Koffi Alexis Koffi§
Résumé : Pour autant qu’il culmine dans l’Absolu et tend à réduire l’Être à l’être religieux, Heidegger qualifie la pensée hégélienne d’onto-théologie. Considérant que l’onto-théologie n’admet pas ce qu’il convient d’appeler « la différence ontologique » et qu’elle consacre d’une certaine façon l’occultation de l’Être en sa vérité dé-celante, le Philosophe de la forêt noire s’engage, à nouveau, sur le chemin de la pensée afin de tenter de localiser le site originaire de l’Être en tant que présence du présent. En ce sens, il entend distinguer la région sourcière de l’Être de l’étant suprême (Dieu), et par ricochet délimiter le domaine métaphysique en re-visitant le concept de l’Être en tant que tel.
Mots-clés : Dieu, Différence ontologique, Être, Impensé, Onto-théologie, Oubli de l’Être, Ré-pétition.
Abstract: Insofar as it culminates in the Absolute and tends to reduce Being to the religious being, Heidegger qualifies Hegelian thought of onto-theology. Considering that ontology theology does not admit what should be called « the ontological difference » and that it consecrates in a certain way the occultation of Being in its un-celestial truth, the black forest Philosopher embarks again on the path of thought in an attempt to locate the original site of Being as the presence of the present. In this sense, he intends to distinguish the source region from the Being of the supreme being (God), and by ricochet delimit the metaphysical domain by re-visiting the concept of Being as such.
Keywords: God, Ontological difference, Being, Unthought, Onto-theology, Forgetting Being, Re-petition.
Introduction
S’il y a une question qui a le plus retenue l’attention du philosophe, au cours de l’histoire de la pensée philosophique, c’est bien celle de l’Être en tant que tel. Des penseurs matinaux grecs jusqu’aux Modernes en passant par la métaphysique traditionnelle, l’Être a toujours fait l’objet d’une approche soutenue et particulière. Cependant, il est à noter que toute la tradition (les Anciens) confond inlassablement l’Être avec la transcendance métaphysique, que ce soit l’idée platonicienne, le Dieu cause première, l’Esprit absolu ou les diverses façons d’interpréter la subjectivité. C’est d’ailleurs, cette confusion de l’Être avec aussi bien l’étant en totalité et surtout avec l’étant suprême (Dieu) qui fonde toute la critique que Heidegger fait à la métaphysique et qui sous-tend son terme d’onto-théologie. L’onto-théologie ainsi entendue serait donc une ontologie teintée de l’idée de Dieu et n’admettant à aucun moment la différence ontologique. Autrement dit, l’onto-théologie pourrait être appréhendée comme le mariage de l’ontologique avec le théologique. Bien évidemment, cette façon de concevoir l’ontologie tributaire de la pensée théologique ne rencontre guère l’assentiment du philosophe de Messkirch et il voit en cela même un véritable égarement de toute la pensée métaphysique. Ainsi, ayant parcouru de fond en comble l’histoire onto-théo-logique, ayant été abreuvé à la source nourricière de l’Être, c’est-à-dire chez les Anciens, Heidegger parvient à une élaboration plus originaire de la question. Dans cette perspective, il réalise une franche ré-pétition de la question de l’Être. Mais attention, la ré-pétition ne doit pas être, ici, perçue comme une simple réitération uniforme du toujours identique, du déjà pensé. Bien au contraire, la ré-pétition doit s’entendre comme le foulement de la région sourcière, afin de recueillir ce qui, en retrait, s’abrite dans l’ancien, c’est-à-dire l’Être en tant que tel. Écoutons Heidegger lui-même : « La ré-pétition du problème de l’instauration du fondement de la metaphysica generalis n’équivaut donc pas à une simple reprise de la question « qu’est-ce que l’étant comme tel ? ». La ré-pétition doit développer sous forme de problème la question que nous nommons, en bref, la question de l’être » (Heidegger 278). La ré-pétition entendue donc comme une nouvelle pétition, une nouvelle requête adressée à l’Être lui-même semble être la voie tout indiquée pour sortir de cette impasse instaurée par la pensée onto-théologique.
Dès lors qu’est-ce qui fonde une telle critique à l’endroit de l’onto-théologie ? Quelle en est la portée métaphysique ? Une telle critique ne débouche-t-elle pas sur la différence ontologique ? N’appelle-t-elle pas à un questionnement authentique de l’ontos ?
