Mohamed M. Tchakala§
Résumé : Le présent article a pour objectif principal d’apporter une contribution à l’avancement des connaissances théoriques et à l’amélioration de l’appropriation des projets en vue de la pérennité des acquis. Elle pose notamment un regard critique sur les facteurs qui limitent la performance et la pérennité des projets. Nous avons choisi de porter notre analyse sur l’influence des facteurs culturels particulièrement les facteurs religieux dans l’adoption de la pratique du football par les filles dans le cadre du projet « Promotion du leadership des filles à travers le football dans la préfecture de Tchaoudjo. »
La méthode mixte qualitative/quantitative et l’étude de cas de projet sont le socle du protocole méthodologique. Des entretiens semi-directifs, l’administration des questionnaires et l’analyse documentaire ont permis de collecter les informations utiles.
Ces instruments ont permis de générer des résultats fiables qui portent sur les limites de l’approche non participative de la gestion des projets. Elles sont pour l’essentiel l’occultation des facteurs méthodologiques et humains regroupés en onze (11) facteurs négligés autour des trois étapes de cycle de projet (Genèse et conception de projet, Planification et mise en œuvre de projet, Clôture du projet et transfert) qui affectent l’appropriation des projets. Aussi, ces instruments ont-ils facilité la mesure du degré d’influence de chacun des facteurs identifiés. Enfin, les résultats atteints ont permis le développement d’une approche intégrée de gestion de projet favorable à l’appropriation des résultats desdits projets.
Mots-clés : Appropriation, Participation, Filles, Football, Leadership, Développement
Abstract
The main objective of this paper is to contribute to the advancement of theoretical knowledge and to the improvement of project ownership for sustainability. In particular, it takes a critical look at the factors that limit the performance and sustainability of projects. The focus of our analysis is on the influence of cultural particulary religious factors in the adoption of soccer by girls in the framework of the project « Promotion of girls’ leadership through football in the Tchaoudjo prefecture ».
The mixed qualitative/quantitative method and the project case study are the basis of the methodological protocol. Semi-structured interviews, questionnaires and document analysis were used to collect useful information.
These instruments allowed to generate reliable results that address the limitations of the non-participatory approach to project management. These are essentially the obscuring methodological and human factors grouped into eleven (11) neglected factors around the three stages of the project cycle (Project Genesis and Design, Project Planning and Implementation, Project Closure and Transfer) that affect project ownership. Also, these instruments facilitated the measurement of the degree of influence of each of the identified factors. Finally, the results achieved have allowed the development of an integrated project management approach that is conducive to the ownership of the results of these projects.
Keywords: Ownership, Participation, Girls, Football, Leadership, Development
Introduction
Les projets ont pendant longtemps été considérés comme des pierres angulaires (building blocks) dans l’édifice du développement (Rondinelli, D.A, 1976,15), des particules privilégiées du processus de développement (I. A. Lavagnon, 2007/2 ,165) des nations en général, et des pays en développement (PED) en particulier. Les projets et programmes de développement sont, entre autres, perçus comme la panacée de la kyrielle des maux qui minent le quotidien des populations des PED par leurs gouvernements et les organismes de coopération internationale. Depuis lors, d’importants moyens financiers et humains sont déployés tant par ces organismes internationaux de développement que par les gouvernements pour financer divers projets et programmes de développement dans divers domaines en vue de l’amélioration des conditions de vie des populations. A titre illustratif, au 20 mars 2017, on pouvait noter un total de 568 projets/programmes pour un montant total évalué à 56.19 milliards de Dollars US financés par la Banque Mondiale dans 7 369 localités à travers 47 pays africains (rapport Banque Mondiale 2017).
Le Plan National de Développement couvrant la période 2018-2022 qui vise à transformer structurellement l’économie togolaise pour une croissance forte, durable, résiliente, inclusive, créatrice d’emplois décents pour tous et induisant l’amélioration du bien-être individuel constitue le principal document d’orientation nationale stratégique de développement. Le PND est doté d’une enveloppe estimée à 4 622 milliards de francs CFA soit 7 milliards d’euros (Togo : taux de croissance du PIB, Banque Mondiale, avril 2019). Toutes ces initiatives de développement visent l’amélioration des conditions de vie des populations à travers la promotion des nouveaux comportements et pratiques.
