Abdourahim Tchassanti§
- Université de Lomé / [email protected]
Résumé : Ce travail contribue à la clarification du concept de communication chez Jürgen Habermas. À partir de la distinction entre l’« effet escompté » et l’« effet émanant », l’étude a permis de montrer que, bien que le but de toute communication est de susciter un effet, dans la Théorie de l’agir communicationnel, Habermas s’en démarque par son appréhension de l’effet communicationnel. Ainsi, au rebours de l’effet escompté qui consiste à atteindre un but intentionnel et stratégique au moyen du discours, Habermas y voit plutôt l’effet résultant ou émanant qui est un effet de couplage ou de réciprocité des interlocuteurs.
Mots-clés : communication, effet émanant, effet escompté, intercompréhension.
Abstract: This paper contributes to elucidate Jürgen Habermas’ concept of communication. From Habermas’ distinction between “expected” and “emanating” effects, the study shows that, although the aim of any speech is to have an effect, Habermas stands out for his apprehension of the effect of communication. Thus, contrary to the expected effect which consists in achieving an intentional goal, Habermas sees rather the effect emanating which is a coupling or reciprocal effect of the interlocutors.
Keywords: communication, effect emanating, expected effect, intercomprehension.
Introduction
Cet article se situe dans le prolongement des recherches sur les fondements de la communication amorcées dans la thèse intitulée Le statut normatif de la communication chez Jürgen Habermas (Tchassanti). L’objectif de l’étude entreprise ici est de mettre en évidence la spécificité de la communication chez Jürgen Habermas. En d’autres termes, il s’agit de montrer que, si l’efficience reste la finalité de toute communication, cette efficience n’a pas la même nature dans la théorie de la communication de Jürgen Habermas. L’auteur s’en démarque à travers sa conception de la communication interpersonnelle.
Dans Le statut normatif de la communication chez Jürgen Habermas, la recherche du sens synthétisé du concept de la communication a été l’une de nos préoccupations. Il y était question d’élucider ou de clarifier le concept de communication. La tâche a consisté plus précisément à dégager la communauté de sens qui sous-tend les divers emplois du concept de communication. La finalité de cette étude a été donc de pourvoir au terme ‘’communication’’, une définition qui peut à la fois rendre compte de la diversité des domaines et des faits que ce terme désigne, de celle des usages qui en sont faits et de son unité en tant que concept. La recherche est partie du constat de Komi Kouvon qui considère que « le concept de communication est polysémique » (Kouvon1 38-40). Pour ce dernier, dans son usage courant, la communication est différemment conçue.
En effet, le concept de communication pose deux difficultés principales. D’une part, le même terme semble désigner des domaines d’activités fort divers mais ayant un fond sémantique commun. Or, une saisie claire et précise de ce qui permet de regrouper ces divers domaines d’activités fait défaut. D’autre part, ce terme pourrait désigner des domaines d’activité qui ne semblent avoir aucune communauté de sens. Ou s’ils en ont, celle-ci consisterait en une relation ambiguë ou très peu claire du point de vue sémantique. Il s’est agi par exemple de montrer ce qui fonde l’appellation commune des domaines aussi divers que la presse, la radio, la télévision, l’internet, les technologies mobiles, la vente, la publicité, la politique, le droit, la littérature, la poésie, la musique, la sculpture, l’architecture, le domaine religieux et pédagogique, la communication socio-éducative (campagnes de prévention, médiation des savoirs…), l’écriture et l’analyse cinématographiques, les arts du spectacle vivant et la gestion de l’information. Cette liste n’est pas exhaustive mais elle montre déjà la diversité des objets auxquels s’intéressent ces domaines.
C’est donc face à cette diversification des domaines de la communication et la polysémie que cela pourrait entrainer qu’un travail de clarification ou d’élucidation du concept de communication s’est avéré nécessaire. L’approche a considéré qu’il y a un aspect commun aux domaines sur lesquels se pose cette question. Au terme, l’étude a établi que malgré la diversité des domaines de la communication, l’unité d’inspiration qui légitime leur appellation commune de communication est l’idée d’efficience qui les sous-tend. Dans toute situation de communication, les partenaires cherchent à modifier les représentations et à agir sur les conduites d’autrui. Communiquer revient à orienter les conduites, à modifier les représentations d’un autre, à agir sur l’autre, à faire preuve d’influence sur autrui par le moyen du langage. L’acte de communication réussie doit pouvoir produire quelque chose, et a fortiori, produire un effet sur l’auditoire. L’efficience est alors au fondement de toute communication (Tchassanti 27-80).
