Koné Diakaridia§
Résumé : Espace interstitiel entre le réel et le fictif, le Horodougou, du moins sa représentation dans Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, est le lieu où Fama Doumbouya, confronté aux nombreuses difficultés matériels du quotidien dans la « capitale », retrouve l’honneur et le bonheur qu’il n’aurait jamais dû perdre à cause de ses origines princières. Le grand écart qui existe entre l’image de ce misérable personnage dans la grande ville où les ’’fils de bâtards’’ règnent et celle d’un prince malinké respecté et vénéré sur la terre d’origine de ses ancêtres dans le Horodougou, confère une fonction méliorative à l’espace englobant du Mandingue et en fait un lieu de plein épanouissement pour cet être. Cet article tente de décrire ces « petits moments de bonheur » qui animent le personnage dans ce roman et qui ont un impact considérable sur sa psychologie. On peut ainsi en déduire que le sentiment de bonheur peut être aussi la conséquence du type de relation que l’individu entretient avec un espace intime.
Mots-clés : Représentation – Horodougou – espace – bonheur – Mandingue – roman.
Abstract: An interstitial space between the real and the fictitious, Horodougou, at least its representation in The Suns of Independence by Ahmadou Kourouma, is the place where Fama Doumbouya, faced with the many difficulties of everyday life in the “capital”, rediscovers honor and happiness. That he should never have lost because of his princely origins. The great gap that exists between the image of this miserable character in the big city where the « sons of bastards » reign and that of a Malinké prince respected and venerated on the land of origin of his ancestors in Horodougou, confers an improving function to the encompassing space of the Mandingo and makes it a place of full development for him. This article attempts to describe these “little moments of happiness” which animate the character in this novel and which have a considerable impact on his psychology. From where the deduction that the feeling of happiness can also be the consequence of the type of relation which the individual maintains with an intimate space.
Keywords: Representation – Horodougou – space – happiness – Mandingo – novel.
Introduction
Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma est connu pour être un roman qui raconte la désillusion d’un prince malinké, Fama Doumbouya, après l’avènement des indépendances pour lesquelles il s’est pourtant beaucoup investi. Dans la « capitale » où il vit, Fama mène une existence erratique et difficile. C’est dans cette atmosphère des lendemains incertains qu’il est informé du décès de son cousin Lacina à Togobala, son village, natal situé dans le Mandingue. Comme la tradition le recommande en pareil cas, Fama est obligé de s’y rendre afin de participer aux obsèques du défunt. Une fois sur les terres de ses ancêtres, et bien qu’étant en deuil, le personnage renoue avec le bonheur et la joie de vivre. Là, auréolé de gloire et d’honneur, il est l’objet de toutes les attentions ; il a droit à tous les égards.
Ce constat, et bien d’autres, qui montrent que dans le Horodougou, Fama baigne dans une certaine plénitude, est renforcé par le fait que, dans l’économie générale de ce texte[1], cet espace interétatique[2] reste un repère locatif de plein épanouissement, à la fois pour le personnage, mais aussi pour l’auteur[3] lui-même. Partant de là, la notion d’« espace du bonheur » que l’on attribue au Horodougou dans le cadre de cette réflexion, devient entièrement opérante. Toutefois, il faut préciser que dans ce cas cette notion n’est pas réductible à la seule satisfaction des besoins économiques et sociaux, ou encore à la quête d’un idéal de plaisir permanent où l’esprit n’aurait plus rien à désirer. Loin s’en faut ! Il s’agit plutôt pour le personnage de retrouver une certaine gloire et un certain prestige proches de ceux qu’il avait lorsque sa famille régnante, les Doumbouya, détenaient encore le pouvoir dans le Horodougou.
Ainsi, si le bonheur reste, avant tout, un principe universel, il n’en demeure pas moins que dans le roman de Kourouma, il reste intimement lié à un espace communautaire spécifique appartenant en propre à un personnage, Fama Doumbouya, et à une communauté, les Malinkés. Ceux-ci y ont toujours été chez eux, sur leurs propres terres et y ont mené une existence princière, depuis des temps immémoriaux.
