Résumé:Philosophie et humanité

Idi Boukar§

Résumé : Consacré à l’examen de la relation entre philosophie et humanité, et faisant un retour à la signification de la revendication de la philosophie par les Africains, cet article essaie de montrer l’absurdité d’une certaine conception de la philosophie qui en ferait la propriété exclusive d’une culture au détriment des autres. La philosophie, quel que soit d’ailleurs le contenu qu’on lui donne, est l’expression d’une certaine tenue de l’homme dans le monde et porte, par conséquence, la signature culturelle d’un peuple. Et aucun peuple ne peut prétendre être le dépositaire de l’universel, lequel n’est que par la rencontre des particuliers. La réflexion aboutit ainsi à l’idée que la prétention occidentale d’être la terre natale de la philosophie est une violence métaphysique et constitue la véritable crise de l’humanité. D’où la nécessité de rompre avec l’universalisme de surplomb pour mettre en avant le dialogue de cultures, seule possibilité pour construire un universel de confluence que Souleymane Bachir Diagne aime à considérer comme l’universalisme de traduction.

Mots-clés : Centrisme, humanité, philosophie, universel, universalisme.

Abstract: Devoted to the assessment of the relationship between Philosophy and Humanity, and recalling the significance of the claim of philosophy by Africans, this article attempts to show the absurdity of a certain conception of philosophy that would make it, the sole property of one culture to the detriment of others. Philosophy, whatever its content, is the expression of a certain attitude of (man) human being in the world, and therefore embodies the cultural identity/heritage of a people. And no people can claim to be the repository of the universal, which is only possible through the encounter of individuals. The reflection thus leads to the idea that the Western claim to be the homeland of philosophy, is a metaphysical violence and constitutes the real crisis of humanity. Hence, the need to break with the overhanging universalism in order to put forward the dialogue between cultures, the only possibility to build a lateral universal.

Keywords : Centrism, humanity, Philosophy, Universal, Universalism.

 Introduction

Dans sa conférence intitulée « La philosophie face aux tribalismes », prononcée lors de la Conférence Mondiale des Humanités, Souleymane Bachir Diagne disait ceci : « Nous assistons aujourd’hui à une crise de l’idée d’humanité que la philosophie peut et doit nous aider à penser »[1]. Cette affirmation de Souleymane Bachir Diagne met en évidence l’idée d’une crise de l’humanité – qui se révèle à travers la crise migratoire – et l’espérance que la philosophie peut aider à penser cette crise. Mais à côté de cette crise migratoire qui est une des manifestations de la crise de l’idée d’humanité, il y a une crise d’autant plus profonde que ses racines s’enfoncent dans l’histoire même de la philosophie et dont la crise migratoire n’en est qu’une des manifestations : Cette crise, c’est celle de la philosophie elle-même. Par cette expression de crise de la philosophie, on peut et on doit entendre ceci que, dans son histoire, la philosophie s’est affirmée en rejetant la différence, par-delà la proclamation de l’universel qui était et qui demeure son axiome de base. Autrement dit, ce que nous désignons par l’expression crise de la philosophie n’est autre chose que le refus de la pluralité au nom d’un universel auto-centré dont l’ambition plusieurs fois millénaire est la domination de l’autre. Pour se rendre compte de la justesse d’une telle remarque, il n’y a qu’à considérer l’histoire de la philosophie occidentale, à travers ces figures officielles : Hegel ou Heidegger, par exemple.  Mais comment reconnaître l’universalité de la raison dont Descartes disait si bien qu’elle est la chose du monde la mieux partagée, et refuser son ancrage et son expression dans d’autres langues et d’autres cultures ? Cette dénégation n’est-elle pas la crise majeure qui traverse l’histoire de l’humanité, et dont les conséquences sont, entre autres, l’esclavage, la colonisation et, aujourd’hui, le silence qu’on oppose aux cris des migrants et d’autres hommes en détresse qui appellent au secours et dont la voie est restée, malgré son intensité, malheureusement inaudible ?

On ne peut donc penser et comprendre la crise de l’humanité ou, de l’idée d’humanité, sans penser en même temps l’histoire de la philosophie, tout en cherchant à la décoloniser. Cette décolonisation de l’histoire de la philosophie doit s’effectuer en répétant le geste de Souleymane Bachir Diagne qui consiste « à défaire l’Histoire en histoires » et à comprendre l’histoire non pas comme une rivière tranquille ayant une seule source, mais comme un point où les eaux issues des affluents se rencontrent pour former un seul cours, celui de l’humanité. Ainsi, l’histoire de l’humanité n’est pas un récit singulier, mais une multitude de récits dont chacun retrace l’aventure humaine.