Au regard d’importants moyens investis et qui continuent de l’être, la question des impacts réels et durables des projets et programmes de développement (sur les populations pauvres dont ils sont censés améliorer les conditions de vie ainsi que leurs comportements) se trouve au cœur des préoccupations des différents acteurs de développement, notamment les organisations internationales de développement. Quel est le niveau d’appropriation des projets de développement et les facteurs qui influencent cette appropriation ?
La présente recherche porte sur l’appropriation du projet de promotion du leadership des filles à travers le football féminin dans la préfecture de Tchaoudjo mis en œuvre durant huit ans.
En effet les filles de la préfecture de Tchaoudjo étaient confrontées aux problèmes de violation de leurs droits notamment les droits à l’éducation, les droits à la santé particulièrement la santé sexuelle et Reproductive et aux violences basées sur le genre. Cette situation s’explique en partie par la faible connaissance de ces droits et de leurs capacités limitées, notamment l’estime de soi, la confiance en soi et le leadership à réclamer et jouir de leurs droits.
Pour faire face à ces problèmes de violations de leurs droits et de permettre aux jeunes filles de mieux se connaître, d’apprendre à s’exprimer, de développer leur leadership en vue de trouver des solutions aux problèmes auxquels elles sont confrontées, les Directions Régionales et Préfectorales des sports des plateaux et centrale et ses partenaires ont initié le « projet de promotion du leadership des filles à travers le football ». Ce projet a été mis en œuvre durant huit (08) ans répartis en trois phases (2008-2011, 2012-2013, 2014-2015) dans 20 communautés des régions Centrale et Plateaux dont 4 cantons de la préfecture de Tchaoudjo.
Après les huit années de mise en œuvre de ce projet, il s’avère que la pratique du football des filles promues ne s’est pas poursuivie dans les quatre localités et les structures mises en place pour accompagner la pratique du football ne sont plus fonctionnelles.
La question principale qui émerge est de savoir dans quelle mesure certains facteurs auraient favorisé ou non la participation et l’appropriation du projet par les bénéficiaires ?
Notre hypothèse de recherche considère que l’approche non participative et la faible prise en compte des facteurs culturels particulièrement religieux sont des déterminants majeurs dans la faible appropriation des comportements et pratiques promus par le projet en vue de leur pérennisation.
L’objectif de l’article consiste à montrer le degré d’influence du culturel dans la faible adoption de la pratique du football par les filles de Tchaoudjo dans le cadre du projet de « leadership des filles à travers le football »
L’article comporte une première partie qui annonce le cadre théorique et méthodologique et une deuxième partie qui porte sur l’analyse et les discussions des résultats.
1. Présentation du cadre de l’étude
La préfecture de Tchaoudjo est l’une des cinq préfectures que compte la Région Centrale. Elle couvre une superficie de 2 650 km² et représente environ 20% de la superficie totale de la région et 5% de l’ensemble du territoire togolais. Elle est située entre les parallèles 8°40’ et 9°18’ de latitude nord et les méridiens 0°52’ et 1°20’ de longitude est. Elle est limitée au nord par la Région de la Kara (les préfectures d’Assoli et de Bassar), au sud par la préfecture de Sotouboua, à l’est par la préfecture de Tchamba et à l’ouest par les préfectures de Sotouboua et de Bassar. Sur le plan administratif, la préfecture de Tchaoudjo compte 13 cantons répartis entre 87 villages[1]
La population de Tchaoudjo a plus que doublé en trois décennies, passant de 83 768 habitants en 1981 à 190 114 habitants en 2010. Elle est composée de près de 70% Musulmans.[2] Les femmes représentent 50,28% de la population de Tchaoudjo[3].
De nombreuses inégalités subsistent encore dans les rapports homme/femme. Les normes sociales et les stéréotypes de genre entravent notamment le droit à l’éducation des filles, pourtant garanti par la constitution. Selon l’EDS III[4], Togo, le taux de mariage dans la région Centrale estimé à 37,9% est le plus élevé. Le mariage des enfants est interdit depuis 2007 mais sa pratique demeure courante. Aussi, selon les statistiques scolaires nationales 2017-2018, la région Centrale, dans laquelle se situe la préfecture de Tchaoudjo avait-elle battu le record de 128 cas de grossesses précoces en milieu scolaire.
Bien que le mariage des enfants et les grossesses soient souvent perçus comme le destin des filles, devenir une femme mariée et une mère à un jeune âge ont d’énormes conséquences : abandon de l’école, augmentation du risque d’exploitation sexuelle et de violences domestiques, morts à la naissance.