Par ailleurs, dans la Théorie de l’activité communicationnelle, le philosophe allemand de l’école de Francfort, Jürgen Habermas reconstruit une théorie de la communication qui reprend en compte les conditions d’efficience dans le processus de la communication. La Théorie de l’agir communicationnel est une théorie pragmatique du langage. Et par ‘’pragmatique’’, il faut comprendre cette vision du langage qui analyse les effets du langage sur le monde et non uniquement de la signification des énoncés.
Mais les questions qui retiennent l’attention sont les suivantes : l’efficience dans la théorie habermassienne est-elle de même nature que celle en jeu dans la communication publicitaire, la politique, le droit, le domaine religieux et pédagogique par exemple ?
L’hypothèse que cette étude travaille à confirmer est la suivante : L’effet étant « ce qui est produit par une cause », on en distingue deux types dans le champ de la communication : l’ « effet escompté ». Il est le résultat de l’intention subjective et stratégique de la source émettrice. Il est l’étalon à l’aune duquel sont évalués l’efficacité des stratégies déployées et le succès de la communication. Aux antipodes de l’ « effet escompté », se trouve l’« effet émanant ou résultant ». Il est au-delà de toute subjectivité. Il est la conséquence du principe de la discussion. C’est le type d’effet que Jürgen Habermas nomme « intercompréhension », « consensus » ou « entente ». Ainsi, bien que l’approche habermassienne ne s’éloigne pas trop du sens synthétisé de la communication, l’auteur prône dans sa théorie des actions langagières, un « effet émanant ou résultant ». La distinction conceptuelle faite entre « l’agir communicationnel » et « l’agir stratégique » nous permettra d’appréhender mieux la spécificité de l’approche habermassienne de l’efficience discursive.
Pour y arriver, nous allons procéder dans un premier temps à la clarification conceptuelle de l’efficience en indiquant les éléments de compréhension qui permettent d’en saisir le sens. Nous dégagerons ensuite la spécificité de l’approche habermassienne de l’effet du discours à partir de sa Théorie de l’agir communicationnel.
- L’efficience : approche conceptuelle et sémantique
Le concept d’efficience est sous-tendu par la notion d’effet. Par efficience, on entend généralement la capacité d’une cause à produire un effet. L’effet est ce qui est produit par une cause. Cependant, la notion demeure un complexe qui nécessite une analyse rigoureuse afin de découvrir les éléments ultimes qu’elle désigne. Ainsi, peut-on classer les effets selon l’agent producteur, selon l’objet et selon le stimulus.
Il existe des cas pléthoriques nécessairement disparates d’effets qui obligent à délimiter le sens de l’usage que nous en faisons dans cet article. Selon l’agent producteur, on a : l’effet produit par un la nature et l’effet produit par l’homme. Selon l’objet on a : l’effet sur un objet inanimé, l’effet sur un objet animé non-humain et l’effet sur un sujet humain. Ces effets ne se produisent pas de la même manière ni pas les agents, ni sur les objets.
Selon que l’effet est produit par un humain sur un humain, on a : l’effet produit par un être humain sur un être humain par usage d’un objet, l’effet produit par un humain sur un humain par un signe. C’est ce dernier, c’est-à-dire l’effet produit par un humain sur un humain par un signe, qui est déployé dans le champ communicationnel.
Selon que l’effet est produit par un humain sur un humain par un signe, on a : l’effet produit par un être humain sur un être humain par un signe non langagier (geste, image, logo, affichage…), l’effet produit par un humain sur un humain par un signe langagier (mots, discours…). Nous assistons donc à de différents types d’effets. La conséquence est que ces effets ne sont pas les mêmes selon leurs productions. Cependant, nous n’allons pas examiner ici tous les cas d’effets. Le travail va être plutôt consacré aux effets des signes dans les relations humaines.