1. L’hégélianisme comme terreau fertile du concept d’onto-théologie
Rendre le réel rationnel et le rationnel réel, voilà l’objectif majeur que s’est assigné Hegel. Partant, nous comprenons aisément qu’avec lui tout est manifestation consciente et rationnelle. Étant donné donc que la philosophie se situe entre deux époques, Hegel se présente comme le conciliateur de la philosophie moderne et de la philosophie classique. En fait, bien avant Descartes, c’est-à-dire avec les philosophes antiques, la pensée était essentiellement focalisée sur l’objet (Philosophie de l’objet). Cependant, dans la modernité caractérisée par la pensée cartésienne, il est question de la pensée qui se donne elle-même pour objet (Philosophie du sujet). Ȧ partir de cette subdivision époquale de la pensée philosophique, Hegel se donne, désormais, pour tâche de concilier ces deux dimensions sus-mentionnées à savoir l’objet et le sujet. Assurément, c’est cela qui a conduit Hegel (16) à concevoir « la philosophie non pas comme collection d’opinions contingentes, mais une connexion nécessaire depuis ses premiers commencements jusqu’à son riche développement ». Par conséquent, la dialectique hégélienne n’a d’autre but que de concilier l’objet et le sujet. Toute chose qui laisse entrevoir son intention de voir les choses d’un point de vue absolu. Dépassant de la sorte ces deux points de vue divergents, Hegel va privilégier la connaissance de l’absolu. Le savoir absolu, en effet, c’est le savoir qui ferait coïncider l’en soi de la chose et la pensée. En ce sens, Hegel (22) peut affirmer ce qui suit : « C’est seulement comme science ou comme système que le savoir est effectivement réel et c’est seulement ainsi qu’il peut être présenté ».
Il est clair que pour Hegel, la philosophie classique se fonde sur l’opposition des contraires. Pour lui, nous devons parvenir à un dépassement d’une telle opposition pour envisager les choses dans une unité substantielle. La philosophie hégélienne n’est donc pas qu’abstraction pure ; c’est aussi et surtout une philosophie de l’existence qui élève la vie à la pensée. Aussi contrairement à Platon qui distingue deux mondes (monde intelligible et monde sensible), la pensée hégélienne renvoie à un désir d’unité puisqu’elle admet un seul et unique monde. C’est d’ailleurs pourquoi, la logique de la dialectique hégélienne s’oppose à la logique de la non-contradiction. La dialectique, selon, Hegel, c’est l’auto-mouvement des choses ; c’est l’odyssée de la pensée, de la raison. La pensée dialectique n’est rien d’autre que la pensée qui épouse l’auto-mouvement des choses. Autrement dit, ce qu’il convient d’appeler dialectique, ici, peut s’entendre comme le mouvement intrinsèque de la réalité. Si pour Kant, connaître c’est reconstruire le monde tout en tentant de ramener les choses à soi, Hegel n’entend pas les choses de la même oreille. Pour ce dernier, en effet, connaître c’est s’inscrire résolument dans le mouvement de la réalité afin de rendre compte au mieux des choses. En un mot, connaître dans l’entendement de Hegel c’est comprendre ce qui est. Écoutons ce que nous dit Hegel (47) à propos de la dialectique : « Nous appelons dialectique le mouvement rationnel supérieur dans lequel des termes en apparence tout à fait séparés passent l’un dans l’autre par eux-mêmes, par le fait de ce qu’ils sont et dans lequel la présupposition de leur séparation se supprime ». Comme on le voit, la dialectique suppose le mouvement interne de la conscience qui, pour se connaître est bien obligée de sortir de soi pour se manifester.