  1. La philosophie : l’universel et l’universalisme en débat

Je voudrais, à l’entame de ce propos, signaler que le but que je me suis assigné ici n’est pas de faire un récit éclectique sur la signification de la philosophie, en faisant un mouvement en zig-zag dans l’histoire de la philosophie, revisitant ainsi les différentes époques et leurs principaux représentants. Une telle tâche, par essence massive, déborde l’espace limité d’un article. Plus modeste, le propos en cours cherche plutôt à poser cette question simple, sans être cependant sûr de la réponse : comment proclamer l’universalité de la philosophie et prétendre en même temps qu’elle est quelque chose qui soit donné à l’Occident, et à lui seul ? De quelle universalité peut-il en être question ?        

La formulation de ces questions laisse déjà entrevoir une définition de la philosophie pour laquelle celle-ci est une activité rationnelle qui se caractérise par la volonté de comprendre l’homme agissant dans un monde et où il se découvre en relation avec les autres et le monde, dans ce même monde. Consécration de la rationalité, la philosophie est alors la figure même dans laquelle se révèle et s’épanouit tout ce qui est humain en son essentialité. Une telle caractérisation de la philosophie en fait quelque chose d’universel, parce qu’en elle atteste et célèbre l’historicité et l’humanité de l’homme.  

Ainsi, Hegel est le premier à avoir compris cette signification de la philosophie comme déploiement de la raison dans l’histoire, advenant à soi dans cette odyssée. La philosophie est la marche de la raison se révélant à soi dans l’histoire. Cette révélation à soi de l’esprit est « son réveil véritable » en tant que « conscience du monde et conscience de soi-même » (Hyppolite 9). L’histoire de la philosophie se confondrait à l’histoire de l’humanité parce que celle-là est « le développement nécessaire des moments de la raison » (Hegel 365) sur le chemin de sa réalisation. Si, comme Hegel (70) le dit dans La raison dans l’histoire, « l’histoire universelle se déploie dans le domaine de l’Esprit », alors la philosophie constitue le contenu de cette histoire. Elle représente la réalité devant se réaliser dans l’histoire. Dans son mouvement, l’Esprit franchit les plus étroites frontières de sa provenance pour s’adresser à l’humanité. « L’histoire de l’esprit, c’est son action, car il n’est que ce qu’il fait et son action, c’est de faire de soi-même, et cela, en tant qu’il est esprit, l’objet de sa conscience, se concevoir soi-même en se comprenant » (Hegel 366). L’on comprend ainsi que la philosophie est le procès historique de l’auto-compréhension de l’humanité : elle « est le fondement du rationnel, elle est l’intelligence du présent et du réel » (Hegel 41). Une telle entente de la philosophie qui fait d’elle à la fois la substance et le fondement de l’histoire, elle-même « incarnation de l’esprit sous la forme de l’événement » (Hegel 368), est en résonnance avec celle d’E. Weil. En effet, selon ce dernier, « l’histoire est la philosophie en devenir, la philosophie exprime la réalité de l’homme à réaliser dans l’histoire » (Weil 415).

Cependant, cette entreprise hégélienne d’une compréhension philosophique de l’histoire de l’humanité aboutit à une présentation de l’histoire universelle sous la forme d’un récit unique, d’une épopée singulière, avec des moments qu’on présente comme des principes. Elle aboutit en fin de compte à l’affirmation que l’Europe est le moment de l’histoire universelle qui a atteint le principe supérieur de l’Esprit(Hegel 183). Une telle interprétation de la philosophie hégélienne peut être suspectée, surtout si elle provient d’un Africain. Mais Hegel lui-même détermine géographiquement l’histoire[2]. L’histoire de la raison dans l’histoire est, peut-on dire, déterminée géographiquement : « Chaque étape (Stufe) de l’évolution de la conscience de soi de l’Esprit apparaît dans l’histoire comme l’esprit d’un peuple concrètement existant, comme un peuple réel. Elle se manifeste donc dans l’espace et le temps, à la manière d’une existence naturelle » (Hegel 216).  

Heidegger est aussi l’une des icônes occidentales qui brillent dans cette entreprise d’une histoire de la philosophie européocentrée. Sa conférence « Qu’est-ce que la philosophie ? » est à cet égard illustrative de cette attitude. On y lit ces mots :

Le mot philosophie (en grec dans le texte) nous dit que la philosophie est quelque chose qui, d’abord et avant tout, détermine l’existence du monde grec. Il y a plus – la philosophe (en grec dans le texte) détermine aussi en son fond le cours le plus intérieur de notre histoire occidentale-européenne. […]. Parce que la « philosophie » est grecque dans son être même – grec veut dire ici : la philosophie est dans son être originel, de telle nature que c’est d’abord le monde grec et seulement lui qu’elle a saisi en le réclamant pour se déployer – elle. (Heidegger 321).