Quelle est donc la stratégie narrative déployée par Ahmadou Kourouma pour décrire le bonheur de son principal protagoniste dans le Horodougou ? Pourquoi l’auteur fait-il de cet espace un repère locatif de plein épanouissement pour le malinké Fama Doumbouya, par opposition à la « capitale » ? Mais avant, que faut-il concrètement entendre par la notion de « bonheur » ?
La présente contribution, fondée sur une sémiotique des lieux et un pictural de l’image et des sentiments, tente une ré-appropriation de la question du « bonheur » et montre à quel point cette notion, qui relève à la fois de la philosophie, de la poétique, de la sociologie et de la psychologie, reste avant tout redevable de la sphère de l’intime, et s’édifie à la mesure de chaque individu et de chaque situation.
I-De la notion du « bonheur » : cadrage terminologique d’une acception plurielle
Principe universel, mondialement recherché et souhaité par chaque être vivant, la notion du bonheur intéresse plusieurs domaines du Savoir. De la philosophie à la psychologie en passant par la poétique, la sociologie et la littérature, cette notion est au centre de toutes les préoccupations. Les philosophes la définissent comme un état de plénitude dans lequel l’individu n’aurait plus rien à désirer. Emmanuel Kant établit justement un lien étroit entre cette disposition de l’Être et la Morale. Ainsi, dans Les Fondements de la métaphysique des mœurs, le philosophe postule qu’« assurer son propre bonheur est un devoir […] car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé de nombreux soucis et au milieu de besoins non satisfaits pourrait devenir aisément une grande tentation d’enfreindre ses devoirs (65) ». Il précise cependant que la fin de la morale ne peut être le bonheur dans la mesure où celui-ci, parce qu’il est un concept indéterminé, risque de conduire l’existence vers une série de contradictions.
Dès 1966, dans son ouvrage intitulé Bonheur et civilisation, le sociologue Jean Cazeneuve tente d’établir une typologie du bonheur avec d’un côté « le dionysiaque » ou bonheur de l’existence, et de l’autre, « l’apollinien » ou bonheur de l’être. Pour lui, en effet, « […] le bonheur est comme un moyen terme utopique entre sa propre contradiction dans l’apollinarisme et sa négation dans le dionysisme » (Cazeneuve, 1966 : 186). Pour ce chercheur, en effet, la civilisation technicienne crée un type spécifique de bonheur chez l’individu, fonctionnant de pair avec la société de consommation. Toutefois, la question que pose cette définition du sociologue reste le caractère indépassable de l’énigme humaine. En effet, l’individu est-il pour autant démunis dès lors qu’il cherche à penser la question de son propre bonheur en tant qu’humain ?
À cette question, certains philosophes répondent par la négative. Pour Emmanuel Kant, par exemple, l’homme reste toujours digne du bonheur dont il est constamment en quête quoiqu’il lui advienne. Car, selon lui, la quête de cet idéal relève d’une tâche historique de la liberté humaine. Autrement dit, pour ce philosophe, il est impossible à l’homme d’être heureux par lui-même, le vrai bonheur consistant dans ce qu’il appelle « la moralité accomplie ». Cette position kantienne, quoiqu’évoquée brièvement, permet au moins d’évoquer trois composantes essentielles de la dignité du bonheur humain, à savoir la liberté, la temporalité et la socialité.
Tout comme chez Kant, la question du bonheur tient aussi une place centrale dans l’œuvre de Spinoza. Pour ce philosophe, en effet, chercher à être heureux est l’essence de l’Homme. L’homme heureux de Spinoza exerce la réciprocité et recherche le bonheur pour les autres autant que pour lui-même.
