règles de cette communauté.

Par ailleurs, selon Durkheim ce genre de communauté est régi par la solidarité mécanique. En effet, selon lui dans ces communautés l’uniformité est grande, de même que la conformité des valeurs et la cohésion sociale se fera par l’existence d’une « conscience collective » forte, s’imposant à tous. Le droit en vigueur est un droit répressif. L’objet de ce droit est de sanctionner le membre qui commet des écarts ou n’est pas en conformité aux normes, règles et valeurs de la communauté. Ainsi, l’appropriation de la gestion des conflits par ces villages est un ensemble de règles produites et socialement partagées par ses membres.

  • Discussion

L’appropriation de la gestion de conflits dans les villages de la commune de M’batto a été possible grâce aux rites d’appropriation, aux sanctions et peines encourues en cas de mobilisation d’instance de régulation étatique de conflits et aux cadres sociaux. Cette réalité sociale est construite par un convertisseur social qu’est la socialisation. En effet, la socialisation consiste également en un processus d’intériorisation par l’individu des manières de faire et de penser propres à son groupe primaire : elle produit un habitus. L’habitus selon P. Bourdieu est le produit du travail d’inculcation et d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective que sont les structures objectives parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d’existence. En outre, la socialisation contribue à la reproduction sociale, d’autant qu’elle transmet d’une génération à l’autre, de manière active ou par imprégnation, un capital à la fois très inégal selon les groupes sociaux des individus (Jourdain, Naulin). Par conséquent, la socialisation dans les villages de la commune permet aux acteurs d’intérioriser et d’observer les normes, les valeurs et les règles de ces villages.

De ce fait, la citoyenneté villageoise se construit à travers les cadres familiaux, villageois, communautaires, associatifs. Ces cadres sociaux transmettent les normes sociales villageoises, les mœurs, les coutumes. Ainsi, le village est un cadre idéal et normatif pour leurs membres. Il leur permet de gérer les conflits ouverts. En outre, ces cadres désignent l’ensemble des relations qui unissent des acteurs sociaux faisant partie d’un même groupe social et/ou qui établissent des règles sociales entre eux. Ce rapport social entre les membres des villages, inscrit ces derniers dans une relation de ‘’filiation’’ à travers les interactions de paternité entre eux et les autorités coutumières. Cette relation qu’elle soit familiale, culturelle, ou communautaire, favorise l’adhésion aux règles et normes de la communauté d’où la construction d’une identité propre qui oriente les acteurs vers l’instance de régulation coutumière. Ce lien de paternité est assimilé au lien de filiation chez S. Paugam et J. Costa-Lascoux. En effet pour lui, la construction d’une identité familiale, associative, professionnelle ou nationale repose sur l’inscription dans un ensemble de liens sociaux qui assurent à l’acteur une reconnaissance sociale.

Par ailleurs, selon Durkheim ce genre de communauté est régi par la solidarité mécanique. En effet, selon lui dans ces communautés l’uniformité est grande, de même que la conformité des valeurs et la cohésion sociale se fera par l’existence d’une « conscience collective » forte, s’imposant à tous. Le droit en vigueur est un droit répressif. L’objet de ce droit est de sanctionner le membre qui commet des écarts ou n’est pas en conformité aux normes, règles et valeurs de la communauté.

Conclusion

L’appropriation de la gestion de conflits dans les villages de la commune de M’batto constitue un facteur de la construction et de la consolidation de la cohésion sociale entre les différentes communautés résidant dans ces villages. De ce fait, les rites sociaux existant sur l’espace social sont des facteurs favorisant l’appropriation de la gestion des conflits. En outre, la conception de l’autorité coutumière considérée comme le garant de l’ordre villageois ; les sanctions et peines encourues comme obstacle au recours des instances étatiques de régulation et les cadres sociaux comme cadres sociaux de l’appropriation de la gestion de conflits dans les villages sont des facteurs sociaux qui rendent compte de ce fait social. Ainsi, sur le plan empirique, le texte entend contribuer à l’avancement des connaissances dans l’étude de l’appropriation de la gestion des conflits en Afrique en général et Côte d’Ivoire en particulier.

Travaux cités

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Comment citer cet article :

MLA : N’Goran, Ekian Noël. « Appropriation de la gestion des conflits par les villages de la commune de M’batto. » Uirtus 1.1 (août 2021): 244-259.


§ Université Félix Houphouët-Boigny, [email protected]

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