En tant qu’étude de ce progrès de la conscience qui prend conscience de soi et qui se projette sans cesse au devant d’elle-même, la phénoménologie se donne comme l’effort de l’esprit de se com-prendre à travers ses propres manifestations. L’apparence en tant qu’elle exprime l’essence, c’est bien cela que Hegel appelle phénomène. Pour lui, la vraie identité c’est celle là même qui exprime la différence. De ce point de vue donc, être c‘est s’ouvrir et se manifester. Mieux, c’est la manifestation de cet être dans l’esprit d’ouverture. Chez Hegel, ce qui cherche à se conserver est dans le même temps condamné à la mort. Le concept, c’est l’être revenu à soi-même dans la totalité ; c’est la synthèse. Loin de nous la prétention d’exposer, ici, tout le système hégélien, nous voulons simplement situer le cadre de ce vaste champ du penser afin d’en déterminer ce qui pose problème : l’idée d’une pensée onto-théologique. Déjà à partir de ce bref exposé de la philosophie hégélienne, nous apercevons les germes d’une onto-théologie. Et ce d’autant plus, que la dialectique suppose ou appelle un mouvement rationnel supérieur qui débouche en fin de compte sur une connaissance totalisante et englobante, sur un savoir Absolu. « Dans la mesure où le sujet se sait lui-même comme étant ce savoir qui conditionne toute objectivité, il est en tant qu’un tel savoir : l’Absolu lui-même. L’être dans sa vérité est la pensée se pensant elle-même absolument. » (Mabille 29) Pour autant qu’il présuppose un esprit supérieur, suprême ce savoir Absolu aurait pour assise fondamentale l’idée de Dieu. De fait, la Raison, pour Hegel, n’est pas seulement comme pour ses devanciers une simple qualité de l’esprit humain. Bien radicalement, elle est ce qui anime aussi l’ensemble du réel. En ce sens, le système hégélien peut être, sans ambages, qualifié d’idéalisme absolu, puisqu’il affirme que l’Être et l’Esprit coïncident. « Pour Hegel l’être et la pensée sont le même, et ceci au sens que tout est repris dans la pensée et déterminé à ce que Hegel sans plus : der Gedanke », souligne Mabille (29). Bien évidemment, cette coïncidence de l’Être et de l’Esprit, qui n’est pas donné en début de l’histoire, mais à la fin, révèle bien cette union sacrée entre l’ontique et l’ontologique, mieux entre l’ontologique et le théologique. Cela montre clairement, que la philosophie hégélienne consacre d’une certaine façon l’avènement de la pensée onto-théologique dont fait mention Heidegger.
Ainsi, le philosopher hégélien, si originel soit-il, ne saurait échapper à la critique de ce qu’il convient d’appeler onto-théologie dans la mesure où le philosophe Allemand n’est pas parvenu à distinguer le proprement étant (étant suprême) de l’Être en sa vérité essentielle. Et pour ce faire, nous éviterons de nous engager dans des affirmations gratuites et non-fondées. Bien plus, pour paraître plus objectif nous convoquerons le Fribourgeois lui-même afin qu’il nous rende raison de cette critique faite à l’onto-théologie. Rendre raison de cette critique en nous adossant à la pensée heideggérienne, ne signifie rien d’autre que de nous tenir et nous maintenir dans la perspective d’une telle critique pour la cerner en profondeur et en déterminer la portée méta-physique.
2. Esquisse d’une critique heideggérienne de l’onto-théologie
Notons qu’à la suite de Descartes et de Kant, Hegel, tout en restant dans le même registre que ses prédécesseurs, nous invite à une « expérience » qui n’est autre que celle de la conscience subjective elle-même. Sous cette expérience de la conscience, de la raison, Hegel voit se déployer l’être de l’étant. En d’autres termes, ce que Hegel entend par « expérience » renvoie immédiatement à l’être de l’étant. Car dans le dynamisme de la conscience, il s’agit avant tout de voir comment la conscience demeure auprès des choses dans leur présentété, c’est-à-dire dans leur être-présent. C’est d’ailleurs pourquoi Heidegger, cherchant à savoir ce que Hegel nomme par « expérience » n’hésite pas à réduire l’« expérience » à l’être de l’étant. « Que nomme Hegel avec le mot « expérience » ? Il nomme l’être de l’étant. L’étant est devenu entre-temps sujet, et, avec celui-ci, objet et objectif », nous dit Heidegger (219). Et ce d’autant plus, que la conscience qui fait l’ « expérience » en tant qu’expérience de l’être de l’étant, a essentiellement pour objet de connaissance l’apparaissant comme tel, c’est-à-dire l’étant dans sa présence constante. « En tant que l’étant qu’elle est, la conscience est le savoir apparaissant. Avec le mot d’expérience, Hegel nomme l’apparaissant en tant qu’apparaissant » (Heidegger 219). De la sorte, la présentation de l’apparaître réside dans l’apparaître lui-même, tout comme l’élément dans lequel la conscience parvient à son effectivité réelle. Autrement dit, l’apparaître tel qu’il se présente dans l’apparaissant provient de l’apparaître même dans son « se-montrer-soi-même ». Et, c’est dans cette pro-venance de l’apparaître comme tel que la conscience accède à sa réalité. « La présentation de l’apparaître appartient à l’apparaître, et lui appartient comme mouvement en lequel la conscience réalise sa réalité. » (222)
De ce qui précède, il ressort que l’ « expérience » hégélienne, pour autant qu’elle se détermine à partir de la subjectivité du sujet, a nécessairement rapport à l’être de l’étant. Entre « expérience » et étantité, il y a comme un trait d’union propre à la conscience du sujet en tant que conscience, qui se représente les choses. « Hegel ne conçoit pas l’expérience dialectiquement : il pense la dialectique à partir de l’essence de l’Expérience. Cette dernière est l’étantité de l’étant lequel – en tant que subjectum – se détermine à partir de la subjectivité » (Heidegger 224). Ainsi donc, la signification qu’a l’être chez Hegel est foncièrement tributaire de l’étant dans sa pure présence. L’être, en ce sens, devient indiscutablement synonyme de présence permanente, persistante. « Chez Hegel être signifie, en un sens absolu, « présence constante » », martèle Heidegger (112).