Cette situation est soutenue par les normes sociales préjudiciables, les croyances sociales dans les communautés rurales qui relèguent la femme et la fille au second rang et les empêchent de jouir des mêmes droits que les hommes et les garçons.
La préfecture de Tchaoudjo est caractérisée par une forte pratique du football par les garçons. Semassi, l’équipe de football de Sokodé, chef-lieu de la préfecture a été plusieurs fois championne du Togo et a disputé plusieurs compétitions continentales. Mais la pratique du football par les filles et les femmes reste encore influencée par les normes et croyances sociales, de forts préjugés et stéréotypes.
Figure 1: Carte de la préfecture de Tchaoudjo et ses cantons
Source : Direction Régionale de la planification centrale, 2015
2. Les enquêtes de terrain
Les enquêtes qualitative et quantitative ont été menées auprès des filles joueuses, les parents des filles joueuses (père, mère ou tuteur ou tutrice), les leaders communautaires, les membres de l’équipe technique des équipes féminines de football (membres de l’équipe technique communautaire, les membres de l’équipe d’encadrement), les agents de l’inspection des sports et de l’organisme de mise en œuvre du projet de 4 cantons ( Kadambara, Kolina, Kassena et Agoulou) de la préfecture de Tchaoudjo.
La taille de l’échantillon des filles enquêtées est déterminée par la formule de Shwartz suivante :
où n’ est la taille de l’échantillon non corrigée, p est la valeur de la proportion d’une variable d’intérêt, z le score correspondant à un niveau de confiance donné et e la marge d’erreur. Pour maximiser la taille de l’échantillon, p est fixé à 0,5. Pour un niveau de confiance de 95% le score z correspondant est de 1,96. En fixant la marge d’erreur à 10%, la taille de l’échantillon non corrigée serait de 96. Pour tenir compte de la taille de la population, la taille de l’échantillon est corrigée par la formule où n est la taille de l’échantillon concernée par l’enquête, n’ la taille non corrigée et N la taille de la population qui est égale ici au nombre de joueuses dans la zone du projet. Elles sont au nombre de 120, ce qui donne une taille d’échantillon de 53 joueuses. Ce nombre a été porté à 60 pour tenir compte des non-réponses.
L’échantillonnage des parents des joueuses était raisonné en fonction de leur lien de parenté avec les joueuses ce qui a permis d’identifier également et d’interroger 60 parents de joueuses parmi lesquels 33 femmes.
Sur la base du choix raisonné portant sur la connaissance du projet et la participation aux différents processus de conception et de mise en œuvre, nous avons : 40/60 leaders communautaires, 20 /40 Membres de l’équipe technique locale, 8/16 membres de l’équipe d’encadrement technique ; 4/4 de responsables des Inspections des Sports et 3/5 Responsables de projets de l’organisme de mise en œuvre.
Du fait de la quantité des données textuelles à manipuler, nous avons jugé important d’utiliser un logiciel de développement théorique qu’est le Nvivo qui, de par ses fonctions, favorise l’automatisation des tâches, le découpage, le tri et le croisement des données codées.
Concernant les données quantitatives la codification dans le cas de cette recherche s’est faite principalement de façon manuelle. Cette codification visait à rendre les données traitables automatiquement par les logiciels SPSS et XLSTAT et s’est faite en composant un code à l’aide des initiales des intitulés des facteurs d’appropriation suivi des chiffres 1,2,3.
3. Présentation du projet « leadership des filles à travers le football » dans la préfecture de Tchaoudjo
L’objectif global du projet est de renforcer le leadership féminin en soutenant les efforts des communautés en matière de football des filles. Il s’agissait de créer un environnement transformateur pour les filles et les femmes dans les communautés du Togo en augmentant leurs compétences dans la vie courante par le développement de leurs atouts (sociaux, personnels), en renforçant leur capacité à faire des choix significatifs. Ce projet se propose de contribuer à la transformation des normes sociales et des stéréotypes de genre à travers le sport notamment par la pratique du football. En tant que sport, il peut connecter les filles entre elles, stimuler les filles à jouer et transformer des joueuses talentueuses en « héroïnes » du football professionnel. Au-delà, le football encourage l’apprentissage par la pratique, par l’expérience, le ressenti et l’action. Le football devient donc un instrument d’autonomisation des filles et de transformation des normes de genre.