Dans le domaine de la littérature, par contre, le bonheur est resté pendant longtemps une notion aux bornes indéterminées ; et cela en raison précisément de son caractère durable. Selon Robert Mauzi :
L’idée du bonheur appartient à la fois à la réflexion, à l’expérience et au rêve. On peut la rechercher au sein d’un système de morale, dans la trame d’une vie, à travers une fiction ou dans le simple déroulement de la pensée errante. Il faudrait pour la saisir se faire historien des idées, historien des âmes, et pratiquer cette analyse existentielle qui reconnaît dans le choix d’une sensation ou l’obsession d’une image l’attitude d’une conscience devant le monde. (Mauzi 9).
Ce thème est apparu, par la suite, dans les lettres françaises dès le XVIIIème siècle[4]. Bien plus tard, au milieu des années 1960, les écrits se rapportant au bonheur et à ses sentiments voisins tels que la vie heureuse, la joie, l’extase, etc, continuent d’alimenter le champ littéraire. Dans un article de référence consacré à la question, « Les romans dédiés au bonheur », Rémy Pawin parvient à la conclusion que les « […] diverses catégories de romans du bonheur diffusent un discours convenu que chaque lecteur est venu chercher pour l’occasion » (Pawin 25).
Les adeptes du post-modernisme, qui mènent en parallèle un procès contre la culture de masse, s’intéressent eux aussi à la question du bonheur. Jean Baudrillard, dans sa logique de stigmatisation de « l’idéologie égalitaire du bien-être », [de] la « démocratisation de la télévision, de la voiture, [et] de la chaîne stéréo » (Baudrillard 60) remet en cause certains principes de vie. Ainsi, il affirme que le bonheur ne naît pas simplement d’une impulsion naturelle inhérente à l’individu, mais reste plutôt tributaire de la dynamique socio-historique qui oriente le monde. De la sorte, on peut parler d’une pluralité d’acceptions face à une notion dont le but ultime est de procurer du plaisir. La notion du bonheur est donc relative. Elle est de l’ordre du sujet. Car ce qui me rend heureux, ne l’est pas forcément pour l’autre, et vice-versa.
Quoique né dans des circonstances assez dramatiques[5] à cause des enjeux de ce temps-là, le roman africain reprend très tôt à son compte cet état de l’être humain pour en faire un motif littéraire. Ainsi, chez Kourouma, en décidant de faire revenir Fama Doumbouya dans le Horodougou natal, son espace originel, la figure princière du personnage malinké, celle qui avait cours au moment où la dynastie des Doumbouya régnait dans le Horodougou, réapparaît et se réaffirme. Alors, le personnage se sacralise, s’institutionnalise pour faire émerger un nouvel état de son être. Il retrouve la joie de vivre, et avec lui, celle des autres. Ce qui fait dire à André Gide qu’
Il y a sur terre de telle immensité de misère, de détresse, de gêne et d’horreur, que l’homme heureux n’y peut songer sans prendre honte de son bonheur. Et pourtant ne peut rien pour le bonheur d’autrui celui qui ne sait être heureux lui-même. Je sens en moi l’impérieuse obligation d’être heureux. Mais tout bonheur me paraît haïssable qui ne s’obtient qu’aux dépens d’autrui et par des possessions dont on le prive […] Mon bonheur est d’augmenter celui des autres. J’ai besoin du bonheur de tous pour être heureux. (220-221).
Chez Gide, le bonheur n’est donc ni dans l’ordre de la possession ni dans celui du paraître, mais consiste plutôt à être simplement heureux d’abord soi-même avant d’agir pour celui des autres. La notion ne peut qu’être un état subjectif, ou mieux, une certaine disposition personnelle de l’esprit humain à combler les désirs les plus intimes de l’homme, ses vœux les plus enfouis, les plus chers…
Toutefois, chez Kourouma, il s’agit d’un bonheur en rapport avec une origine, un espace, des lieux et des personnages emblématiques. Comment dans Les Soleils des indépendances l’auteur présente-t-il cet état de l’humain chez Fama Doumbouya en rapport avec l’espace originel de ce dernier, le Horodougou ? Quelle est la stratégie narrative déployée pour faire voir ce bonheur ? En quoi cet espace participe-t-il en définitive au bonheur que Fama ressent à l’approche de sa mort ?