Aussi c’est à l’intérieur de la conscience subjective elle-même, que chaque étant comme tel devient-il objet. « Tout étant est étant à partir de, et dans l’objectivation » soutient Heidegger (233). De même, c’est en fonction de son mode de représentation propre que la conscience se rapporte à chaque fois à l’étant. Se rapportant de la sorte à l’étant dans sa présence constante, la conscience s’écarte de la voie de l’Être, qui pourtant l’interpelle d’une certaine manière. « Suivant le trait de son représenter, la conscience naturelle s’en tient à l’étant, et ne s’occupe pas de l’être par lequel elle est pourtant attirée d’emblée » (249). En tant que conscience représentante, la conscience se focalise uniquement sur l’étant, au détriment bien entendu de l’attraction primordiale de l’Être. Pour Martin Heidegger, la conscience qui se représente ainsi les choses, dans la mesure où elle n’atteint les choses que dans leur visibilité pure, c’est-à-dire dans leur brillante apparence n’est que superficialité. « La représentation adresse et présente, en toute chose, seulement le scintillant, le luisant de l’apparence, qui n’est que surface et façade. » (62)
Comme telle, la représentation (de la conscience) ne peut atteindre le fondement de l’Être, elle ne peut saisir les choses en profondeur. Car la conscience représentante s’entend comme l’affirmation de la pensée, qui se donne elle-même à voir, mieux qui se pré-sente dans la présentation de toute chose. C’est certainement pourquoi, à propos de l’être hégélien, Heidegger (284) a dû noter ceci : « L’être, pour Hegel, est l’affirmation de la pensée qui se pro-duit elle-même ». En tant que pensée qui se pro-duit soi-même l’être du point de vue hégélien, se donne comme la présence de ce qui est. Toutefois, pour ce qui concerne la pré-sentation de ce qui est tout en n’étant pas à la fois, Hegel n’en fait aucunement mention. Dirigé ainsi par la conscience représentante, Hegel n’ose pas emprunter le chemin sinueux, mais combien de fois exaltant de l’Être. « Depuis toujours ce qui est présent passe pour ce qui est. Mais qu’en est-il de la pré-sentation de ce qui en quelque sorte n’est plus et pourtant est encore ? » (Heidegger 69). Il est clair, que ce qui se présente en sa pré-sentation, ce qui se donne en son apparaître, loin d’assurer la révélabilité du donné lui-même en sa donation (l’Être comme tel) en constitue l’obstacle majeur. C’est bien cela, que tente de révéler Marion en ces termes : « Bref, le « cela donne – es gibt » pourrait justement non pas ouvrir, mais bien interdire l’accès à lui-même et à la donation ». (47)
Finalement, chez Hegel, l’homme est le lieu où l’Absolu advient en tant que tel ; l’homme est le fond duquel l’Absolu se donne dans toute son absoluité. En conséquence, l’homme lui-même en tant qu’être de raison est absolutisé, c’est-à-dire qu’il devient être de l’Absolu, et donc non fini. Ce qui n’est pas le cas chez Heidegger. Pour ce dernier, en effet, il y a comme un inversement de la donne, puisque c’est l’homme lui-même en tant qu’être fini et l’Absolu en tant que ce qui est advenu de l’homme qui sont mis en évidence. En un mot, chez Heidegger, toute idée de dépassement de la finitude de l’homme tendant vers l’Absolu comme on le voit avec Hegel, est renversée car elle paraît un peu déplacée, outrée. « Car pour Hegel l’homme est le lieu de l’advenir à soi-même de l’Absolu : cela conduit au dépassement de la finitude de l’homme. Chez Heidegger, au contraire, c’est la finitude – non seulement celle de l’homme, mais aussi celle de l’avènement lui-même – qui se trouve précisément révélée » (Heidegger 260). À vrai dire, avec Martin Heidegger l’homme ne règne plus en maître absolu comme c’est le cas chez Hegel. Car l’homme lui-même est advenu d’un fond (le Grund) qui est l’Être, et comme tel, il est désormais surveillant de la vérité de l’Être en tant que l’avènement originel mais également le se-retirer. « Il fut dit d’autre part qu’il s’agit précisément de voir que dans le même temps que l’Être arrive au regard en tant que l’avènement, il disparaît en tant qu’Être » (251).