Relativement aux signes, nous dirons que leurs usages ont pour finalité la communication. Le signe est une chose qui est mis à la place d’une autre ; il l’annonce ou il la rappelle. Il peut annoncer ou rappeler une idée, un sens ou une valeur. Il y a alors communication lorsqu’un agent humain se sert des signes langagiers ou non langagiers en vue de faire ou de faire faire quelque chose : modifier les représentations, agir sur les conduites d’autrui, faire preuve d’influence sur autrui par le moyen des signes. L’usage des signes socio-culturels, les codes esthétiques, les codes rhétoriques, les codes chromatiques, les codes morphologiques, les mots proférés visent toujours des effets dans le réel. Les signes ont ce pouvoir fascinant de modifier les situations ou les relations entre les hommes. Ce pouvoir est un effet. Il est manifeste dans toute situation de communication interhumaine.
Dans le domaine religieux par exemple, les récits mythiques, les propos des prêtres, les formules d’incantation sont de nature à souder les assemblées dans une foi commune. Dans le domaine juridique, on rencontre aussi une parole agissante (par exemple : « La séance est levée! », « Je vous déclare unis par les liens du mariage ») : c’est lorsque les mots proférés équivalent à un acte. John Langshaw Austin appelle cela la dimension performative du langage (Austin). Dans le cadre de la psychanalyse, la parole a aussi des vertus transformatrices et thérapeutiques : c’est sa libération qui va produire la guérison. D’ailleurs Freud, l’inventeur de la psychanalyse, avait d’abord appelé cette technique : la thérapie « par la parole ». Sur la scène politique ou scientifique, plus généralement sur la place publique, on éprouve aussi le pouvoir de la parole : pour susciter l’adhésion d’autrui ou pour affirmer un pouvoir de domination, le locuteur va déployer des stratégies argumentatives, il va tenter de convaincre et de persuader un auditoire. La publicité, qu’elle soit basée sur une argumentation objective et des besoins suggérés et ressentis ou qu’elle émette des messages répétitifs de grand format souvent par affiche, vise à provoquer des réactions automatiques de la cible. Tout acte de communication réussie doit pouvoir produire quelque chose, produire un effet sur l’auditoire.
Toutefois, selon que l’effet de la communication soit prémédité et orienté par la source émettrice ou non, on aura dans toute situation de communication, soit l’effet escompté, soit l’effet émanant ou résultant. Alors que l’effet escompté résulte de l’intention subjective et stratégique de la source émettrice, l’effet émanant ou résultant est la conséquence même du principe de la discussion. Il est au-delà de toute subjectivité. C’est alors l’effet escompté qui témoigne du succès ou de la « félicité » de la rhétorique politique et publicitaire, de la pédagogie par exemple.
Toute la question est de savoir si la théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas prône-t-elle l’effet escompté ou l’effet émanant ? La distinction conceptuelle faite par son auteur entre « l’agir communicationnel » et « l’agir stratégique » nous permettra alors d’appréhender la spécificité de l’approche habermassienne de l’efficience. Pour cerner le fond de cette distinction, le recours à la problématique de la rationalité chez Habermas sera nécessaire dans la mesure où une telle bipartition est tributaire de sa conception de la double occurrence de la raison.
- La double occurrence de la raison chez Jürgen Habermas
La conception habermassienne de la communication est consubstantielle à sa problématique de la rationalité. Rappelons que l’un des objectifs de la Théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas est de fonder une théorie de la communication à partir de l’évaluation des ‘’théories critiques’’ de la raison. Habermas y exprime la nécessité de ressusciter à sa manière le projet moderne de l’Aufklarung délégitimé d’abord par les pères de la théorie critique de l’école de Frankfort, Max Horkheimer et Théodore Adorno et ensuite par le postmoderniste Jean-François Lyotard. Son ambition est de refonder la légitimité de la raison.