Par leur allure et leur tonalité, ces propos semblent indiquer que la philosophie est quelque chose comme une grâce ou une mission historique que l’esprit aura confiée aux Grecs, donc aux Européens, pour conduire la destinée de l’humanité. La supériorité de l’Occident est donc la conséquence de cette grâce, de cette élection qui lui indique le chemin de l’histoire et l’élève, du coup, au rang de maître du monde. Par la philosophie, l’esprit aura convoqué l’Occident à correspondre à la destinée de l’humanité. Correspondre, cela signifie non seulement s’identifier à, mais aussi répondre de soi à la voix qui convoque, être « disposé » (Heidegger 337). La philosophie incarne la vocation historique de l’Occident à être le guide de l’humanité. Elle est aussi ce qui légitime son hégémonie. Car le destin de l’humanité est de « s’européaniser », c’est-à-dire de se dissoudre dans ce particulier prétendument universel.         

Par ailleurs, malgré sa prétention de réformer l’humanité en partant d’une réforme de la philosophie, la phénoménologie husserlienne semble, elle aussi, être prise dans le tourbillon de la négation : « la philosophie est l’idée d’une tâche unitaire […] qui a fait irruption dans l’histoire européenne par l’intermédiaire d’une « institution originaire » » (Husserl 22) ou encore « la philosophie et la science libres en tant que fonction de la raison théorique autonome se développent dans la nation grecque et déterminent dans un mouvement progressif le développement d’un esprit général de vie culturelle libre issu de la raison autonome qui s’étend victorieusement au-delà de cette nation et procure l’unité d’une culture hellénique et, par-là, ce qui est spécifiquement européen » (Husserl 87).

Mais c’est surtout à la conférence de Vienne de mai 1935 que s’affirme la revendication d’une exclusivité européenne de l’Universel, une sorte d’absolutisation de l’esprit européen. L’Europe seule est orientée téléologiquement, et cette téléologie gît en elle depuis l’advenance de la philosophie dans sa provenance grecque (Husserl 352). Il convient cependant de noter que l’Europe dont il s’agit ici n’est pas territorialement déterminée. L’Europe spirituelle est plutôt l’espace historique où se déploie et continue à se déployer l’esprit grec, tel un mouvement dont la finalité est de couvrir l’humanité dans son ensemble, à tel point que le destin de cette humanité en général est de s’européaniser. L’histoire du monde est donc celle de sa subsomption sous le concept d’Europe ; la mondialisation n’a pas une autre signification.[3] Mieux, l’avènement de la philosophie consacre l’avènement de l’humanité historique, et c’est la nation grecque, ancêtre spirituel de l’Europe, que l’esprit a saisi pour se manifester.

Avec moins de violence que Hegel et Heidegger, mais avec le même centrisme, Husserl assigne un lieu de naissance à la philosophie et prétend que c’est à partir de ce foyer unique que se diffractent et se propagent les lumières de la raison. Contre cet universalisme centriste, Souleymane Bachir Diagne (612) note :

Il n’y a pas de périphérie et donc pas de centre. Il y a une activité philosophique des humains partout où ils se trouvent, qui va dans plusieurs directions, qui est posture herméneutique devant les œuvres d’art, distance critique devant les traditions, réflexion sur le langage, l’oralité et l’écriture, sur le développement des sciences, mais aussi sur les conditions politiques de l’émancipation, sur les modernités, sur la mondialisation, une activité qui est pensée de l’humain et des droits qui lui sont attachés … Qui est aussi évaluation de sa propre histoire. 

Il y a une activité philosophique des humains où ils se trouvent, parce que philosopher, c’est assumer son existence.  D’ailleurs, Heidegger lui-même reconnaît, quand il parle de bonne foi, cette particularité de l’universel : « Dans la mesure où l’homme existe advient, d’une certaine manière, le philosopher »[4]. On ne peut donc, avec grand sérieux, prétendre – car cela n’est qu’une prétention –, que certains humains sont plus humains que d’autres.   

D’ailleurs, les Grecs que l’on considère comme les initiateurs de cette nouvelle forme d’historicité reconnaissent eux-mêmes l’existence antérieure d’une activité spirituelle dans d’autres régions du monde, en Égypte ou en Inde, par exemple. Husserl, dont l’honnêteté ne peut lui permettre d’occulter cette évidence historique, note malheureusement que la seule similitude entre ce qui se passe chez les Grecs et les autres peuples n’est que morphologique, et à prendre en considération seulement la forme, on risque de « devenir aveugle aux différences principielles les plus essentielles de toutes » (Husserl 359). Ces différences consistent en ce que c’est « seulement chez les Grecs que nous trouvons un intérêt vital universel » (Husserl, 359). On ne comprendrait pas ce qui signifie ici l’universalité d’un tel intérêt. Chaque peuple peut le proclamer et se proclamer du même coup le centre du monde.  