Ainsi, la métaphysique hégélienne se présente comme l’ennemi la plus opiniâtre de la finitude, c’est-à-dire de la métaphysique du Dasein. C’est du moins ce qui ressort, à en croire Heidegger (160), de la dialectique hégélienne qui consiste à « devenir maître de la finitude, à la faire disparaître, au lieu de l’élaborer pour elle-même ». C’est justement ce jugement porté sur la métaphysique de l’idéalisme allemand, qui finira par devenir le verdict final de Heidegger sur la métaphysique elle-même et qui l’amènera à voir dans la métaphysique non plus le titre d’un questionnement vers l’Être, mais son adversaire le plus obstiné. Aussi, Heidegger résume-t-il toute la position spéculative de Hegel, et pour s’y opposer, sous le titre d’une onto-théo-logie – titre qui caractérisera par la suite toute la métaphysique. Heidegger explique le concept en question en ces termes : « Avec l’expression « onto-théologie », nous voulons dire que la problématique de l’être (de l’étant) est comprise comme une affaire de logique et qu’elle s’oriente en dernière instance sur le teos (le divin), lequel est déjà compris comme relevant de la « logique » – logique étant cependant compris au sens de la pensée spéculative » (Heidegger 142). Autrement dit, c’est par le logos de la logique en tant que pensée spéculative et son projet d’une maîtrise totale que l’étant se trouve « compris ». Pour Heidegger, au contraire, ce n’est pas le logos ou le concept, mais plutôt le temps qui incarne l’étant en sa finitude. Écoutons ce que Heidegger nous dit à ce propos : « La direction de notre chemin, qui doit croiser celui de Hegel, s’annonce par le titre « Être et Temps », c’est-à-dire, négativement, le temps – et non le logos ». (143)
Au projet hégélien d’une « onto-théologie », Heidegger oppose ainsi son propre projet qu’il définit comme celui d’une « onto-chronie » où le chronos, c’est-à-dire le temps se substitue au logos. Ainsi, l’opposition entre Hegel et Heidegger peut être également marquée par une thèse sur l’être : alors que pour Hegel, l’être est pensé en fonction de l’infini, chez Heidegger, à contrario, l’être est finitude (Sein ist Endlichkeit). Comme on peut le constater, la radicalisation heideggérienne de la finitude atteint, ici, son paroxysme existential, en s’opposant justement à l’ambition onto-théologique de Hegel. De même, dans ses méditations de 1938-1939, Heidegger cherche, en effet, à atténuer l’opposition au logos afin de marquer l’altérité fondamentale de son questionnement vers l’Être. Toutefois, il est à noter que c’est bel et bien l’opposition à la pensée métaphysique du logos, dont il a aperçu l’achèvement dans la pensée hégélienne à cette époque, qui le conduira à opter pour un tout nouveau départ. Mieux, c’est l’absoluité du principe de raison constaté chez Hegel, qui obligea Heidegger à s’engager finalement dans une entreprise de déconstruction de la métaphysique. L’idée de fond de Heidegger était donc de montrer que l’objectivation de l’étant existant (celle de la Vorhandenheit) représentait une conception issu de l’être par rapport à l’utilisabilité, laquelle fait encore droit à l’implication du Dasein humain dans ce qu’il comprend, dans sa relation à l’Être.