En effet, dans l’ouvrage intitulé La dialectique de la raison, Adorno et de Horkheimer y présentent, selon D’amour Benoit, leur « triste constat face à l’échec du projet des Lumières » (Benoit 1). Les philosophes des Lumières avaient pourtant mis bien des espoirs dans ce dernier. Kant par exemple affirmait que « les Lumières permettraient à l’humanité de s’affranchir de toutes formes de tutelles et d’entrer dans sa pleine maturité ». Adorno et Horkheimer constatent quant à eux « un fossé entre le projet des Lumières et la réalisation effective de ce dernier ». Pour eux, « la raison est intrinsèquement totalitaire » (Horkheimer et Adorno 24). Cette dernière a d’ailleurs montré son effroyable efficacité lors de la seconde guerre mondiale. Bref, selon les pères de la Théorie critique, le déploiement de la raison laisse place à un « retournement dialectique », le processus de l’Aufklarung s’est retourné contre lui-même.
Habermas, en tant que représentant de la seconde vague de la Théorie critique, a hérité du constat tragique d’Adorno et de Horkheimer. Mais Habermas se distingue de ses prédécesseurs en affirmant qu’il ne faut pas rejeter complètement le projet moderne en réduisant la rationalité à la simple rationalité instrumentale. Habermas est certes conscient des raisons qui ont poussé Adorno et Horkheimer à désespérer de la raison. Cependant, il considère que s’il est vrai que la modernité s’est surtout présentée dans sa réalisation effective comme le triomphe de la « rationalité instrumentale », il ne faut pas pour autant réduire la modernité à cette simple instance dominatrice. C’est en ce sens que Habermas insiste sur « l’ambiguïté de la modernité ». Nous entendons par là que « la modernité laisse place à un double processus de rationalisation à savoir la rationalisation instrumentale, décriée par Adorno et Horkheimer, et la rationalité communicationnelle » (Benoit 1). Selon Habermas, le déploiement de la rationalité communicationnelle peut limiter la domination de la rationalité instrumentale. C’est en ce sens qu’il considère que la modernité est un projet inachevé et qu’il faudra travailler au déploiement de son potentiel communicationnel. Habermas considère qu’il faut refonder l’exercice de la rationalité sur de nouvelles bases intersubjectives. Il pense donc que l’on peut remplacer la raison monologique et stratégique par une raison dialogique et communicationnelle. En ce sens, il reprend le projet kantien de fonder une morale universelle.
Cependant, il cherche à atteindre cet objectif à partir de la raison communicationnelle. Pour Habermas, l’erreur de Kant est de fonder la moralité sur le paradigme du sujet et de la raison subjective. Habermas mise davantage sur une raison intersubjective. Pour lui, il existe un principe d’universalisation au sein de notre raison qui n’a pas été suffisamment déployé par les modernes. Le test d’universalisation est passé lorsqu’un discours réussit à obtenir l’aval de tous les individus concernés. Ce changement de paradigme lui permet de dépasser la vision réductrice de la rationalité véhiculée par la philosophie du sujet.
La distinction radicale faite par Habermas entre activité stratégique et activité communicationnelle est sous-tendue par l’idée qu’il y a une double structure de la raison : la rationalité stratégique et la rationalité communicationnelle. Cette dernière rationalité est à distinguer de la rationalité stratégique ou de la forme téléologique de la rationalité qui se présente comme un ensemble de règles de choix dont la valeur rationnelle dépend du degré d’efficacité de l’influence d’un partenaire sur autrui. Le concept de rationalité cognitive et instrumentale a fortement marqué la modernité. Il est chargé de connotations relatives à l’efficacité d’une affirmation de soi. Par contre, le concept de rationalité communicationnelle est chargé de connotations qui remontent, en dernière instance, à l’expérience centrale de la force propre au discours argumenté, capable de susciter un accord sans contrainte et de créer un consensus. Du point de vue de Jürgen Habermas, « pour être rationnel, il ne s’agit plus tant ici de calculer les moyens pour réaliser efficacement des fins » mais de parvenir à des actions ou à des énoncés qui puissent être dits sensés, acceptables, raisonnables (Habermas2a 113).