II-La stratégie narrative pour décrire le bonheur de Fama
Dans Les Soleils des indépendances, il existe une rhétorique narrative en rapport avec le sentiment de bonheur que ressent Fama dans son terroir, parmi les siens. Les comportements collectifs, le protocole mis en place pour accueillir le prince Doumbouya, tout participe à ce sentiment de joie intérieure. Mais, pour ce faire, il faut que le personnage soit dans un univers spatio-temporel favorable à son plein épanouissement : le Horodougou.
1-Le cadre spatio-temporel
L’espace et le temps jouent un rôle dynamique dans le nouvel état d’esprit de Fama dans le Horodougou. En offrant un autre type de rapport entre ce prince malinké et les siens, ils influencent tous deux l’humeur du personnage et lui permettent de renouer le fil du temps pour, en fin de compte, lui permettre de retrouver des instants de joie furtifs.
L’espace englobant du Horodougou est pour Fama le lieu de la gloire due à sa lignée princière et qu’il ne peut retrouver en étant dans la capitale. Il y entretient une sorte de rapport intime qui suscite en lui un sentiment de joie et de fierté intérieure. Car en ce lieu, dans cette province, bien avant que la « bâtardise » ne vienne modifier l’ordre des choses : « Ses aïeux en avaient le cœur, les bras, la virilité et la tyrannie. Maîtresse des terres, des choses et des vivants du Horodougou, la dynastie accoucha de guerriers virils et intelligents. […] Partout ici ils ont attaqué, tué et vaincu. (Kourouma 100-101) ». Le narrateur accumule tout un discours mélioratif, des expressions et le souvenir d’une épopée qui s’origine à partir de « Soundjata » jusqu’aux grandes familles guerrières (17) », en passant par « Samory (136) ». La convocation des noms de ces valeureux personnages historiques fertilise la popularité et la grandeur de cet espace, et par ricochet des Doumbouya du Horodougou. Autrefois, Fama Doumbouya, encore jeune prince malinké, « né dans l’or, le manger, l’honneur et les femmes (5) » y vivait dans un bonheur total.
Parallèlement à ses souvenirs glorieux et à ceux de ses aïeux Doumbouya, s’éveille en lui un autre sentiment de grande plénitude dû à la saison d’harmattan, et qui lui rappelle cette enfance princière dans le Horodougou :
On parcourait les brousses que Fama avait sillonnées de cavalcades, et son cœur se réchauffait des matins de son enfance. De partout surgissaient des bruits, des odeurs et des ombres oubliés, même un soleil familier sortit et remplit la brousse. Son enfance ! son enfance ! Dans tout il la surprenait, la suivait là-bas très loin à l’horizon sur un coursier blanc, il l’écoutait passer et repasser à travers les arbres, la sentait, la goûtait. (101-102).
Dans la foulée, il y a même droit à « des saluts majestueux (103) » ainsi qu’à un important bain de foule composée « d’une escorte d’habitants et d’une nuée de bambins (103) ». C’est tout ce beau monde qui l’accompagne dans la concession familiale où, encore malgré le deuil, il est l’objet de toutes les attentions. Tel dans un effet d’amplification, la joie de Fama monte d’un cran lorsqu’il se retrouve dans la cour familiale, entouré par les siens. Là encore, précise le narrateur, « […] Fama trônait, se rengorgeait, se bombait. (101) ». Car, en ce moment précis, « […] pendant un moment, un monde légitime plana ». (110)
Le roman reste parsemé de ces prédictions qui participent à une sorte de manipulation de la chronologie. Le présent du personnage se vit par opposition à un passé glorieux que les indépendances ont anéanti.