3. Nécessaire questionnement du questionné : vers la réhabilitation de l’ « ontos »
Sans nul doute, l’Être dans la métaphysique moderne de la subjectité (Descartes, Kant, Hegel, Nietzsche) a été complètement ignoré. En effet, la métaphysique moderne de la subjectivité a, d’une façon générale, appréhendé l’Être sous le mode de la représentation. Car, à chaque fois, l’être de l’étant s’est révélé comme subjectivité du sujet, qui se représente l’étant en entier. Comme on peut le remarquer, l’être perçu à partir de la conscience représentante a nécessairement rapport à l’étant. En fait, cela même que le sujet se représente est là sous nos yeux, présent dans sa pure présence. C’est pourquoi Heidegger (467), affirmer que : « Toute l’histoire de la Métaphysique se caractérise donc bien comme histoire de l’être de l’étant ». Ainsi, pour le philosophe de la forêt noire, il est clair que dans l’histoire de l’ontologie la pensée de l’Être est demeurée dans l’impensé, dans l’oubli. C’est bien cela qu’il a voulu signifier de la manière suivante : « Nulle part nous ne rencontrons une pensée qui penserait la vérité de l’être même, pensant ainsi la vérité elle-même comme être. » (Heidegger 317). Toutefois, il est à préciser que Heidegger, ne saurait voir dans cet impensé de l’Être, une attitude désinvolte de la part de ses prédécesseurs. Car pour lui, cet impensé résulterait certainement du retrait, de l’occultation de l’Être lui-même. « Là pour une juste compréhension, il convient de voir que ce que l’on a nommé le non-penser qui régnait jusqu’à nos jours n’est pas une négligence, mais est à penser au contraire comme la conséquence du retrait de l’être lui-même » (234).
Suite à ce constat qui est (celui de l’impensé de l’Être) Heidegger, dans une sorte de désobstruction de l’histoire de l’ontologie, se propose de reprendre de façon franche et sérieuse la question de l’Être. Mieux, Heidegger se lance dans une entreprise de déconstruction de la métaphysique. Cependant, il convient de noter qu’il n’est nullement question, pour le philosophe de Messkirch, de prétendre détruire l’activité métaphysique. Toute chose, qui d’ailleurs serait pure inanité, vaine prétention. « Il ne s’agit pas ni de démolir, ni même de renier la métaphysique. Vouloir de telles choses, ce serait prétention puérile, ravaler l’histoire » (Heidegger 105). Cette précision étant faite, il faut dire que tout l’effort du philosophe, au contraire, tend uniquement à préparer l’originale appropriation de la métaphysique elle-même. Ce dont il s’agit, ici, est de porter à nouveau au jour l’être de l’étant ; assurément plus à la manière de la métaphysique, mais de telle sorte que l’être même vienne à se montrer dans sa propre monstration, c’est-à-dire dans sa vérité dé-celente. « Car il s’agit d’obtenir le passage de la métaphysique à la pensée qui pense la vérité de l’Être » (Heidegger 42). Ce qui importe donc c’est de réaliser le saut décisif qui nous propulsera vers l’Être en sa vérité énigmatique. En ce sens, nous comprenons que le projet métaphysique tout comme le projet philosophique lui-même a nécessairement besoin d’une remise en question de la pensée traditionnelle pour se réaliser comme tel. « Le projet philosophique se manifeste à travers une remise en cause du savoir traditionnel », nous dit Savadogo (249).
Dès lors, si Heidegger s’est vu dans l’obligation de poser à nouveaux frais la question de l’Être, c’est parce qu’il a estimé que cette question n’avait pas été résolue de façon sérieuse et conséquente. En effet, ayant parcouru de fond en comble toute l’histoire ontologique, Heidegger s’est rendu compte à l’évidence que toute la métaphysique (depuis les Anciens jusqu’aux Modernes) a traité de la question de l’étant plutôt que de celle de l’Être comme tel. Certes, toute la métaphysique avait en vue l’Être mais à chaque fois elle n’a fait que se limiter à l’étant pour ne penser que l’étantité de cet étant. De cette façon, toute la métaphysique a été victime du même vice : celui de l’onto-théo-logie, c’est-à-dire que toute la métaphysique avait gardé un arrière plan théologico-ontique. C’est d’ailleurs pourquoi elle a laissé l’Être basculer dans l’oubli. Toutefois, pour Heidegger cela ne saurait laisser entrevoir une certaine incapacité de la métaphysique à penser l’Être. Car selon lui, si toute la métaphysique a occulté d’une certaine façon la question de l’Être, c’est justement parce que l’Être lui-même en tant que tel se déploie toujours sous le mode du retrait et de la présence, du célement et du dévoilement. L’Être comme tel ne se donne pas directement aussitôt qu’on l’aborde.