- 3. De la double occurrence de la raison à la bipartition de l’activité langagière
De la double occurrence de la raison Habermas déduit deux formes d’utilisation du langage. C’est ce qu’explique Stéphane Haber lorsqu’il affirme que toute la Théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas repose sur deux prémisses assez simples : « La première est que le langage peut parfois être utilisé de manière non stratégique et non instrumentale. La seconde est que l’usage non-instrumental (et non-stratégique) du langage peut parfois mener à l’établissement de l’intercompréhension ou du consensus » (Haber 132). En quoi consiste alors l’usage stratégique du langage?
3.1. Activité stratégique et instrumentale
Pour appréhender le sens de l’expression « activité ou d’agir stratégique », Habermas nous invite à la situer dans le contexte de la théorie wébérienne de l’action telle que développée dans Economie et société. Par activité, Weber y entend « un comportement humain (…), si et dans la mesure où le ou les acteurs relient à cet agir un sens subjectif » (Weber 14; Habermas2a 289). L’expression « sens subjectif » employée dans la définition wébérienne évoque la théorie intentionnaliste de la conscience au sens gricienne. En effet, la théorie intentionnaliste de la conscience de Paul Grice stipule que les véritables significations des mots résident plutôt dans le vouloir dire ou dans l’intention du locuteur et non dans leurs sens littéraux. Selon Paul Grice, dans les situations de communication, « les signes sont intégrés aux contextes de l’agir téléologique, en tant qu’instruments de l’influence exercée sur une autre subjectivité » (Habermas4 108-109). Le rapprochement entre la conception intentionnaliste de Grice et la théorie wébérienne de l’action trouve sa pertinence dans le fait que chez Grice comme chez Weber, c’est l’intention subjective de l’acteur ou du sujet solitaire qui détermine la signification de l’énoncé. Ainsi, tout agir est associé d’une manière ou d’une autre à l’intention stratégique du sujet. L’activité stratégique révèle la caractéristique propre de la raison instrumentale en ce sens qu’elle oriente vers le succès et non vers l’intercompréhension. Le locuteur vise à créer un effet chez l’auditeur en utilisant le langage comme un outil afin de séduire, de menacer, de contraindre, de vaincre, ou d’avoir raison sur son interlocuteur. Il s’agit là d’un usage téléologique du langage.
De ce qui précède, nous retenons que l’utilisation stratégique et instrumentale du langage n’est qu’une manifestation particulière de la souveraineté générale des sujets qui agissent en fonction de fins déterminées, lorsqu’ils se servent du langage comme instrument d’influence qu’ils exercent sur une autre subjectivité. Aux antipodes de l’agir stratégique, se trouve l’activité communicationnelle.
3.2. Activité communicationnelle et non-stratégique
Selon Jürgen Habermas, il y a activité communicationnelle « si les participants, en communiquant à propos de quelque chose, accèdent à l’intersubjectivité où ils engagent des relations interpersonnelles » (Habermas2c 393). En d’autres termes l’activité communicationnelle est celle orientée vers l’intercompréhension ou l’entente intersubjective. Pour Habermas, ce qui détermine l’intercompréhension en situation de communication, c’est la saisie et la reconnaissance réciproque des « exigences de validité » ou des « prétentions à la validité » du discours. Nous nommons prétentions à la validité, « la force visant à la reconnaissance qui accompagne tout énoncé » (Haber 134-135). Les « prétentions à la validité du discours » sont des valeurs que nous reconnaissons liées aux actes de parole. Ce sont des idées reconnues d’un commun accord aux énoncés telles que les idées de « vérité », d’« intelligibilité », de « justesse ». Elles sont pour Habermas l’horizon de signification commune de nos énoncés et sans lequel le processus de communication souffrirait de malaise. En d’autres termes les « exigences de validité » du discours apparaissent aux yeux d’Habermas comme le baromètre de nos communautés linguistiques, formé par une combinaison de nos expériences de vie commune mémorisées que le philosophe Gilles Le Cardinal appelle « le fond commun d’évidence » (Le Cardinal).