Durant les huit ans de mise en œuvre, le projet a apporté les appuis technique et matériel pour la mise en place des 4 Clubs de football féminin et a renforcé 100 filles joueuses en pratique du football. En plus 6 jeunes filles /arbitres ont été formées en technique et équipées en matériel d’arbitrage. En plus, 220 chefs de communautés (80 femmes), 40 membres de l’équipe technique communautaire (20 hommes et 20 femmes) issus de 20 communautés et 25 membres de l’équipe technique du district ont été renforcés en encadrement et accompagnement des équipes de filles. Selon le rapport d’évaluation du projet, toutes les activités planifiées ont été réalisées et les objectifs atteints à 90%.
4. Constats faits après le financement du projet
Six ans après la fin du financement, la moitié des quatre équipes de football mis en place dans le cadre du projet existe encore. Quelques membres des deux équipes sont encore présents dans la localité et se retrouvent de temps en temps pour jouer au football.
Les deux clubs qui existent ne disposent pas de nombre suffisant de filles pour constituer une équipe de football. Les données révèlent que le nombre de filles qui continuent de s’entraîner dans les deux équipes se situent au tour de 18 pour les deux localités qui poursuivent les entraînements contre 100 filles pour l’ensemble des quatre localités au cours de la phase de mise en œuvre du projet. Aussi, le nombre d’entraînements des équipes est passé de 8 par mois durant la phase de mise en œuvre du projet à 1 par mois après le projet. Cette situation s’illustre par le graphique suivant.
Figure 2 : Nombre de filles dans les équipes et fréquence des entrainements
Source : Enquête terrain, 2019
S’agissant des raisons évoquées pour expliquer le presqu’arrêt des activités des équipes de football, la moitié des enquêtés, soit 50% relève le fait que les joueuses qui ont commencé la pratique du football à l’âge de 13-15 ans, ont actuellement 21-22 ans, ont évolué dans les études et ont quitté le village poursuivre leurs scolarités à l’extérieur du village. Les filles plus jeunes ne sont pas intéressées à la pratique du football pour remplacer leurs aînées. L’autre moitié met l’accent sur le désintéressement du football des filles par manque de gain. Cette tranche d’enquêtés estime que ni les filles, ni leurs parents qui s’investissent dans le football féminin ne tirent aucun bénéfice dans cette pratique. Ils ne voient aucun débouché ou aucune opportunité de permettre à leurs filles de saisir.
Ces constats permettent de conclure que, bien que le projet ait connu un succès au cours de sa mise en œuvre en mettant en place et en assurant le fonctionnement de 4 équipes de football féminin, 6 ans après la fin du financement, seules 18% des filles continuent la pratique de ce sport.
Quels sont les facteurs ayant influencés cette faible appropriation de la pratique du football par les filles ?
5. L’influence du culturel dans la faible appropriation de la pratique du football féminin dans la préfecture de Tchaoudjo
L’étude a identifié onze (11) facteurs qui ont influencé l’appropriation de la pratique du football par les filles dont quatre (04) à la phase de genèse et de conception, quatre (04) dans la phase de planification et mise en œuvre et trois (03) dans la phase de clôture et de transfert des extrants.
Tableaux N° 1 : Facteurs d’influence de l’appropriation du projet
# | Item |
Genèse et conception du projet | |
1 | Initiation du projet par l’organisme d’appui |
2 | Implication des bénéficiaires dans la conception du projet |
3 | Prise en compte des facteurs culturels et religieux dans l’analyse du contexte du projet |
4 | Projet priorité pour la communauté |
Planification et exécution du projet | |
5 | Gestion des activités du projet par l’organisme d’appui |
6 | Maîtrise de la conduite des activités de projet par les bénéficiaires |
7 | Attitude et comportement des leaders traditionnels et religieux |
8 | Attitude et comportement des bénéficiaires du projet |
Clôture du projet et transfert des extrants | |
9 | Planification de sortie de projet |
10 | Maîtrise des pratiques générées par le projet |
11 | Moyen pour la pérennisation des acquis du projet |
Les facteurs culturels particulièrement les facteurs religieux ont été identifiés comme facteurs influents dans la phase de genèse et de conception du projet. Quel est le degré d’influence de ces facteurs à cette phase du projet ?