Revenons encore à notre question inaugurale. La philosophie suppose la pensée et la liberté. Pensée et liberté étant impliquées dans l’essence humaine, on pourrait croire que la philosophie se situe dans l’humanité en général. Mais Hegel souligne bien que cette pensée et cette liberté sont seulement en soi ; de là il est requis le passage à un niveau supérieur, à l’être pour soi. Ce pas supplémentaire qu’il convient de réaliser est le passage de la possibilité à l’effectivité : pensée en effet n’est rien sans se savoir. Seul l’humanité européenne a eu le privilège historial d’avoir accompli ce pas supplémentaire qui la place d’emblée dans l’histoire universelle, lui conférant pour ainsi dire ce statut archontique. Commentant cet aspect de la conception hégélienne de la philosophie, Marcien Towa (17) écrit : « Historiquement la philosophie ne se rencontre que là où fleurit la liberté, la liberté dans l’Etat et celle-ci commence là où le sujet se sent comme sujet dans la généralité, là où apparaît la conscience de la personnalité comme ayant en soi-même une valeur infinie et où se manifeste la pensée qui pense le général comme l’être véritable. »  

On sait bien les réactions qu’une telle compréhension de la philosophie a suscitées chez bien de penseurs africains et africanistes. D’ailleurs, Cheikh Anta ira jusqu’à démontrer le caractère idéologique du « miracle grec », en montrant du même coup la provenance africaine de la sagesse hellénique. Disséminées dans Nations Nègres et cultures et Civilisation ou Barbarie, les principales thèses de Cheikh Anta Diop sont les suivantes : l’humanité est une par-delà les variations raciales ; l’Afrique est le berceau de l’humanité. Le noir est apparu le 1er sur terre ; la race blanche et la race jaune sont nées du noir, par métissage ; la civilisation égyptienne est noire ; l’Égypte est le berceau de la civilisation, et donc de la philosophie ; l’Afrique présente une unité culturelle et linguistique qui s’explique par son passé égyptien. Il en résulte logiquement que si la négrité de l’Égypte est reconnue, alors l’Afrique est aussi le berceau de la civilisation.

Marcien Towa (15) disait qu’« admettre la multiplicité des philosophies, c’est accepter la possibilité d’une philosophie africaine particulière ». Cela est vrai. Mais si l’on pousse à l’extrême les conséquences d’une telle affirmation, il s’impose à la réflexion que l’universel n’est pas la généralisation du particulier ni non plus d’ailleurs l’hégémonie d’un particulier qui croit avoir reçu l’onction divine pour s’imposer comme modèle. Tout Universel qui se pense ainsi n’est qu’impérialisme, violence et donc injustice. L’universel est le point où se rencontrent, se touchent et se fécondent les particuliers. Encore une fois, cette rencontre fécondante ne signifie nullement le renoncement à soi au profit de l’autre, s’installer dans cette facture certes confortable, mais lâche d’oubli de soi et de dilution de soi au sein de l’autre. En tant qu’ouverture de soi à l’autre, la rencontre par laquelle advient l’universel implique d’assumer son essence dans sa provenance historique, de se nier au besoin en se laissant innerver par la sève de l’autre ; c’est donc devenir autre tout en étant soi-même. Par cet acte a lieu l’effectivité du soi, car ayant reçu le passage de l’en soi au pour soi. Mais Marcien Towa lui-même considère cet universel selon le modèle occidental, d’où son mépris pour toute tentative de réfléchir à partir de l’Afrique et de sa culture, sans prendre pour référent la conception scolaire de la philosophie. Si nous prétendons, semble-t-il dire, nous élever à l’universel, nous devons appliquer une épochè culturelle afin d’édifier une culture nouvelle dont les termes de référence sont la tradition occidentale.  

Voici le nègre, « honni et profondément déshonoré, […] le seul de tous les humains dont la chair fut faite chose et l’esprit marchandise », comme le disait Achille Mbembe (17-18), se relève pour nier ce qui le nie ou, pour paraphraser Jean-Paul Sartre d’Orphée noir, pour regarder le regard qui l’a longtemps contemplé sans être à son tour regardé. Voir sans être vu, telle a été toujours le privilège de l’Occident. Mais avec le réveil de la conscience, désormais le noir vu s’efforce de voir ce qui longtemps lui était invisible : nier le regard qui le nie.