Contrairement à la « capitale » où sa vie n’est qu’amertume et désespoir, le Horodougou est pour Fama le lieu de la protection de son « moi » et celui de sa réhabilitation sociale. Faute de trouver le bonheur dans une capitale trop marquée matériellement, Fama retrouve la joie chez lui, sur ses terres, dans son Horodougou. Cet univers est donc un espace adjuvant qui a une réelle emprise sur l’état d’âme du personnage. À cela, il faut ajouter le rôle que jouent d’autres personnages ainsi que certains lieux emblématiques dans l’épanouissement de Fama.
2-Les personnages et les supports emblématiques
Les autres incubateurs de bonheur dans le récit sont les objets et les personnages emblématiques introduits par le narrateur. Ces objets et ces personnages remplissent de fait une fonction à la fois structurante et symbolique, de par leur présence symptomatique dans le récit.
Le premier personnage emblématique dont la présence aux côtés du prince malinké crée le bonheur est le griot Diamourou. En effet, une fois sur sa terre natale, et du fait de sa lignée princière, Fama y est obligé de se soumettre à un ensemble de dispositifs protocolaires que lui impose la tradition. Le premier élément de ce dispositif est le griot qui décide de (re)prendre sa place, celle qui lui est dévolue par la tradition, auprès de son maître. Désormais re-installé à la « droite (106) » de son maître, Diamourou peut, avec aisance, servir son Maître grâce à un fabuleux art oratoire dont il a seul le secret. De cette façon, il assume la part de fonction traditionnellement dévolue à sa caste. Bien évidemment, cela ne peut qu’en rajouter au sentiment de joie qui anime le prince Doumbouya qui voyait là une occasion de profiter de son statut : « Fama tenait le pouvoir comme si la mendicité, le mariage avec une stérile, la bâtardise des Indépendances, toute sa vie passée et les soucis présents n’avaient jamais existé. (110) ».
Tout comme le griot Diamourou, Balla participe lui aussi au bonheur du prince Doumbouya, grâce à sa présence remarquée auprès de celui-ci à l’occasion de son séjour dans le Horodougou. Ayant la réputation d’être foncièrement animiste, Diamourou et lui sont les deux seuls « […] témoins des grands jours des grands Doumbouya (112) ». Auprès du prince malinké, il forme, avec Diamourou, le duo qui tente la reconquête du pouvoir : « […] pour reconquérir son pouvoir, Fama possédait un sorcier, un griot, de l’argent, des appuis politiques ; bref, les derniers enthousiasmes de deux vieillards sur leurs derniers pas » (114). Un pouvoir, éphémère certes, mais tout de même important pour l’état d’âme d’un prince oublié dans la capitale et qui tente de profiter des instants de joie dans son Horodougou.
En dehors de ces deux hommes, il y a aussi Mariam, la plus jeune veuve du défunt cousin Lacina, qui participe au bonheur de Fama dans son village. En effet, jeune et très bonne séductrice, Mariam est désormais un cœur à (re)prendre à la suite du décès de son mari. Fama n’en demeure pas moins intéressé, surtout que Salimata, sa première épouse n’arrive pas jusque-là à procréer. Rien qu’à l’idée qu’il peut encore espérer avoir un héritier pour pérenniser la dynastie des Doumbouya, et aussi passer des nuits chaudes aux côtés de Mariam, il en est heureux : « Les pagnes, les mouchoirs, les joies, les propos de Mariam surgissaient à tout moment dans toutes [ses] pensées et rêves de la nuit. » (128). Au point même où Fama ne pensait plus qu’en de rares occasions à sa femme Salimata de la capitale.
À part les hommes-clés de son dispositif, il y a aussi le « palais » des Doumbouya qui participe au bonheur de Fama dans le Horodougou. Dans cet espace, le constat est que Fama renoue avec le pouvoir. En faisant de ce lieu symbolique des princes Doumbouya, un opérateur actanciel de relations, le narrateur fait remarquer qu’en ce lieu, Fama peut savourer des moments de gloire, de plaisir et de paix intérieure : « […] au seuil du palais des Doumbouya, […] le griot débitait comme des oiseaux de figuiers. Les salueurs venaient et partaient. (110) ». Se revoyant désormais dans ses ’’habits’’ princiers, le dernier légitime descendant des Doumbouya du Horodougou oublie un tant soit peu sa détresse, survenue au lendemain des « soleils des indépendances », pour se laisser aller à l’ivresse du pouvoir. Cependant, du fait des contingences extérieures et ayant pris conscience qu’il ne pourra plus jamais retrouver ce pouvoir, à cause des illégitimes nouveaux tenants du pouvoir, il décide et accepte de mourir dans le Horodougou, sa terre natale.