5.1. Représentations sociales de la pratique du football féminin dans la préfecture de Tchaoudjo
Selon les résultats de l’enquête, la faible appropriation des acquis du projet leadership des filles à travers le football a été influencé à la phase de la genèse et de la conception du projet par les principaux facteurs suivants : (i) la non initiation du projet par les bénéficiaires, avec 60% des enquêtés qui le qualifient de déterminant contre 40% qui le qualifient de forte influence, (ii) l’implication des bénéficiaires dans la conception du projet est jugé déterminant à 16% et de forte influence à 76%. Le facteur (iii) prise en compte des facteurs culturels dans la conception et la mise en œuvre du projet est estimé à 44% déterminant et à 56% à forte influence. Le facteur (iv) projet prioritaire pour la communauté à 28% déterminant et à 44% influent par les enquêtés.
Le cumul des niveaux « déterminant » et « forte influence », qui constituent les deux plus hauts niveaux d’influence des facteurs, les facteurs culturel et religieux enregistrent 100% des enquêtés qui jugent ces facteurs influents dans l’appropriation du projet comme les facteurs (i) la non initiation du projet par les bénéficiaires et (iv) projet prioritaire pour la communauté.
Tableau N° 2 : Cumul de pourcentage des degrés d’influence déterminant et forte influence
Facteur | Pourcentage cumulé (déterminant et forte influence | Classement des facteurs les plus influençant |
Initiation du projet par l’organisme d’appui | 100% | 1er A |
Implication des bénéficiaires dans la conception du projet | 92% | 4e |
Prise en compte des facteurs culturels et religieux | 100% | 1er B |
Projet priorité pour la communauté | 100% | 1er C |
L’ensemble des enquêtés ont relevé donc que le projet dans sa conception n’a pas suffisamment pris en compte l’analyse du contexte culturel y compris religieux. Les valeurs sociales, religieuses ainsi que les attitudes et normes sociales des communautés par rapport au football des filles n’ont pas été suffisamment analysées afin d’identifier les risques et les facteurs d’obstacles qui pourraient empêcher la bonne exécution du projet.
Étant donné que ce projet n’est pas notre idée et que ce n’est pas nous, les communautés qui avons élaboré ce projet en prenant en compte nos vraies réalités, qui d’autre, mieux que nous pouvait le faire. Les ONG ne connaissent pas bien nos réalités ; elles s’y l’imaginent et pensent bien les connaître. (Extrait de l’entretien avec un notable de Kolina le 3 janvier 2020).
Parmi les acteurs communautaires, les religieux ont rappelé que la pratique du football féminin est strictement interdite par l’Islam.
Le football féminin n’est pas permis par l’islam. La femme « peut faire du sport pour sa santé » ou « pour avoir de l’endurance pour affronter des situations de guerre ou pour le travail », mais « il ne faut pas qu’elle sorte dans une tenue qui fera ressortir des parties de son corps notamment les jambes ». (Extrait de l’entretien avec Imam de Kolina le 4 janvier 2020).
Un coach renchérit,
La religion est vraiment un frein », se lamente le coach de l’équipe féminine de Kadambara. « Nous sommes arrivés quand même à contourner un tout petit peu et avoir une participation des jeunes filles. Mais le football des filles n’a pas été adopté à cause de ces fortes croyances religieuses. (Extrait de l’entretien avec le Coach homme de Kadambara le 5 janvier 2020).
Les enquêtés considèrent le football comme un sport de garçons et d’hommes parce qu’il fait appel au physique, à l’endurance. Or, généralement, les femmes sont considérées comme physiquement faibles et moins résistantes. Selon les hommes enquêtés, les footballeuses deviendraient laides et stériles, ce qui leur ferait perdre toute leur féminité entraînant comme conséquence la perte de leur atout premier : plaire aux hommes et avoir des enfants. Les enquêtés considèrent comme modèle, une femme qui a un corps souple sans muscles saillants qui est au foyer et accompli ses tâches ménagères et qui s’occupe de l’éducation des enfants. Une femme qui sort de ce cadre pour s’exposer à travers la pratique de divers sports, en particulier ceux considérés comme un sport masculin.
Cependant les responsables des organismes d’appui interrogés estiment que l’analyse du contexte du projet a pris faiblement en compte les facteurs culturels du milieu. Etant connu comme des milieux où les normes sociales et les croyances religieuses ont une forte influence, la prise en compte de cette dimension a permis de proposer dans le document de projet l’implication des leaders traditionnels et religieux dans les comités locaux pour mieux lutter contre ces pesanteurs socio culturelles.