Mais l’on se méfie aujourd’hui, dans le milieu scientifique, de toute sorte de centralisation et d’absolutisation qui opèrent comme une « métaphysique de la source, celle du commencement absolu, la source à partir de laquelle « Tout est parti » (Karamoko 120). Le désir de redresser ce qui est courbé peut, par un effet de contraire, produire des courbures identitaires. L’universel s’est exprimé dans la civilisation nègre et il garde cette couleur d’ébène, par-delà le temps qui change. Au gobinisme blanc, le gobinisme noir. À l’européocentrisme, l’on oppose, selon l’expression d’Abou Karamoko, le « négrocentrisme ».   

 Contre toutes les formes de centrisme, et surtout contre tout universel unilatéral, le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne (55) soutient que « L’universel est ce que produisent ces différents visages de l’aventure humaine que sont les cultures et qui en sont toutes au même titre une expression. L’Universel n’est la nature propre d’aucune civilisation ». Cette compréhension de l’Universel qui se laisse lire sous la plume de Souleymane Bachir Diagne résonne comme un écho à la conception senghorienne selon laquelle l’Universel n’est l’œuvre d’aucune civilisation particulière, mais quelque chose qui s’édifie par l’apport de chaque civilisation particulière. L’Universel se situe à l’entrecroisement des cultures dans leur diversité. On aboutit ainsi à un monde « dés-occidentalisé », mais pas nécessairement désorienté (Levinas, 60), car chaque culture est en elle une orientation, elle traduit une vision du monde qui demeure traductible et donc compréhension par toute autre culture. Cette « désorientation », Levinas l’entend comme la conséquence de la reconnaissance de la pluralité de culture, dont chacune constitue un sens particulier auquel manque de sens : « un sens unique » qui serait le sens des sens. Nous aboutirons ainsi à l’idée chère à Merleau-Ponty d’une « universalité latérale » dont Levinas (59) dit qu’elle « consisterait à pouvoir pénétrer une culture à partir d’une autre, comme on apprend une langue à partir de sa langue maternelle ». C’est seulement lorsqu’il est ainsi pensé qu’il en devient un véritablement, sans prétention ni violence.

L’universalité de surplomb constitue « une cristallisation dans le Même » (Karamoko 30). Dans son phantasme à l’hégémonie, elle vient se broder, dans sa particularité, à d’autres particuliers, qu’elle réduit à sa texture, tel un fil blanc brodé sur un fil noir. Elle ne vient pas se « brancher » pour constituer un universel pluriel, mais elle rature les autres, les supprime et leur impose sa signature. Par-là, elle élève la prétention qu’elle seule est « l’humanité authentique », tous les autres « types anthropologiques » doivent se dissoudre dans sa substance. Mais de quelle humanité peut-il en être question dans ce cas. Cheikh Anta Diop (17) souligne avec beaucoup de bonheur que « l’humanité ne doit pas se faire par l’effacement des uns au profit des autres ». L’esclavage et le colonialisme sont les conséquences de cet universalisme impérial.

Mais les cultures n’étant pas dérivées les unes des autres, une métaphore organiciste ne permet de les décrire : « branchement », telle est l’image qui les décrirait le mieux dans leur interrelation historique. Cette image de « branchement » que nous devons à Jean-Loup Amselle (122) a pour conséquence l’idée de « l’inexistence des identités purement locales ».  Il n’est pas de culture insulaire ; chacune porte en elle les marques d’une autre et chacune est compréhensible et « traductible ». Cette traductibilité consacre l’avènement d’une universalité transversale faite de rencontre et de reprise et qui, à son tour, me permet de comprendre ce qui m’est lointain. Nous accédons ainsi, c’est-à-dire par cette rencontre, à ce qu’Achille Mbembe (20) appelle « une pensée de la circulation et de la traversée » ou, pour le dire autrement, un universalisme de confluence.

On peut donc envisager une éthique de l’universel qui, dans le sillage de S. B. Diagne, suggère quelque chose à faire, une visée, l’idée de l’humanité. Ancrée dans une tradition particulière, cette visée se déploie au-delà de l’étroitesse de l’instinct, au sens de Bergson, pour s’ouvrir à l’intelligence et à vouloir s’énoncer dans toutes les langues à travers lesquelles les humains habitent leurs mondes. L’universel n’est donc pas un lieu où on se jette d’emblée, mais une « visée commune », une « tâche à réaliser » (Diagne 101).

Si par philosophie s’entend l’expression de la raison, laquelle raison est l’attribut définitoire de l’homme, le principe d’humanité en lui, alors peut-on nier que cette raison s’est exprimée dans des langues autres que celles indo-européennes, le grec en particulier ? En vérité, il n’y pas qu’une langue dans laquelle l’universel peut se dire. Il n’y a que des langues qui disent chacune son monde, le même monde pour tous, mais déterminé par la langue elle-même. Heidegger a donc raison de dire que nous habitons notre langue. L’universel se dit au pluriel, et la rencontre et le dialogue constituent son étoffe.