III-La mort de Fama dans son Horodougou originel, l’heureuse fin d’une vie mouvementée
Après le retour de Fama dans la capitale, il est arrêté à la suite d’un prétendu complot. Quelques temps après, il est gracié par le président de la république. Aussitôt après sa libération, il décide de repartir à nouveau dans le Horodougou. Mais cette fois, pour y mourir, conformément à la volonté du personnage qui avait fait de la mort, son unique compagnon depuis sa cellule : « elle était devenue son seul compagnon (185) », et même dans ses rêves. Alors, « [la mort et lui] se connaissaient, ils s’aimaient (185) ». Rien qu’à cause de cette estime mutuelle, Fama refuse qu’elle intervienne n’importe où et n’importe comment : « C’est dans le Horodougou qu’il fait bon de vivre et de mourir (188) ».
Ici, contrairement à la conception du bonheur généralement perçu comme un état durable de joie et/ou de plaisir, Kourouma l’envisage comme la fin d’une vie tourmentée, celle de l’affranchissement de la bâtardise. Mieux, Fama regrette les nombreuses années passées ’’inutilement’’ dans la capitale : « Il regretta toutes les années passées dans les bâtardises de la capitale (188) ».
Maintenant, avec sa mort annoncée, il appréhende le bonheur, le sien notamment, à la fois comme un état imminent et un acte de libération de la domination des fils d’esclaves :
Fama ? Tu vas à Togobala, Togobala du Horodougou. Ah ! voilà les jours espérés ! La bâtardise balayée, la chefferie revenue, le Horodougou t’appartient, ton cortège de prince te suit, t’emporte, ne vois-tu pas ? Ton cortège est doré.
Donc argenté. Mais attention ! qu’est-ce ? Fama, ne vois-tu pas les guerriers te cerner ? Fama, avec la souplesse et la dignité, avec les pas comptés d’un prince du Horodougou, se porte devant. (188) ».
La mort est donc pour Fama un phénomène qui lui permet de retrouver le bonheur lié à son statut de prince. Déjà, sentant cette mort très proche, il commence à rêver d’honneur, de gloire et de puissance : « Fama sur un coursier blanc qui galope, trotte, sautille et caracole. Il est comblé, il est superbe (195) ». Fama exultait, se pâmait de joie, […] Et enivré de joie Fama éclata de rire, d’un rire fou ; il rit si fort qu’il se réveilla (171) ».
Le fait est que dans ce monde dominé par la bâtardise, l’égoïsme et l’ennui, Fama ne peut plus être heureux. Ce monde ne lui appartient plus, la sacralité des choses ayant disparu. Seule lui reste la mort, une mort qu’il veut rapide pour retrouver ses ancêtres Doumbouya qui, bien avant lui, ont, plusieurs générations durant, savouré les délices du pouvoir dans le Horodougou.
Conclusion
En partant du postulat qu’il a existé par le passé un vaste espace inter-étatique appelé le ’’Horodougou’’, Ahmadou Kourouma crée dans Les Soleils des indépendances, un univers fictif du même nom auquel il attribue des traits particulièrement attachants. Ce Horodougou de l’imaginaire textuel, à travers notamment les souvenirs du personnage, l’évocation des moments de gloire et de combats épiques de ses ancêtres Doumbouya, devient ainsi, pour ce principal protagoniste de Kourouma, un espace de plein épanouissement, voire de bonheur, par opposition à la capitale où le prince malinké n’est que l’ombre de lui-même. Sitôt sorti de prison, ce n’est donc pas par hasard que Fama choisit d’aller y mourir, comme pour prouver à maints égards que ce repère locatif, dans sa représentation sémantique, syntaxique et symbolique, a hautement contribué à procurer la vie heureuse à laquelle il a eu droit jusqu’à l’avènement des indépendances, avec leurs lots de déception et de malheurs.