En effet, dès que deux personnes appartenant à un même monde vécu communiquent, des « fonds communs d’évidence » les relient. Elles vont les découvrir à travers le discours, pour les transformer en connaissances partagées par les deux acteurs de la communication. La finalité de l’activité communicationnelle est alors de percevoir, d’identifier et de reconnaitre ces « fonds communs d’évidence ». On retient alors que chez Habermas, c’est la reconnaissance réciproque des « prétentions à la validité » à travers le discours qui déclenche chez les interlocuteurs un effet de couplage, effet qu’il appelle l’intercompréhension ou l’entente. L’entente ainsi obtenue se trouve alors déterminer à la mesure de la reconnaissance intersubjective des exigences de validité (Habermas1 79). L’activité communicationnelle est alors celle des sujets capables de parler et d’agir, des sujets mus par la raison unificatrice : la raison communicationnelle. Au moyen de discours argumenté, les différents interlocuteurs dépassent la subjectivité initiale de leurs conceptions et, grâce à la communauté de leurs convictions rationnellement motivées, s’assurent en même temps de l’unité du monde objectif et de l’intersubjectivité de leur vie. C’est au fond cette idée qui est derrière la thèse habermassienne de l’activité communicationnelle et de l’intercompréhension.
Nous pouvons retenir en substance qu’alors que dans l’activité communicationnelle chacun est motivé rationnellement par l’autre à agir conjointement, dans l’activité stratégique l’un influe sur l’autre empiriquement (que ce soit en le menaçant d’une sanction ou en lui faisant miroiter des gratifications) afin d’obtenir la continuation escomptée de l’interaction. Il en résulte que chez Habermas, l’activité stratégique est un plan d’actions subjectives des interlocutions orientées non vers l’entente mais plutôt vers le succès.
En revanche, la rationalité stratégique qui sous-tend l’activité instrumentale est celle de l’acteur stratégique lui permettant de calculer le succès de son action en obéissant de façon égocentrique à des préférences et à des attentes de succès. L’activité finalisée telle que développée chez Weber et Grice ne peut que mettre en friche, en matière de la communication, l’entente ou l’intercompréhension propre au langage. Habermas souligne que le potentiel communicationnel intersubjectif est une alternative qui laisse plus de marge à l’intercompréhension. Habermas reproche ainsi Weber d’avoir présenté l’agir instrumental comme le seul type d’agir et de ne pas avoir vu se déployer un potentiel communicationnel intersubjectif.
- L’intercompréhension comme la nature spécifique de l’efficience
Nous venons de présenter dans la section précédente la relation entre la communication et l’intercompréhension. Par intercompréhension il faut entendre « un processus de persuasion réciproque, qui coordonne les actions de plusieurs parties prenantes sur le fondement d’une motivation par des raisons ». Dans la perspective habermassienne « Intercompréhension signifie communication en vue d’un accord valide » ; la communication étant « le processus par lequel on réalise un accord sur la base présupposée des prétentions à la validité reconnues d’un commun accord » (Habermas2c 396). Cette dernière se réalise chez les interlocuteurs à partir de la saisie et la reconnaissance réciproque des « exigences de validité » du discours. C’est la reconnaissance réciproque des « prétentions à la validité » à travers le discours qui déclenche chez les interlocuteurs, un effet de couplage, l’effet qu’il appelle l’intercompréhension. L’accord, l’entente ou l’intercompréhension est la nature spécifique de l’efficience de la communication.
Cependant, dans la perspective habermassienne, l’efficience n’est pas à confondre avec l’efficacité. L’efficacité d’un énoncé est certes l’effet produit par cet énoncé. Elle consiste fondamentalement à faire en sorte que le discours atteigne les objectifs qui lui sont assignés par le locuteur. Le langage et l’efficacité se rapportent l’un à l’autre comme le moyen à sa fin. L’efficacité est d’ordre stratégique alors que l’intercompréhension qui nait de la communication relève des exigences de validité inhérentes au langage. A en croire Habermas, l’intercompréhension est consubstantielle au langage. En d’autres termes, le langage est le lieu naturel de l’accord. Il y a selon ses dires une relation intime, naturelle entre le langage et intercompréhension. Autrement dit le langage et l’intercompréhension peuvent être conçus comme le recto et le verso d’une feuille de papier : « Langage et l’intercompréhension, écrit-il, ne se rapportent pas l’un à l’autre comme le moyen à sa fin. Mais […] les concepts de parole et d’intercompréhension s’interprètent mutuellement » (Habermas2a 297). De ce fait, l’intercompréhension ne serait pas quelque chose d’extérieur au langage et à laquelle ce dernier tendrait comme son objectif. Nous pouvons dire que la relation entre le langage et l’intercompréhension n’est pas, en terme kantien, une relation synthétique mais bien analytique. En ce sens, l’intercompréhension se présente aux yeux d’Habermas « comme un procès d’entente entre des sujets capables de parler et d’agir » (Habermas2a 296). Ce rapport intime entre l’activité communicationnelle et l’intercompréhension implique que l’activité communicationnelle est le lieu naturel et propre à l’intercompréhension et en cela s’impose une distinction radicale avec l’activité stratégique qui serait un accord imposé de façon instrumentale et non un accord fondé sur des convictions communes.