Mais cette négation qui a traversé l’histoire de l’humanité n’est-elle pas symptomatique d’une crise de la philosophie, et donc d’une crise de l’humanité ? 

  • Remarques sur la crise de l’humanité et la crise de la philosophie

Il y a une crise de la philosophie qui se révèle à l’expérience comme un crime contre l’humanité, parce que refus de l’humanité pour une partie de l’humanité que l’on considère, pour reprendre le vocabulaire de Husserl, comme un simple « type anthropologique ».  Cette expression désigne donc le niveau le plus bas de l’existence, de l’homme en tant que simple unité psycho-physique, n’ayant pas encore atteint le niveau supérieur de réalité, celui de l’esprit, c’est-à-dire de la culture. Dénégation donc, et justification et légitimation de toutes les horreurs de l’impérialisme.

La véritable crise de la philosophie, et donc de l’humanité commence avec la prétention d’hiérarchiser les humanités et d’affirmer que l’Absolu s’est saisi d’une humanité particulière pour lui confier des tâches infinies. Telle est la manière de raisonner d’une des icônes de la philosophie occidentale, en l’occurrence Hegel. Cette même manière de raisonner se constate aussi chez Heidegger. Si la philosophie est une tâche infinie que l’Esprit a confiée à un peuple déterminé, alors se trouve justifiée son hégémonie sur les autres humanités particulières, qu’elle a dès lors pour mission de dissoudre dans l’universel, son universel. La configuration spirituelle à laquelle elle est parvenue est le niveau suprême qui doit s’imposer à toutes les autres humanités qui représentent des niveaux inférieurs dans l’ordre de l’esprit. On ne peut trouver meilleure formulation d’une telle attitude que ce qu’en dit S. B. Diagne (270) : « Considérer que l’on est la norme et les autres sont indifférents ou sont particuliers, et que l’on représente une certaine forme de norme et d’universalité ». Penser ainsi revient à ignorer que « chaque type d’humanité et de socialité humaine « a une racine dans la composante essentielle de l’universel humain, racine dans laquelle s’annonce une Raison téléologique traversant de part en part toute l’historicité » (Derrida 146). 

Certes la philosophie se veut humaniste ; mais on peut se demander : l’humanisme de quel Homme ? Si l’on suit le cours d’histoire de la philosophie occidentale, la réponse va de soi : il s’agit de l’humanisme de l’homme occidental, ayant seul reçu, par infusion, la lumière du logos, réception qui comporte en soi le devoir d’assistance aux autres types anthropologiques, et donc humanitarisme. L’humanitarisme est un humanisme sans humanité, car c’est au nom de sa non-humanité, de son in-humanité que l’autre mérite assistance[5].

Le véritable humanisme signifie se donner les mains. Cette expression ne signifie pas « manutentionner » au sens de Heidegger, c’est-à-dire se saisir quelque chose de la main pour s’en servir comme instrument, un outil, ce qui aura pour conséquence son outilisation, ce qui revient encore à la négation. Se donner les mains implique l’ouverture à l’autre et signe du respect de l’autre. C’est par cette ouverture, en tant que partage de la raison, que s’installe le dia-logue. Par là nous nous engageons véritablement dans le chemin à nous indiquer par Senghor, celui d’un monde d’ouverture et de rencontre, du donner et recevoir ; un monde configuré par la diversité et tirant sa ressource et sa beauté de cette diversité même. 

Il nous est donc nécessaire, pour nous, aujourd’hui, de répondre à l’invitation husserlienne d’une répétition – Husserl dirait une reprise, responsable de l’idée de la tâche que constitue la philosophie pour dévoiler son être véritable. Une telle répétition exige elle-même de mettre en œuvre un épochè de la philosophie, une réduction phénoménologique sur la chose nommée philosophie pour laisser son essence apparaître. Cette manière phénoménologique d’aborder l’histoire de la philosophie montre que celle-ci est l’expression de la raison humaine. Elle est une configuration de sens qui acquiert une existence réelle à travers la culture. Cette essence de la philosophie qui se révèle après l’application de l’épochè philosophique fait d’elle quelque chose qui appartient de jure à tous les humains. On ne comprendrait donc pas pourquoi certains s’évertuent à attribuer une terre natale à l’expression de la raison, de la philosophie. Achille Mbembe (25) montre qu’une telle attitude trouve son explication dans la volonté d’affirmer sa puissance face aux autres humanités : « Dans son avide besoin de mythes destinés à fonder sa puissance, l’Hémisphère occidental se considérait comme le centre du globe, le pays natal de la raison, la vie universelle et la vérité de l’humanité ». Or si l’on s’en tient à l’attitude épochale, l’on s’aperçoit que le centre se situe à tous les points, et donc qu’il n’y a pas de centre. La raison n’a pas de pays natal, ou plutôt là où l’homme est, là est aussi son pays natal. La prétention du nord à être le centre n’est qu’une construction, une fiction, dont l’enjeu est de justifier sa suprématie. Toute la merveille de la conscience – chose humaine – que Husserl décrit ne peut avoir sens simplement pour une humanité singulière ; elle vaut pour l’humanité en général. Il est cependant fâcheux de voir que celui qui a consacré toute son énergie pour combattre le psychologisme, le naturalisme, le biologisme, le sociologisme, bref le relativisme et le particularisme se prendre dans le piège qu’il avait pourtant essayé de déjouer. Aujourd’hui, plus personne ne prend au sérieux cette prétention.