S’agissant de l’influence de ce facteur « Prise en compte des facteurs culturels dans l’analyse du contexte du projet », 40% des enquêtés ont estimé qu’il est déterminant, se positionnant ainsi comme deuxième facteur déterminant après le facteur « Initiation du projet par l’organisme d’appui »
Bien que l’analyse du contexte culturel soit prise en compte dans la conception du projet, cela paraît insuffisant. Ce qui a entraîné une faible analyse des risques liés à ce facteur dans l’appropriation.
Le degré d’influence attribué à ce facteur par les enquêtés (100%) dénote de l’influence et le frein qu’il a constitué dans l’appropriation de la pratique du football par les filles. Ce facteur est tributaire des pesanteurs liées aux normes et croyances sociales.
Les pesanteurs sociales peuvent être définies comme des forces d’inertie, des attitudes de résistance spécifiques à un groupe donné, qui se veut conservateur et très attaché aux traditions culturelles, qui ne militent pas toujours en faveur d’un changement social utile ou non, face à l’évolution actuelle des sociétés.
Par ailleurs, une norme sociale est une règle comportementale que les individus suivent au sein d’une population, s’ils pensent que suffisamment de personnes la respectent. Encore appelé « les attentes empiriques » ; ou suffisamment de personnes pensent qu’elles-mêmes devraient suivre la règle et sont potentiellement disposées à punir ceux qui ne la respectent et « les attentes normatives » (Bicchieri, 2005).
Faisant le parallèle avec l’adoption de nouvelles pratiques et comportement en lien avec la communication, Nyamba (2005) relève que les modes d’appropriation des comportements et pratiques présentes restent fortement influencés par les antécédents socioculturels des groupes considérés. ». La radio a été initialement bien acceptée chez les Sanan aussi en raison de la représentation positive que ce groupe avait de « la parole qui vient de loin ». Selon Nyamba, il est fondamental de comprendre que « les valeurs sociales qui s’intègrent aux différents groupes sociaux sous-tendent de fait les systèmes de communication aujourd’hui fonctionnels dans les villages africains » (Nyamba, 81). En termes de possibilité/probabilité d’appropriation, il estime que « cela signifie aussi que l’adhésion massive des populations à des nouvelles formes de communication, via les NTIC, ne s’opère que s’il n’y a pas de menace immédiate sur les valeurs sociales construites historiquement et intégrées par les différentes générations et par les acteurs en première ligne dans les villages (Nyamba,82).
Les normes sociales et les préceptes religieux de la zone de l’étude du projet sont fondamentalement en défaveur de la pratique du football des filles. L’analyse socioculturelle du contexte du site de recherche ainsi que les déclarations des leaders communautaires et autres acteurs de la communauté démontrent qu’il existe donc des pesanteurs socioculturelles qui ont constitué un frein pour l’appropriation des acquis du projet. Ces pesanteurs désignées par les terminologies de normes et croyances sont synthétisées dans le tableau ci-dessous.
Tableau 3: Synthèse des croyances et normes sociales constituant le frein pour le projet
Dans trois des quatre localités qui font objet de la recherche (Agoulou, Kadambara, Kolina), la religion islamique est la principale religion pratiquée et près de 95% de filles joueuses sont musulmanes.
L’Islam reconnaît que le sport procure des avantages sanitaires et psychologiques évidents. Mais particulièrement, sa pratique par les filles et les femmes est conditionnée par des critères notamment celui qui stipule qu’« Une femme ne doit pas exposer les parties de son corps ou faire entrevoir ses rondeurs. Ce qui signifie qu’une femme digne doit se couvrir de la tête aux pieds ». La femme qui les respecte exerce le sport légalement. Celle qui ne s’y conforme pas sera interdite de le pratiquer.
Il est observé lors de la recherche que les joueurs de football qu’ils soient filles et garçons doivent être en culotte et maillot. Cette tenue ne couvre pas leurs cuisses et leurs jambes qui sont considérées comme faisant partie de leur intimité surtout chez les femmes. La tenue que les joueuses portent pour jouer est contraire aux croyances religieuses. (Sourate 7 Al-‘A`râf> Verset 26), (Sourate 24 An-Noûr> Verset 31), (Sourate 33 Verset 59). L’islam recommande alors d’exercer le sport aussi loin que possible des regards des hommes. Le respect de cette condition exclut l’enregistrement vidéo au cours du sport féminin pour éviter que ces enregistrements ne soient visionnés par des hommes car, dans ce cas, la condition permettant la pratique du sport féminin serait violée.