Aussi cette occultation de l’Être par toute la métaphysique va-t-elle s’amplifier dans l’utilisabilité du « monde » tel qu’il se présentait à l’époque moderne. Car la rationalité technique sécrétant un ratio de la domination, détourne de l’essentiel : à savoir la pensée de l’Être. Pis, la rationalité technique occasionne une sorte de réification de la pensée fondamentale. Toutefois, il convient de souligner que c’est l’essence de la technique en tant qu’Arraisonnement (Gestell) qui, à en croire Heidegger, nous propulse vers la question de l’Être. Pour Heidegger, c’est finalement dans l’être de la technique que la question de l’Être trouve toute sa raison d’être. C’est donc, du fond de la technique que la question de l’Être resurgit, disons qu’elle est portée à la lumière du jour. « Là où il y a danger, c’est aussi là que croit ce qui sauve », indique Heidegger (38). Comme pour dire, que c’est du sein de la technique elle-même en tant que péril que la question de l’Être paradoxalement éclot et atteint à maturation. « Dans l’âge de la nuit du monde, l’abîme du monde doit être éprouvé et enduré. Or, pour cela, il faut qu’il y ait certains qui atteignent à l’abîme » (Heidegger 324). C’est certainement au nombre de ceux-là que s’inscrivit très tôt Heidegger. Ce dernier, en effet, se propose avant tout d’atteindre à l’abîme où l’Être apparaît dans son obscure clarté. C’est d’ailleurs pourquoi, le philosophe va d’emblée s’engager dans une résolution beaucoup plus profonde de la question du sens de l’Être. En ce sens, la tâche de la pensée serait, dès lors, l’abandon de la pensée en vigueur jusqu’ici, pour en venir à déterminer l’affaire propre de la pensée. Déterminer l’affaire propre de la pensée, c’est prêter attention à ce qui exige d’être gardé dans la pensée : à savoir l’Être. « Penser, c’est être à l’écoute de ce qui se manifeste comme de ce qui se réserve ; c’est veiller à maintenir l’écoute afin d’être vigilant à l’égard de la part secrète qui peut se dévoiler », souligne Belloq (171) Comme on peut le constater, la question de l’Être n’est pas une question banale, encore moins puérile. Elle n’est pas une affaire de désœuvrés et de bavards, mais plutôt l’affaire de tout esprit tourné résolument vers le savoir.
Ainsi, estimant que l’Être est, depuis toujours, demeuré dans l’oubli, c’est-à-dire dans l’occultation, Heidegger, dans son entreprise de déconstruction de la métaphysique, tente de « ressusciter » la question de l’Être. Disons que Heidegger tente de remettre au goût du jour la question de l’Être. Attentif à l’appel libérateur de l’Être, le Fribourgeois, va envisager de résoudre de façon radicale cette question ; d’où l’appellation d’ontologie fondamentale. Afin d’établir cette ontologie (fondamentale) sur une assise rocheuse, et atteindre le plus rigoureusement son but, Heidegger tente de se frayer un chemin, une voie. Car « Questionner c’est travailler à un chemin, le construire », révèle Heidegger (9). Ce chemin (de pensée), cette voie royale susceptible de le conduire dans la proximité de l’Être, Heidegger le trouve dans la méthode phénoménologique en tant que « retour aux choses elles-mêmes ». Partant, il fera de cette méthode phénoménologique ce qui en soi détermine l’ontologie fondamentale. Par là, il entend essentiellement questionner le questionnement lui-même, il désire questionner en direction de l’Être comme tel. Ce questionnement de l’Être qui est com-pris dans la problématique de la temporalité passe, selon lui, par une analytique existentiale du Dasein. Dans cette optique, écoutons ce que Heidegger (263) nous dit lui-même : « Ce n’est que s’il y a un étant ayant le genre d’être du Dasein que l’entente de l’être est possible comme étant ». La compréhension du sens de l’Être n’est effective, que par l’analyse structurelle de l’existence de cet étant particulier qu’est le Dasein. L’analytique qui révèle les déterminations essentielles du Dasein, pour autant qu’elle nous plonge dans le fond sans fond (l’Être), situe à un haut niveau l’humanité de l’homme. Et, c’est seulement après coup que Heidegger, va s’interroger quant au site proprement dit de l’Être. Ce site de l’Être, ce lieu de prédilection de l’Être d’où s’origine toute chose, Heidegger le découvre finalement au sein du Néant. Car le Néant, loin d’être le néant qui néantise est le fond, l’abîme duquel l’Être surgit en sa vérité. L’Ȇtre qui se donne ainsi au sein du Néant, n’est rien d’autre que le principe universel qui échappe à toute donnée spatio-temporelle pour rendre possible et accessible les choses en leur vérité essentielle.