Il y a donc au fondement de la relation entre les hommes une violence métaphysique dont les violences de l’esclavage et de la colonisation ne sont qu’une pâle copie. Ou plutôt ces violences physiques n’en sont que la conséquence. Plus grave d’ailleurs, cette violence métaphysique opère une exclusion hors de l’humanité. L’histoire de la philosophie aura donc été un espace de négation où s’est joué le destin de l’humanité. Comme nous l’avons déjà relevé, l’établissement d’une pièce d’identité à la raison, surtout l’assignation de lieu de naissance et d’un espace de développement aboutit à l’exclusion des autres parties du monde dont on prétend qu’elles sont au seuil de l’histoire de la raison. Ainsi que le souligne Séverine Kodjo-Grandvaux (86) : « La violence de ce discours aboutit à l’exclusion d’hommes et de femmes de l’humanité, de la civilisation, de l’histoire ; la philosophie apparaissant ainsi comme la marque distinctive des sociétés qui se conçoivent comme supérieures. »

La notion de civilisation apparaît ainsi pour exclure l’autre « de la citoyenneté humaine plénière » (Mbembe 130). Mais qu’est-ce que la civilisation ? Disons, pour simplifier, qu’elle est une manière d’habiter le monde ; elle est l’expression de la présence humaine au    monde. On ne peut ainsi parler d’une civilisation universelle dans la mesure où chaque communauté a sa façon singulière de marquer sa présence au monde. La civilisation est donc toujours plurielle. Ce qu’il y a d’universelle en elle, c’est qu’elle exprime l’humain. Elle est aussi l’indication du seuil de l’humanité. La notion de civilisation, ainsi que le montre Achille Mbembe (132), « autorise la distinction entre l’humain et ce qui n’est le point ou ne l’est pas encore suffisamment, mais peut le devenir moyennant un dressage approprié ». Ce dressage appropriéest l’assimilation, la conversion aliénante de l’autre au même. Telle semble être la justification des violences de la colonisation. La Critique de la raison nègre développe ainsi une archéologie de la réification en nous plongeant à la source et au cœur de cette crise de l’humanité : la construction occidentale d’une altérité radicale[6].

Au-delà de cette fracture historique, il nous faudra réapprendre à « faire humanité ensemble ». D’ailleurs, sur la base des thèses de Cheikh Anta Diop, on peut constater que l’histoire de l’humanité est, dès l’origine, mouvement et rencontre. Nous devons donc sortir, ainsi que nous l’enseignent Souleymane Bachir Diagne et Achille Mbembe, de la mélancolie d’un passé sombre, fait d’esclavage et de colonisation, pour nous ouvrir au futur, à l’espérance. Et cette ouverture à l’espérance prendra appui sur le devoir du présent.  

Conclusion

L’universalité de la philosophie suppose deux choses : d’une part, que celle-ci est une activité de l’homme en quête de la compréhension de soi et du monde et, d’autre part, que tout ce que les humains ont acquis, à travers cette quête, dans la longue histoire qui est la leur est aussi une ressource disponible pour tous et compréhensible par tous, par-delà les différences. On ne peut territorialiser la philosophie sans faire violence à sa signification originelle et sans remettre en cause l’idée d’humanité. C’est cette conception de la philosophie comme voie d’affirmation de l’humain que nous devons célébrer. Si donc la philosophie est à la fois voie et voix de l’expression de l’humain, il convient de reconnaître que chaque humanité particulière emprunte une voie autre et s’affirme en une voix autre, cette altérité constituant la typique de son monde de vie. Il en résulte que chaque particularité se veut universalité, mais la teneur d’un tel universel est forcément particulière. S’en tenir à cet universel revient à se situer à mi-chemin de l’humanité véritable, du véritable universalisme qui ne peut advenir que si toutes les voies, chacune avec sa valeur propre, se rencontrent pour former une unité bigarrée et toutes les voix, malgré leur différence, s’harmonisent en une symphonie. Mais cette rencontre de différences dont il est reconnu qu’elles ne sont pas ontologiques mais culturelles a besoin de ce « supplément d’âme » dont parle Bergson dans son dernier livre, Les deux sources de la morale et de la religion, pour advenir.   