C’est pourquoi il serait préférable, prudent et discret pour la femme de pratiquer le sport chez elle, loin des clubs, des salles et des écoles. Quand les endroits où elles pratiquent le sport sont mixtes, l’interdiction de la pratique est justifiée. Les filles musulmanes sont tenues d’exercer le sport en général et le football en particulier avec une tenue décente car il ne leur est pas permis de porter une tenue courte, transparente ou serrée.
Ces prescriptions religieuses ont limité la pratique du football par les filles dans les communautés. Les filles portaient une tenue composée d’une culotte, d’un maillot à manche courte dans une communauté à forte tendance musulmane soumise aux fortes croyances religieuses. Ce qui a expliqué cette résistance à l’adoption et la non poursuite de la pratique du football par les filles.
6.2. Attitude et comportement des leaders traditionnels et religieux et des bénéficiaires au cours de la mise en œuvre du projet
Selon les données ci-dessous, quatre facteurs d’influence ont été identifiés. Il s’agit de la (i) gestion des activités du projet (ii) Maîtrise de la conduite des projets par les bénéficiaires (iii) Attitude et comportement des leaders traditionnels et religieux (iv) Attitude du comportement des bénéficiaires du projet.
Le cumul des données concernant les deux plus hauts degrés d’influence des facteurs sur l’appropriation du projet, révèle que 84% des enquêtés estiment que les facteurs (i) Attitude et comportement des leaders traditionnels et religieux et le facteur(ii) Attitude et comportement des bénéficiaires du projet » ont été déterminant dans la faible appropriation de la pratique du football par les filles.
Tableau 4 : Cumul de pourcentage des degrés d’influence déterminant et forte influence
Le facteur lié à l’attitude et comportement des leaders traditionnels et religieux » se rapporte à l’influence de l’opinion, des discours, du positionnement des leaders communautaires sur la pratique du football et au leadership féminin.
Au cours de cette recherche, les leaders communautaires enquêtés ont déploré le fait que le projet n’ait pas tenu compte des considérations culturelles y compris religieuses dans sa conception. En effet, la plupart des leaders communautaires n’ont pas été d’accord avec la pratique du football par les jeunes filles pour les raisons suivantes : (i) les filles et les femmes devraient se consacrer aux activités ménagères », (ii) ces pratiques sont interdites par la religion parce que ça expose les filles » (iii) « le football féminin favorise la prostitution » (iv) « les femmes et filles sont tenues de porter le voile » et (v) « la place de la femme est au foyer et non sur un terrain de football »
Les données de la recherche révèlent que 24% des enquêtés estiment que ce facteur est déterminant pour l’appropriation du projet alors 60% considèrent que ce facteur a une forte influence et 16% estiment qu’il a une influence moyenne sur l’appropriation du projet. Ces données classent ce facteur au 3eme rang des facteurs déterminant. Elles le classent au 2eme rang parmi les facteurs à forte influence de l’appropriation du projet.
S’agissant du facteur « attitude et comportement des bénéficiaires du projet », les enquêtés ont relevé qu’une partie des parents et des filles avaient été d’accord alors qu’une partie était contre. Les membres de la communauté qui n’étaient pas d’accord avec la pratique du football par les jeunes filles évoquaient les arguments suivants (i) les filles et les femmes devraient se consacrer aux activités ménagères (ii) le football féminin ne sert à rien, (iii) ces pratiques sont interdites par la religion parce que ça expose les filles (iv) le football féminin favorise la prostitution (v) les femmes et les filles sont tenues de porter le voile. Selon eux, cette pratique va rendre les filles plus paresseuses et cette activité footballistique serait un moyen pour tisser une relation de clientèle sexuelle. Le football des filles ne servirait donc à rien.
L’appropriation doit être à la fois un état d’esprit et un comportement. Elle est donc une affaire d’idées, de représentations autant que d’actions. S’approprier une action collective de développement devrait en toute bonne logique revêtir le même sens. Notons toutefois que le transfert n’est pas automatique ; l’action est d’une grande complexité (Ouédraogo 30)
Les attitudes des leaders religieux se basant sur les préceptes religieux ont exprimé publiquement leur opposition à la pratique du football par les filles. Cette attitude a freiné l’enthousiasme des bénéficiaires notamment les filles à pratiquer librement le football et a fortement influencé la réticence des parents à soutenir et encourager la pratique du football par les filles.