Conclusion
La pensée onto-théologique, qui a pris racine dans la métaphysique traditionnelle, a atteint son paroxysme dans la modernité notamment avec le savoir absolu hégélien. Visiblement, l’onto-théologie qui aborde la question métaphysique en rapport avec l’idée de Dieu en tant qu’étant suprême, consacre par là même l’oubli de l’Être. Cet oubli de l’Être irréductible à une simple oubliance, doit s’entendre essentiellement comme une sorte de dissimulation, d’occultation de l’Être. Tout se passe comme si avec l’onto-théologie, l’Être était retenu prisonnier et qu’il avait du mal à se déployer en sa vérité dé-celante. Par là, nous comprenons aisément que l’onto-théologie non seulement instaure la confusion entre l’Être comme tel et l’étant suprême (Dieu), mais il signe l’acte de mort de la pensée pensante qui présuppose la pensée de l’Être. C’est pourquoi, eu égard à l’urgence qu’il y a à revenir à l’Essentiel, le Philosophe de la forêt noire s’engage dans une critique plus ou moins objective de l’onto-théologie telle que conçue par la modernité, plus précisément par Hegel. Dans cette perspective, Heidegger entend évoquer l’idée de la différence ontologique afin de faire resurgir la question fondamentale et fondatrice : qu’en est-il exactement de l’Être. Assurément, cette question essentielle qui se situe en dehors de toute dimension ontico-théologique, tente une sorte de réhabilitation de l’ontos lui-même à travers la méthode phénoménologique, comprise comme « retour aux choses elles-mêmes. » (Heidegger 61). De cette façon, le Fribourgeois veut désobstruer le domaine de l’Être qui semble être occupé et envahi par la pensée onto-théologique. Car, il est clair que pour Heidegger, le domaine de l’Être doit être distingué du domaine du théologique, la dimension ontologique doit se dissocier de la dimension ontique encore moins théologique. Plus qu’une simple préoccupation d’ordre métaphysique cela semble être une exigence cognitivo-sociétale surtout dans la pénurie actuelle du monde où nous avons besoin de penser plus en profondeur la crise de l’exister humain en vue d’une existence authentique.
Travaux cités
Belloq, Céline. Être soi avec Heidegger, Paris : Eyrolles, 2019.
Hiedegger, Martin. Kant et le problème de la Métaphysique, trad. fr. Alphonse de Wälhens et Walter Biemel, Paris : Gallimard, 1929.
……… Être & Temps, trad. fr. François Vezin, Paris : Gallimard, 1986.
………Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr. W. Brokmeier, Paris : Gallimard, 1986.
………Essais et conférences, trad. fr. André Préau, Paris, Gallimard, 1986.
……….De l’essence de la liberté humaine, trad. fr. Emmanuel Martineau, Paris : Gallimard, 1987.
………Questions III & IV, trad. fr. Jean Beaufret, François Fédier, Julien Hervier, Jean Lauxerois, Paris : Gallimard, 1990.
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich. Leçon sur l’histoire de la philosophie, trad. fr J. Gibelin, Paris : Gallimard, 1954.
………La raison dans l’histoire, trad. fr. K. Papaioannou, Paris : U.G.E, 1965.
………La science de la logique, trad. fr. B. Bourgeois, Paris : Vrin, 1979.
………La phénoménologie de l’esprit, trad. fr. Gibelin, Paris, Vrin, 1987.
Mabille, Bernard. Hegel, Heidegger et la métaphysique, Paris : Vrin, 2004.
Marion, Jean-Luc. Figures de phénoménologie. Husserl, Heidegger, Levinas, Henry, Derrida, Paris : Vrin, 2015.
Savadogo, Mahamadé. La parole et la cité. Essai de philosophie politique, Paris : L’Harmattan, 2002.
Comment citer cet article :
MLA : Koffi, Alexis Koffi. « Onto-théologie et oubli de l’être : pour une re-visitation du concept. » Uirtus 1.2. (décembre 2021): 383-396.
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