Travaux cités

Abou, Karamoko. Les enjeux du discours philosophiques pour l’Afrique. Paris : L’Harmattan, 2017.

Anta Diop, Cheik. Nations Nègres et culture. Paris : Présence africaine, 1979.

Bachir Diagne, Souleymane. « Islam et philosophie : Leçons d’une rencontre », in Diogène 2.202 (2003) : 145-151, https://www.cairn.inforevue-diogene-2003-2-page-145.htlm/ 

———–. « Philosopher en Afrique », in Critiques, 8.771-772 (2011) : 611-612, https://www.cairn.inforevue-critique-2011-8-page-611.htlm/

————. « La négritude comme mouvement et comme devenir », in Rue Descartes, 4.83 (2014) : 50-61, https://www.cairn.inforevue-rue-descartes-2014-4-page-50.htlm/

Bachir Diagne Souleymane & Amselle Jean-Loup. En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale. Paris : Albin Michel, 2018.

Bergson, Henri. Les deux sources de la morale et de la religion. Paris : PUF, 2012.

Derrida, Jacques. « Les fins de l’homme ». in Marges de la philosophie. (1972) : 129- 164,

Husserl, Edmund. Sur le renouveau. Cinq articles. trad. L. Joumier.Paris : Vrin. 2005.

————.  Sur l’histoire de la philosophie. trad. L. Perreau. Paris : Vrin, 2014.

————. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. trad. G. Granel. Paris : Gallimard, 1976.

Hegel Georg Wilhelm Friedrich. Principes de la philosophie du droit. trad. A. Kaan et Préface de J. Hyppolite, Paris : Gallimard, 1940.

————. La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire. trad. Kostas Papaioannu. Paris : U. G. E. 1965.

Heidegger, Martin. « Qu’est-ce que la philosophie », in Question II, trad. Kostas Axelos et Jean Beaufret. Paris : Gallimard, 1957.

Levinas, Emmanuel. Humanisme de l’autre homme. Paris : Le livre de poche. 1987.

Senghor, Léopold Sédar. Liberté I. Négritude et Humanisme. Paris : Seuil, 1964.

Mbembe, Achille. Critique de la raison nègre. Paris : La Découverte, 2013,

Popper, Karl. « Humanisme et Raison », in Conjectures et réfutations, Paris : Payot, 2006.

Kodjo-Grandvaux, Séverine. Philosophies africaines. Paris : Présence africaine, 2013.

Towa Marcien. Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle. Yaoundé : Editions Clé, 1971.

———–. L’idée d’une philosophie négro-africaine. Yaoundé : Editions Clé, 1979.

Weil, Éric. Logique de la philosophie. Paris : Vrin, 1967.

Comment citer cet article :

MLA : Boukar, Idi. « Philosophie et humanité. » Uirtus 1.1 (août 2021): 100-115.


§ Université Abdou Moumouni de Niamey, [email protected]   

[1] https://fr.unesco.org/2017-octobre-decembre/philosophie-face-aux-tribalismes

[2] Voir aussi le commentaire que donne Souleymane Bachir Diagne dans son livre L’encre des savants, 2013, p. 15) sur l’importance de la géographie pour l’histoire de l’esprit.

[3] Dans sa brillant introduction à la traduction française de L’origine de la géométrie de Husserl dont il est le signataire, Jacques Derrida confond l’histoire de la philosophie à un mouvement universel de l’universel. Mais le très grand attachement de Derrida à la provenance hellénique de l’esprit philosophique le condamne à répéter ce qu’il dénonce comme logocentrisme entendu essentiellement comme eurocentrisme. Cf. Boukar Idi, Raison et Humanité. Archéologie de la rationalité comme norme d’une humanité authentique selon Husserl, Thèse de doctorat, UJKZ, 2017. 

[4] Cf. « Qu’est-ce que la métaphysique ? » conférence de 1929.

[5] Chacun sait que l’Occident n’a rien trouvé de mieux pour justifier la colonisation que la nécessité de « civiliser », c’est-à-dire « d’humaniser » les autres qui se situent, selon l’attitude coloniale, à mi-chemin de l’humanité. Et les esprits les plus brillants n’ont pas manqué de succomber à cette attitude. 

[6] Par altérité radicale j’entends non pas la reconnaissance de l’autre comme une subjectivité autre, un moi différent de moi, mais un non-moi, simplement une chose.