Conclusion
L’étude a révélé que sur les 11 facteurs analysés, les facteurs (i) Prise en compte des facteurs religieux et traditionnels durant la phase de genèse et conception, (ii) Attitude et comportement des leaders traditionnels et religieux et le facteur(ii) Attitude et comportement des bénéficiaires du projet » dans la phase de mise en œuvre du projet ont été jugés déterminant dans la faible appropriation du football par les filles respectivement à 100% pour le premier facteur et à 84% pour les deux derniers facteurs.
En effet, une faible prise en compte des normes et croyances sociales et religieuses n’ont pas permis une bonne analyse des risques liés aux effets sur la pratique du football par les filles contraires aux préceptes Islamiques. Cela a amené les leaders religieux à prendre publiquement position contre cette pratique et a renforcé la réticence des parents des filles à soutenir la pratique du football. Malgré leur bonne volonté, le poids de ces facteurs précités a empêché les filles de poursuivre la pratique du football.
Du fait, concepteurs et autres acteurs des projets et programmes de développement sont exhortés à intégrer, à repenser et à entretenir ce facteur durant la phase de genèse et de conception ainsi que de la mise en œuvre desdits projets en vue de la pérennisation de leurs résultats.
Toutefois, étant donné que les projets et programmes de développement sont caractérisés par des conditions de mise en œuvre souvent difficiles et contextuelles, il revient à chaque acteur ou praticien d’adapter ces objectifs à son contexte spécifique pour des impacts sociaux et humains probants en vue de l’amélioration des conditions de vie et du bien-être des populations cibles desdits projets et programmes.
Certes, dans une vision normative, le changement social souhaité visé par les projets de développement, c’est ce qui va dans le « bon sens », celui d’une amélioration des conditions de vie de groupes sociaux considérés comme défavorisés ou insuffisamment rentrés dans la modernité. Il s’agit d’apporter le progrès aux populations. Les populations ne savent pas ou ne peuvent pas se moderniser elles-mêmes (soit parce qu’elles sont engluées dans leurs traditions, soit parce qu’elles sont influencées par certaines normes et croyances préjudiciables.
En partant du postulat que les connaissances déterminent les attitudes et les attitudes orientent les comportements et vu la forte influence des valeurs culturelles et religieuses dans les connaissances et attitudes des populations, on peut conclure aisément que la prise en compte des valeurs culturelles et religieuses (les normes sociales et les pesanteurs sociales) devient indispensable dans le processus de gestion et l’appropriation des acquis des projets.
Travaux cités
Banque Mondiale. 2000 : Evaluation de l’impact des projets de Développement sur la pauvreté. Washington, D.C./ Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement / BANQUE MONDIALE.
Diallo, Amadou. et Thuillier Denis., 2002 : « Succès des projets d’aide internationale, confiance et communication : une perspective africaine », Document de travail 22-2002, Centre de Recherche en Gestion, UQAM, Montréal, 38 p.
Gauche, Karine. 2013, Typologie de pratiques de gestion et indices d’appropriation.
Grimand, Amaury. 2012 : L’appropriation des outils de gestion et ses effets sur les dynamiques organisationnelles : le cas du déploiement d’un référentiel des emplois et des compétences. Management & Avenir, (4), 237.
Ika A. Lavagnon, 2007/2, Management & Avenir, n 12
Ouédraogo, Hamidou. 1992, L’appropriation des projets de développement – UQAR,
Nyamba, André. 2005, « Approche sociologique et anthropologique de la communication dans les villages africains », in Les télécommunications, entre bien public et marchandise.
Proulx, Serge. 2001, La sociologie des usages, et après ?
Rondinelli, D. A, 1976, Why development projects fail: problems of project management in developing countries. Project Management Quarterly, 7(1), 10–15.
UEFA et Université de Birmingham, 2017, Etude sur psychologique du football sur les femmes.
Comment citer cet article :
MLA : Tchakala, Mohamed M. « La promotion du leadership féminin à l’épreuve des contraintes socioculturelles : étude de cas du projet de promotion du leadership des filles à travers le football ». Uirtus 2.1. (avril 2022): 86-104.
§ Institut Régional d’Enseignement Supérieur et de Recherche en Développement Culturel (Togo)/ [email protected]
[1] Rapport 2019 Direction Régionale de la planification du développement centrale.
[2] Chiffres de 1998, Direction Régionale de la Statistique
[3] Recensement Général de la Population et de l’Habitat 2010, Togo
[4] Enquête Démographique et Santé III 2013-2014