Travaux cités
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Amar, Ruth. Quête et représentation du bonheur. Paris : Classiques Garnier, 2016.
Ben Shahar, Tal. L’Apprentissage du bonheur. Paris : Belfond, 2007.
Baudrillard, Jean. Les stratégies fatales. Paris : Grasset, 1983.
Brukner, Pascal. « L’Euphorie perpétuelle », Essai sur le devoir du bonheur. Paris : Grasset, 2000.
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Cazeneuve, Jean. Bonheur et civilisation. Paris : Gallimard, 1966.
Comte-Sponville André. La plus belle histoire du bonheur. Paris : PUF, 2002.
———-. Bonheur, désespérément. Paris : Pleins feux, Librio, 2006.
———-. Le Goût de vivre. Paris : Albin Michel, 2010.
Gide, André. Les Nourritures terrestres et Les Nouvelles nourritures, livre premier. Paris : Littérature Classique, Gallimard, 1936.
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Keita, Jean Djigui. Les Mandingues, de Koumbi à Paris. Bamako : Éditions Donniya, 2011.
Kourouma, Ahmadou. Les Soleils des indépendances. Paris : Seuil, 1970.
Mauzi, Robert. L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée française au XVIIIème siècle. Paris : Armand Colin, 1967.
Meheut, Martine. Penser le bonheur. Paris : Ellipses, 1997.
Misrahi, Robert. Les Actes de la joie : fonder, aimer, rêver, agir. Paris : Les Belles Lettres, Encre marine, 2010.
Ouedraogo, Jean et Saibou Alcény Barry. Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances. Paris : Honoré Champion, 2013.
Pawin, Rémi. « Les romans dédiés au bonheur », L’Écriture du bonheur dans le roman contemporain. textes réunis par Ruth Amar, Cambridge : CSP, 2010.
Comment citer cet article :
MLA : Diakaridia, Koné. « Le mandingue originel dans Les soleils des independances d’Ahmadou Kourouma, un espace de bonheur. » Uirtus 1.1 (août 2021): 344-355.
§ Université Alassane Ouattara, Côte d’Ivoire, [email protected]
[1] Dans le récit, le macroespace « Horodougou » comporte 60 occurrences contre moins d’une quinzaine pour la « capitale ».
[2] Pour les historiens, le Horodougou est un espace inter-étatique qui s’étend « de la Sierra-Léone à la Côte d’Ivoire », Cf. Christophe G. Wondji, 1977, « L’Aspect historique », Essai sur Les Soleils des indépendances, Abidjan, NEA, p. 21-22.
[3] Il importe de préciser que le mandingue reste un espace important pour Kourouma. Etant lui-même originaire de cet espace, il en fait très souvent le cadre de référence des actions de ses personnages. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à rappeler Les Soleils des indépendances (Montréal : 1968, Paris : Seuil, 1970), Monnè, outrages et défis (Paris : Seuil, 1990) et Allah n’est pas obligé (Paris : Seuil, 2000) où, à travers respectivement le Horodougou, Soba et Worosso les différents narrateurs plongent de plain-pied le lecteur dans l’univers mandingue.
[4] Il faut rappeler à ce propos l’ouvrage de référence de Robert Mauzi intitulé L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée française au XVIIIème siècle (Paris, Armand Colin, 1967).
[5] Il importe en effet de rappeler que le roman africain est né pendant la colonisation. Pris dans cet engrenage, les romanciers africains avaient d’autres préoccupations beaucoup plus importantes. Plutôt que de s’intéresser à la peinture des joies individuelles, ils cherchaient bien au contraire à dénoncer avec véhémence le fait colonial en vue de la libération de leur peuple.