Ce qu’il faut retenir en substance de la conception habermassienne, c’est qu’elle reconstruit une théorie de la communication qui reprend en compte les conditions de « félicité » ou d’efficience de la communication.
Toutefois, chez l’auteur de la Théorie de l’agir communicationnel, l’efficience n’est pas caractéristique de l’effet stratégique du locuteur sur l’auditeur à l’instar de la rhétorique publicitaire ou politique par exemple. Il s’agit plutôt d’un effet consensuel, un « effet de couplage » du locuteur avec son interlocuteur, assurant l’entrée en communion de ces derniers. Il y a communication chez Jürgen Habermas lorsque le locuteur ou l’orateur réussit à créer un « effet de communauté » avec son public, en faisant appel à des présupposés communs pour établir un lien. L’intercompréhension est la nature spécifique de l’effet de la communication chez Habermas. Sa caractéristique est de n’être l’émanation d’aucune subjectivité particulière. Elle est au contraire l’œuvre de l’intersubjectivité, « une activité d’entente intersubjective » (Kouvon 28).
Conclusion
Cet article est une recherche sur les fondements de la communication chez Jürgen Habermas. Il s’est agi de voir si le sens synthétisé de la communication est partagé par Jürgen Habermas. L’étude a permis de voir que, selon que l’effet de la communication soit prémédité et orienté par la source émettrice ou non, on a dans toute situation de communication, soit l’effet escompté, soit l’effet émanant ou résultant. Alors que l’effet escompté résulte de l’intention subjective et stratégique de la source émettrice, l’effet émanant ou résultant est la conséquence même du principe de la discussion. A partir de l’élucidation des expressions « activité communicationnelle » et « activité stratégique », on aboutit à l’idée que Jürgen Habermas prône, dans sa théorie des actions langagières, un effet émanant. Aux antipodes de l’« effet stratégique escompté » qui caractérise l’immense champ communicationnel, se trouve l’« effet émanant ou résultant » de Jürgen Habermas. Il est un effet de communion, un « effet de couplage » ou un « effet de communauté » du locuteur avec son public. L’intercompréhension, l’entente ou le consensus est la nature spécifique de l’effet émanant ou résultant de la communication chez Jürgen Habermas.
L’approche mise en évidence dans cet article n’est pas sans enjeux. En effet, si la communication aboutit à un consensus à « effet émanant ou résultant », on dira que les principes de la discussion de Jürgen Habermas sont satisfaits. Mais, lorsque la communication aboutit à un consensus à effet escompté, on dira que les normes de la discussion ne sont pas observées. En conséquence, toute discussion qui se veut observatrice des principes de la communication doit s’attendre à un consensus à effet résultant. A défaut, c’est un leurre, un simulacre de communication ; mieux, une manipulation. N’est-ce pas de cet ordre que sont certaines discussions politiques et certaines conclusions issues des discussions dans certaines organisations internationales comme l’ONU, l’Union Africaine, la CEDEAO ? Dans ces instances internationales où se réunissent des personnalités originaires de diverses communautés, les consensus apparents qui y sont obtenus à l’issu des discussions relèvent, en réalité, d’une excroissance d’un discours particulier sur les autres. Il s’agit là, en fait, d’une proéminence d’un discours particulier et non d’une adhésion consensuelle au sens habermassien du terme.
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Comment citer cet article :
MLA : Tchassanti, Abdourahim. « La communication selon Jürgen Habermas » Uirtus 2.1. (avril 2022): 1-14.
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